1guerriersLors de la bataille d'Isandlwana le 22 janvier 1879, la toute puissante Angleterre victorienne essuie, au pied d'une montagne d'Afrique du Sud, une des plus complètes et humiliantes défaites militaires de son histoire. Pendant britannique de ce que la bataille de Little Bighorn fut aux États-Unis d'Amérique, cette défaite fut infligée à un Royaume-Uni sûr de sa force et de sa supériorité par des guerriers armés pour la plupart de lances et de boucliers en peau de bêtes : les Zoulous. Au lendemain de la disparition de Nelson Mandela, retour sur une histoire sud-africaine marquée par les migrations et les affrontements.

L'Afrique du Sud, une terre tourmentée

Au début du XIXème siècle, ce qui est aujourd'hui l'Afrique du Sud connaît une vague de bouleversements sans précédent, qui va la plonger dans la tourmente. Elle est alors peuplée par une multitude d'ethnies, aujourd'hui classées en deux groupes principaux selon leur appartenance linguistique : les Khoïsans à l'ouest (dont l'ethnie principale, les Khoïkhoïs, sont apparentés aux Bochimans de Namibie), et les Bantous à l'est. Ces derniers, dont la famille linguistique s'étend sur toute la moitié sud du continent africain, sont eux-mêmes divisés en sous-familles, dont les deux principales, en Afrique du Sud, sont les Ngunis d'une part, et les Sothos-Tswanas d'autre part. Ces groupes linguistiques ne constituent en rien des entités étatiques, et sont fragmentés en de nombreux clans et tribus dépourvus d'identité « nationale ».

Ces peuples n'étaient plus seuls sur la terre sud-africaine. En 1653, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales établit, à proximité du cap de Bonne-Espérance, une base de ravitaillement pour ses navires en route vers les comptoirs hollandais des Indes. Cet établissement allait devenir la ville du Cap, puis la colonie du même nom. Son peuplement européen est accéléré par de nombreux calvinistes français après que Louis XIV ait révoqué l'édit de Nantes, en 1685. Préférant s'exiler pour ne pas renoncer à leur foi, ces protestants se réfugient pour beaucoup aux Pays-Bas, et certains s'ajoutent aux Hollandais qui partent s'installer dans la colonie.

D'abord concentrés le long de la côte, ces « Hollandais du Cap » soumettent peu à peu les Khoïkhoïs et pénètrent à l'intérieur des terres. Ils y établissent des fermes (d'où leur surnom de Boers, « fermiers » en néerlandais) exploitées grâce à la main d'œuvre khoïkhoï, et à des esclaves malais amenés en nombre des Indes néerlandaises. Une partie d'entre eux, les « Boers itinérants » (Trekboers) pratiquent un pastoralisme semi-nomade qui les conduit à étendre la colonie du Cap toujours plus à l'est. Ils finissent par y entrer en conflits répétés avec un groupe majeur de tribus Ngunis, les Xhosas.

2shakakasenzangakhonaEn 1795, la colonie du Cap est rattrapée par les répercussions de la Révolution française. Alors que les Pays-Bas sont conquis par les armées françaises et transformés en une République Batave inféodée à la France, les Anglais ripostent en occupant la colonie. Lorsque le traité d'Amiens met fin aux guerres de la Deuxième coalition, en 1802, la Grande-Bretagne restitue le Cap aux Hollandais. La paix, toutefois, ne dure pas, et les hostilités reprennent dès l'année suivante. L'Afrique du Sud demeure à l'écart du conflit jusqu'à ce qu'une armée britannique conquiert derechef la colonie du Cap en 1806. Cette occupation se mue en annexion pure et simple en 1814, lorsque la Grande-Bretagne et le royaume des Pays-Bas, créé après la défaite de Napoléon Ier, signent la convention de Londres.

Bien plus à l'est, les peuples bantous d'Afrique du Sud connaissent eux aussi leur lot de bouleversements. L'ascension de Dingiswayo à la tête des Mthethwas, une tribu Nguni, ne marque pas encore une véritable rupture avec le système tribal, mais initie un tournant décisif dans l'histoire du pays. Usant tour à tour de la force et de la diplomatie, Dingiswayo parvient à établir une forme d'hégémonie sur les clans voisins. Cette confédération, encore très informelle, compte notamment dans ses rangs la tribu des Zoulous. L'un d'entre eux, Shaka, s'avère un des plus fidèles et efficaces lieutenants de Dingiswayo, et ce dernier l'aide à prendre le contrôle de la tribu zouloue. L'hégémonie Mthethwa se heurte toutefois à une autre tribu Nguni, les Ndwandwés, et Dingiswayo est tué en les affrontant, probablement vers 1817. La lutte se poursuit entre Shaka, qui revendique l'héritage de Dingiswayo, et le chef des Ndwandwés, Zwide. 

Shaka, le roi guerrier

3ingobamakhosiDurant ses années au service de Dingiswayo, Shaka a conçu toute une série de réformes qu'il va pouvoir développer pleinement après la mort de son mentor, transformant en moins de dix ans ce qui était au mieux une vague confédération tribale en un puissant royaume centralisé. La portée de ces réformes, analysée par les historiens occidentaux, place souvent Shaka parmi les plus grands génies militaires de l'histoire, et le chef zoulou est parfois surnommé le « Napoléon Noir » en raison à la fois de sa contemporanéité avec l'empereur des Français et de l'étendue de ses réformes militaires et de ses conquêtes, mais aussi de la philosophie guerrière complètement nouvelle qui était la sienne. Compte tenu du caractère sporadique des contacts zoulous avec, d'une part, les Portugais du Mozambique au nord-est, et d'autre part, les Hollandais et les Britanniques de la colonie du Cap à l'ouest, l'influence des idées occidentales est vraisemblablement à écarter. De sorte qu'on parlera plutôt ici de « convergence évolutive », pour reprendre un concept en vogue en biologie.

La guerre était plutôt fréquente parmi les Ngunis, mais son impact était minime. Elle revêtait la forme classique des conflits armés tribaux ou « préhistoriques », tels qu'ils ont pu être observés par les ethnologues en Amazonie ou en Papouasie. Les batailles se traduisaient par des affrontements ritualisés limités à des échanges de javelots, durant lesquels les combats rapprochés étaient rares et les pertes humaines faibles. Dans les sociétés pastorales qu'étaient les tribus bantoues d'Afrique du Sud, les principales sources de discorde étaient le bétail et les pâturages, et la forme la plus extrême de conflit armé était le raid pour s'emparer du premier ou chasser un intrus des seconds. Les concepts de bataille décisive ou de victoire totale, tels que les recherchait Napoléon Bonaparte en Europe à la même époque, étaient complètement inconnus des tribus bantoues. Au sein de l'organisation tribale bantoue, les hommes étaient traditionnellement regroupés par classe d'âge, d'une manière assez similaire à celle employée en Europe pour la conscription. Chaque classe d'âge (intanga) était redevable au chef de clan ou de tribu d'une sorte de corvée revêtant des formes variées, au sein desquelles les expéditions guerrières n'étaient qu'une occupation parmi d'autres.

4iklwaShaka détourna cette tradition à ses propres fins. Chaque intanga devint un régiment (ibutho, au pluriel amabutho) employé exclusivement à des fins militaires. En outre, ses membres ne faisaient plus allégeance à leurs chefs de clan respectifs, mais à Shaka seul, de sorte que tous les hommes d'une même classe d'âge appartenant aux tribus sous le contrôle de Shaka intégraient un seul et même régiment – favorisant l'émergence d'une identité zouloue. Ce faisant, Shaka transforma effectivement l'intanga en système de conscription militaire. Chaque ibutho devait construire son propre kraal (un mot afrikaner à rapprocher de « corral », et qui désigne à la fois un enclos à bestiaux et un village), où il devait résider jusqu'à ce que Shaka en autorise les membres à se marier. Dans l'intervalle, le régiment servait activement au sein de l'impi, le mot zoulou servant à désigner n'importe quelle armée, quelle que soit sa taille. Même mariés et installés dans leur propre domaine, les membres d'un ibutho restaient à la disposition de Shaka en cas de besoin, et devaient retourner régulièrement à leur kraal régimentaire pour s'y entraîner.

Les réformes de Shaka s'étendirent également au domaine de l'armement. Jusque-là, le guerrier zoulou était équipé de javelots (ipapa), d'un bouclier léger en peau de vache, et d'une matraque (iwisa) pour le combat rapproché. Estimant que le meilleur moyen de remporter la victoire était de rechercher agressivement l'engagement au corps à corps dès que possible, Shaka modifia cette panoplie pour qu'elle s'y adapte au mieux. Le fer de la lance fut allongé – jusqu'à 25 ou 30 centimètres – et élargi, et son manche considérablement raccourci. La lance courte qui en résulta, baptisée iklwa en zoulou et improprement appelée assegaï (« sagaie ») par les Européens, s'employait davantage comme un glaive que comme une lance. Il était interdit de l'employer comme arme de jet, sous peine de mort ; quelques javelots ordinaires étaient lancés avant la charge. Le bouclier fut également agrandi, de manière à être utilisé pour dévier celui de l'adversaire : le guerrier n'avait alors plus qu'à lui asséner un coup d'estoc avec son iklwa. Le bouclier constituait la seule protection corporelle, à l'exclusion de toute autre forme d'armure. Les guerriers zoulous partaient généralement au combat vêtus seulement d'un pagne, les ornements, propres à chaque régiment, étant réservés aux cérémonies. Pour frapper rapidement ses ennemis, Shaka tenait à ce que son armée soit aussi mobile que possible. Ses guerriers voyageaient donc léger, un troupeau permettant d'assurer le ravitaillement en vivres. Pour la même raison, le port des sandales était interdit, car Shaka estimait qu'elles ralentissaient leur porteur. Les bagages de l'armée zouloue se réduisaient au strict minimum. Ils étaient transportés par des porteurs (udibi), enfants et adolescents qui, trop jeunes pour être enrôlés dans les amabutho, n'en étaient pas moins soumis à un système de classes dès l'âge de six ans.


5buffleAinsi organisés et équipés, les Zoulous transformèrent la guerre traditionnelle bantoue en affrontement bref, décisif, et meurtrier. Shaka y ajouta ses talents de tacticien, créant un plan de bataille stéréotypé resté connu sous le nom de « cornes du buffle ». Le centre de l'armée (le « poitrail » du buffle) lançait une attaque destinée à fixer la formation ennemie. Deux ailes (les « cornes » proprement dites), généralement composées des régiments les plus jeunes, profitaient alors de leur mobilité pour assaillir les flancs de l'adversaire, puis tentaient de l'encercler en se rejoignant dans son dos. Si cette tactique tardait à produire un résultat décisif, une réserve (la « croupe » du buffle), formée par les régiments les plus aguerris, pouvait intervenir. Les « cornes du buffle » ne sont en fait rien d'autre que la version zouloue du principe des « quatre F » qui forme la base du combat d'infanterie contemporain : find (trouver), fix (fixer), flank (flanquer), finish (détruire). Chaque ibutho était commandé par un ou plusieurs izinDuna (au singulier inDuna, littéralement « chef »), plusieurs amabutho étant susceptibles d'être regroupés en « corps » (les différentes parties du « buffle ») au sein d'une même armée. La principale faiblesse de cette structure tactique était l'absence d'officiers intermédiaires entre les guerriers et leurs izinDuna, ce qui rendait le régiment extrêmement difficile à contrôler une fois l'engagement commencé. 

L'essor du royaume zoulou

Expérimentées sous le patronage de Dingiswayo, les réformes de Shaka ne tardent pas à dévoiler leur entier potentiel dans la guerre qui se livre pour sa succession. Aux Ndwandwés plus nombreux, les Zoulous opposent leur supériorité technique et tactique. Shaka affaiblit son adversaire à l'issue d'une première bataille majeure vers 1818, mais la lutte se poursuit. Finalement, il remporte la victoire décisive tant recherchée sur la rivière Mhlatuze. En 1820, Zwide et les Ndwandwés doivent fuir leur territoire, car non contents de les avoir vaincus, les Zoulous s'y installent. Shaka inaugure ainsi un cycle de conquêtes qui durera jusqu'à sa mort. Les voisins des Zoulous doivent se soumettre : ceux qui résistent sont invariablement écrasés par la machine de guerre zouloue à l'issue de sanglantes batailles, et doivent quitter leurs terres pour échapper à l'anéantissement. En fin de compte, Shaka devient le seul maître d'un royaume de plus de 30.000 kilomètres carrés.

Ce faisant, le roi zoulou ouvre aussi la boîte de Pandore. Les populations fuyant les conquêtes zouloues doivent s'installer sur de nouveaux territoires, dont ils chassent à leur tour les occupants précédents. Une réaction en chaîne se propage à travers l'Afrique du Sud. La situation est encore aggravée lorsque certaines tribus adoptent à leur tour l'organisation et les tactiques des Zoulous. Ainsi, les Ndébélés – appelés Matabélés par les Britanniques – se retournent contre Shaka après avoir été ses alliés ; vaincus, ils s'enfuient vers le nord, où ils propagent un peu plus le chaos et finissent par établir leur propre royaume. D'autres se fédèrent pour constituer des États similaires, afin de résister aux envahisseurs. Les fragiles économies pastorales de la région sont dévastées, et la mortalité grimpe en flèche. Le chaos déclenché par les conquêtes zouloues restera connu dans l'histoire sud-africaine sous le nom de Mfecane, « la Dispersion » en zoulou. Le nombre de victimes de la Mfecane est impossible à déterminer, mais certains n'hésitent pas à l'évaluer en millions.

6mfecane

 

7cetshwayokampandeLes raisons de cette frénésie guerrière restent obscures. Il est évident que les réformes de Shaka et ses victoires totales ont généré un déséquilibre mortel au sein d'une civilisation qui fonctionnait sur un mode tribal et une vision limitée de la guerre depuis des siècles. La rareté des sources écrites contemporaines de Shaka – la culture zouloue étant essentiellement orale – ne permet guère de s'interroger sur les motivations de ses visées expansionnistes. Il est certain, toutefois, qu'il n'a fait que poursuivre, en la développant, la recherche de pouvoir qui était déjà celle de son mentor Dingiswayo.

En outre, l'Afrique du Sud subissait à cette époque une forte pression démographique, les contacts avec les colons blancs ayant appris à ses habitants la culture du maïs. Il fallait donc toujours plus de troupeaux, de champs et de pâturages, pour nourrir la population grandissante du royaume et entretenir les amabutho aux rangs toujours plus gros de Shaka. La pression de la colonie du Cap, qui poursuivait son expansion vers l'est, et les agissements des Portugais, qui continuaient à pratiquer le commerce des esclaves depuis le Mozambique tout proche, ont sans doute été des facteurs additionnels.

L'histoire du pouvoir au sein du royaume zoulou n'a jamais été paisible, et Shaka fut constamment en proie aux machinations de ses demi-frères désireux de prendre sa place. En 1828, il est finalement renversé et assassiné par l'un d'entre eux, Dingane. Sa mort met un coup d'arrêt à l'expansionnisme zoulou, car son successeur est davantage préoccupé par la nécessité d'assurer sa position que par de nouvelles conquêtes. Cela n'empêchera pas Dingane d'être tué à son tour par un autre demi-frère de Shaka, Mpande, en 1840. Celui-ci règnera jusqu'à sa disparition en 1872 – chose inhabituelle, de mort naturelle – mais pas avant d'avoir vu ses deux fils aînés se livrer une guerre fratricide pour le titre d'héritier du trône. L'aîné, Cetshwayo, défit et tua son frère, succédant à son père à sa mort. Parallèlement, durant le demi-siècle qui suit l'assassinat de Shaka, le royaume zoulou continue à être engagé dans des raids et des actions frontalières contre ses voisins.

8chargeUn des effets les plus durables de la politique initiée par Shaka fut la genèse d'une culture zouloue martiale et extrêmement agressive. L'impact s'en ressentit non seulement sur la manière d'envisager la guerre au niveau stratégique, mais également pour le combattant individuel zoulou. Shaka ayant porté aux nues la recherche du combat rapproché, les guerriers zoulous étaient particulièrement difficiles à réfréner dès que la bataille commençait. Revenir d'un combat sans avoir « lavé sa lance » dans le sang de l'ennemi était considéré comme un déshonneur. Ceci explique peut-être pourquoi les Zoulous se sont toujours tenus à la tactique des « cornes du buffle » inventée par Shaka : en l'absence de véritable chaîne de commandement pour transmettre des ordres entre les izinDuna et leurs hommes, les amabutho n'avaient sans doute pas d'autre choix que de suivre un plan de bataille type, mais connu de tous et donc applicable même avec un contrôle minimal sur les troupes. L'agressivité des Zoulous, leur obsession pour le « lavage des lances », ajoutées à la croyance zouloue voulant que les ennemis tués soient éventrés pour que leurs esprits ne reviennent pas hanter leurs assassins, donneront aux Européens qui y seront confrontés une image de sauvagerie qui marquera durablement la représentation des Zoulous dans la culture occidentale. S'y ajoutait un acharnement apparemment incompréhensible pour un Européen du XIXème siècle : les Zoulous, paisibles éleveurs de bétail lorsqu'ils n'étaient pas mobilisés au sein de leurs amabutho, ne faisaient pas de prisonniers – tout simplement parce que le seul moyen de vaincre était, pour eux, de tuer. Cette règle n'en obéissait pas moins à une éthique, dans la mesure où tuer un non-combattant désarmé, par exemple, n'apportait aucune gloire au guerrier zoulou.

L'obsession des Zoulous pour le combat rapproché explique aussi leur mépris pour les armes à feu, souvent considérées par eux comme indignes d'un vrai guerrier. Les Zoulous furent très tôt en contact avec les armes à feu et s'en procurèrent, mais ils ne les employèrent jamais en nombre, pas plus qu'ils ne cherchèrent à moderniser leur armement. Cet état de fait ne changea pas, même après que les Zoulous eussent rencontrés en combat des troupes armées de fusils. Encore en 1879, la plupart des armes à feu dont ils disposaient étaient d'antiques mousquets à silex qui avaient sans doute été fabriqués en Europe alors que Shaka ne régnait pas encore. Poudre et balles étaient rares et, en partie pour cette raison, les possesseurs de fusils n'avaient pratiquement jamais l'occasion de s'entraîner à leur emploi, ce qui en faisait généralement de piètres tireurs – mais ne signifiait pas que leurs balles ne trouvaient jamais leur cible.

À partir de 1820, les Britanniques vont tenter « d'angliciser » de manière accélérée la colonie du Cap, en particulier sur sa frontière orientale. Cela les conduit à affronter les Xhosas, avec lesquels les Hollandais sont déjà entrés en guerre à trois reprises, et les Anglais deux fois depuis qu'ils contrôlent la colonie. Trois autres guerres sont encore livrées entre 1834 et 1853. Mais ce sont les Xhosas eux-mêmes qui finissent par se porter le coup de grâce : motivés par une prophétie millénariste, la plupart d'entre eux massacrent leur propre bétail et détruisent leurs récoltes. La famine qui s'ensuit, entre 1856 et 1858, rend les Xhosas dépendants de l'aide des colons blancs. Affaiblis, les Xhosas ne conservent plus qu'un territoire restreint – la « Cafrerie » – à l'est du fleuve Kei.


 

Naissance des républiques boers

La situation ethnique au sein de la colonie du Cap est alors complexe. Initialement dominants, les Afrikaners – terme qui désigne l'ensemble des Blancs néerlandophones, Boers inclus – sont confrontés à l'installation des Britanniques. L'habitude des premiers colons, venus souvent sans femmes, de prendre épouse parmi la population khoïkhoï, ainsi que la présence dans la colonie de nombreux esclaves noirs et malais, aboutit à la naissance de plusieurs groupes ethniques métissés. Ces groupes sont discriminés par les Afrikaners, ce qui conduit l'un d'entre eux, les Griquas, à migrer vers l'est et le nord-est, au-delà des frontières de la colonie. Néerlandophones et occidentalisés, ils finissent par y établir deux territoires distincts, baptisés respectivement Griqualand Ouest et Est.

La politique raciale des Britanniques est complètement à l'opposé de celle des Afrikaners. Dès 1828, la colonie du Cap proclame l'égalité de toutes les personnes libres devant la loi, sans distinction de race. Cette orientation n'est pas uniquement basée sur une idéologie libérale. Elle est également considérée comme un moyen d'assurer la paix sociale au sein de la colonie, et de réduire les sources de frictions avec la population noire – à commencer par les Xhosas. Accessoirement, se concilier les Noirs et les Métis permet aux Britanniques de réduire l'influence des Afrikaners et d'augmenter la leur. L'abolition de l'esclavage, en 1833, accentue encore cette tendance en accroissant la population noire libre. Lorsque la colonie se dote d'un parlement en 1854, elle interdit explicitement toute restriction du droit de vote qui serait basée sur l'appartenance ethnique. À la place, elle établit un suffrage censitaire masculin qui reconnait les formes de propriétés tribales, et dont le seuil relativement modeste – 25 livres sterling – accorde le droit de vote à une large fraction de la population noire. Ce fonctionnement ne sera pas remis en cause avant 1887.

2oranjevrystadtCette évolution divise les Afrikaners. Si la majorité des Hollandais du Cap s'en accommode, ce n'est pas le cas des Boers, qui quittent massivement la colonie dès les années 1830. Comme les Griquas, ils migrent principalement vers l'est. Ce mouvement, connu sous le nom de Grand Trek, traverse le territoire des Xhosas, et commence à s'établir à l'est de celui-ci. Les Boers y fondent leur propre État, la république de Natalia. En 1838, ils entrent en conflit avec leur encombrant voisin, le royaume zoulou. Les Boers, depuis des décennies, ont développé des tactiques de guérilla basées sur la mobilité : des groupes d'hommes armés, baptisés kommandos (« unités » en afrikaner), se réunissent et se déplacent à cheval, lancent des attaques éclair, puis se dispersent à nouveau pour que chacun rejoigne sa ferme. Efficace pour les actions de harcèlement, cette tactique ne permet pas toujours de faire face à l'attaque massive d'une impi zouloue. Les Boers y répondent en développant un autre stratagème : un convoi de chariots disposés en cercle pour former un camp (laager) fortifié. C'est un succès : le 18 décembre 1838, des milliers de Zoulous s'épuisent en vain contre un laager défendu par moins de 500 Boers. La défaite de Blood River porte un coup fatal au pouvoir du roi Dingane : les Boers soutiennent ensuite Mpande dans sa révolte, sécurisant du même coup leur frontière orientale lorsque celui-ci monte sur le trône en 1840.


Les Britanniques, toutefois, n'avaient jamais reconnu la république de Natalia. Après quelques accrochages, ils l'annexent en 1843, créant ainsi la colonie du Natal. De nouveau, les Boers refusent d'être gouvernés par d'autres que par eux-mêmes, et beaucoup d'entre eux préfèrent partir. Ils migrent cette fois vers le nord, où ils s'installent sur les rives des fleuves Orange et Vaal. Leur implantation est d'autant plus aisée que les terres qu'ils découvrent sont encore marquées par la Mfecane et ses conséquences : hormis les Ndébélés, qu'ils repoussent au nord du Limpopo dans l'actuel Zimbabwe, Ngunis, Sothos et Tswanas sont éparpillés et généralement trop affaiblis pour s'opposer sérieusement à eux. Les Boers fondent ainsi de nouvelles républiques dont les deux principales, le Transvaal et l'État libre d'Orange, sont cette fois reconnues par la Couronne britannique en 1852 et 1854, respectivement.

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Situation politique de l'Afrique du Sud vers 1865. Carte de l'auteur sur une base de "Seb az 86556" (licence Creative Commons). Légende :

Rose : colonies britanniques.

Orange : républiques boers.

Brun : territoires griquas (Gr. O. : Griqualand Ouest ; Gr. E. : Griqualand Est)

Vert : territoires et royaumes tribaux (B. : Basutoland ; S. : Swaziland)


Venant à la suite des conquêtes zouloues et de la Mfecane, les migrations boers achèvent de remodeler le territoire sud-africain. Elles accélèrent le processus de formation de royaumes tribaux inspirés de celui des Zoulous. Outre le Matabéléland, au nord du Limpopo, et le royaume de Gaza dans l'actuel Mozambique, les Swazis constituent le leur – le Swaziland, qui existe toujours en 2014. La tribu sotho des Basothos, ou Basutos pour les Britanniques, fait également de même pour résister à la pression des Boers et aux raids zoulous. Allant jusqu'à adopter les tactiques des kommandos boers, ils se réfugient dans les montagnes et fondent, eux aussi, leur propre royaume : le Basutoland, qui existe encore aujourd'hui sous le nom de Lesotho. Vers le milieu des années 1860, la situation politique de l'Afrique du Sud semble en passe de se stabiliser. Toutefois, un événement imprévu allait attiser les convoitises, en premier lieu celles des Britanniques. 

La ruée vers les diamants

4bigholeEn 1866, un jeune Boer découvre une gemme translucide sur le terrain de la ferme qu'il loue, dans le Griqualand Ouest. La pierre s'avère être un diamant, ce qui déclenche une ruée vers la région : des milliers de prospecteurs, majoritairement britanniques, viennent tenter leur chance. Sept ans plus tard, la ferme est devenue une ville de 50.000 habitants baptisée Kimberley. La zone est bientôt revendiquée par l'État libre d'Orange et la colonie du Cap. La question est d'une importance cruciale pour les Boers, dont les économies agraires sont fragiles, et dont les républiques sont de plus en plus endettées. Un arbitrage du gouverneur du Natal finit par attribuer la région contestée au Griqualand Ouest... qui se place aussitôt sous la protection du Royaume-Uni, en 1871. Un protectorat étendu ensuite au Griqualand Est en 1874, et qui s'ajoute à celui déjà conclu avec le Basutoland en 1869. Pour faire bonne mesure, les Britanniques y ajoutent une revendication sur le territoire occupé par les Tswanas – le Bechuanaland – au nord du fleuve Orange. Lésé, l'État libre d'Orange se console rapidement avec la découverte d'autres gisements diamantifères autour de Bloemfontein ; d'agonisante, son économie devient prospère en quelques années. Le Transvaal, en revanche, devra attendre 1886 pour que de l'or soit découvert dans le Witwatersrand.

Il n'en reste pas moins que l'évidence s'impose au gouvernement britannique, que dirige le conservateur Benjamin Disraeli depuis 1874 : le sol sur lequel les Boers s'échinent à cultiver leur subsistance regorge de richesses minérales. L'ajout de l'Afrique du Sud à l'Empire britannique devient donc une priorité, d'autant plus que le tout jeune Empire allemand commence à s'intéresser au Namaqualand voisin – la future Namibie. Pour étendre plus rapidement la domination britannique sur l'Afrique australe, le secrétaire d'État aux Colonies, Henry Herbert Carnarvon, échafaude le projet d'une confédération qui permettrait d'absorber les royaumes indigènes et les républiques boers. Il s'inspire en cela de ce qui a été mis en place au Canada en 1867, et qui a permis d'intégrer le Bas-Canada francophone – devenu la province du Québec – aux autres colonies de la Couronne en Amérique du Nord. Son idée est d'agglomérer les diverses colonies britanniques et les entités voisines à la colonie du Cap, qui jouit depuis 1872 d'un gouvernement autonome. Début 1877, Carnarvon envoie au Cap un nouveau haut-commissaire pour l'Afrique du Sud, Henry Bartle Frere.

5bartlefrereCelui-ci va immédiatement appliquer sa propre vision de la future confédération sud-africaine, sans égard pour les obstacles qu'il rencontre et sans en référer au cabinet Disraeli. Dès le mois d'avril, il fait annexer le Transvaal sans rencontrer de résistance, car le gouvernement de la république boer est au bord de la banqueroute et n'a d'autre choix que d'accepter. Puis, en septembre, il prend le prétexte d'une incursion xhosa en territoire britannique – qu'il a lui-même suscitée en attisant les luttes entre clans xhosas – pour faire entrer l'armée en Cafrerie. Chassés des vallées, les Xhosas continuent à mener des actions de guérilla depuis les montagnes. Le commandant des troupes britanniques en Afrique du Sud, Frederic Thesiger Chelmsford, doit mener une campagne prolongée avant d'en venir à bout, à la fin de 1878. Le gouvernement du Cap, dirigé par John Molteno, estime que la situation de l'Afrique du Sud est trop différente de celle du Canada pour que le projet de confédération voulu par Carnarvon puisse fonctionner. En outre, la colonie du Cap ne voulait en aucun cas d'une nouvelle guerre avec les Xhosas. La politique de Bartle Frere, qui perçoit les populations indigènes – et a fortiori leurs royaumes – comme autant de menaces et veut les désarmer à tout prix, va à l'encontre de celle de la colonie, qui cherche depuis des années à limiter la résistance des Noirs à la colonisation européenne en leur accordant des droits.

Lorsque Molteno tente d'interférer avec les agissements de Bartle Frere, ce dernier exige – et obtient – du secrétariat d'État aux colonies qu'il dépose le gouvernement Molteno, le 5 février 1878. Ironie du sort, Carnarvon a démissionné la veille, car il s'oppose à Disraeli sur une question n'ayant rien à voir avec l'Afrique du Sud. Son successeur abandonne l'idée d'une confédération sud-africaine... mais Bartle Frere, qui reste en poste, poursuit sur sa lancée sans se soucier de cette nouvelle orientation politique. Sa prochaine cible est le royaume zoulou. Avec l'annexion du Transvaal, la Couronne britannique hérite de la frontière mal définie qu'il partage avec les Zoulous. Lorsqu'une commission indépendante tranche le différend frontalier en faveur des Zoulous, Bartle Frere décide de monter en épingle une série d'incidents ayant eu lieu sur la frontière avec le Natal. Le 11 décembre 1878, il fait remettre au roi Cetshwayo un ultimatum portant sur treize demandes. Plusieurs d'entre elles réclament le désarmement de l'armée zouloue, l'abandon du système des amabutho et l'installation d'un ministre résident britannique au Zoulouland. Délibérément choisis comme tels par Bartle Frere, ces termes sont inacceptables, et Cetshwayo n'y répond pas. Le roi zoulou veut éviter un conflit majeur avec les Britanniques, sans réaliser que c'est précisément ce que Bartle Frere recherche. Il ordonne à ses guerriers de ne combattre que s'ils sont attaqués, et de n'entrer au Natal sous aucun prétexte : la guerre doit rester défensive et frontalière. 

Les forces britanniques

6chelmsfordPréparée avec soin, l'offensive britannique débute dès les premières heures du 11 janvier 1879. Officiellement déployées pour protéger la frontière du Natal, les troupes de Chelmsford déclenchent ainsi une guerre à laquelle le cabinet Disraeli n'a pas donné son aval – et pour cause, il n'a pas été consulté. Agissant de sa propre initiative, Bartle Frere a demandé à Chelmsford de concevoir un plan d'invasion. Le général craint de voir les Zoulous refuser, à l'instar des Xhosas qu'il vient de soumettre, un affrontement direct qu'il est sûr de remporter, compte tenu de la puissance de feu des fusils et des canons modernes dont ses troupes sont équipées. Peu désireux de rééditer une campagne prolongée, il imagine d'abord une offensive par cinq colonnes, qui ratisseraient méthodiquement le pays zoulou pour obliger les guerriers de Cetshwayo à se battre. Confronté aux énormes difficultés logistiques qu'un tel plan impliquerait, Chelmsford révise ses ambitions à la baisse : la colonne n°1 franchira la rivière Tugela et progressera le long de la côte, formant l'aile droite du dispositif anglais ; les colonnes n°2 et 3, opérant depuis la vallée de la rivière Buffalo, seront réunies sous son commandement direct et marcheront sur le kraal royal d'Ulundi, la capitale de Cetshwayo ; la colonne n°4 attaquera depuis le Transvaal, servant d'aile gauche à l'armée d'invasion ; quant à la n°5, elle se contentera d'un rôle mineur le long de la partie la plus orientale de la frontière avec le Transvaal. 

L'ossature de chacune des trois forces principales est constituée de deux bataillons d'infanterie régulière. L'armée britannique compte alors 114 régiments d'infanterie, en principe à un seul bataillon de huit compagnies, d'un effectif théorique de 800 hommes environ. Il y a toutefois des exceptions : ainsi, les 60ème et 95ème régiments, qui sont des unités de fusiliers – l'équivalent anglais des chasseurs à pied – comptent quatre bataillons chacun. En outre, les régiments étant dispersés à travers un empire colonial toujours plus vaste, le besoin d'entretenir en métropole un minimum de troupes pour en assurer la défense et servir de réserve stratégique a conduit à ajouter un deuxième bataillon dans certains régiments – en l'occurrence, ceux numérotés de 1 à 25. En général, lorsque l'un de ces deux bataillons sert outre-mer, l'autre est stationné dans les Îles Britanniques. Il ne s'agit pas, toutefois, d'une règle immuable, et les deux bataillons peuvent être déployés simultanément dans les colonies si le besoin s'en fait sentir. C'est le cas, par exemple, des deux bataillons du 24ème régiment à pied (la désignation officielle des unités d'infanterie britanniques est alors Regiment of Foot), affectés à la colonne principale : le I/24ème stationne en Afrique du Sud depuis 1875, le II/24ème l'a rejoint en 1878 après six ans passés en Grande-Bretagne.

7invasion


Du fait de leur fréquent service outre-mer dans des zones de conflits, les fantassins britanniques, dont le recrutement est exclusivement professionnel, sont généralement des soldats expérimentés. Ils sont armés du fusil Martini-Henry, une arme moderne à chargement par la culasse, depuis 1874. Il ne s'agit pas d'un fusil à répétition : le conservatisme des autorités militaires, qui craignent encore une consommation excessive de munitions, a préféré une arme à un coup, devant être rechargée après chaque tir à l'aide d'un levier sous garde. Le Martini-Henry utilise toutefois des cartouches complètes à étui métallique, ce qui accélère drastiquement le chargement de l'arme : un fantassin entraîné peut tirer dix ou douze coups par minute sans difficulté particulière. Combinée à la discipline d'une armée professionnelle, cette caractéristique confère à l'infanterie britannique une puissance de feu remarquable. En combat rapproché, la troupe dispose d'une baïonnette à douille (les sous-officiers recevant quant à eux un sabre-baïonnette), et des versions raccourcies, carabines et mousquetons, équipent également la cavalerie, l'artillerie et le génie. Toutes tirent une cartouche cylindro-ogivale de 11,43 millimètres de calibre.

8 24thfootQuant aux uniformes, ils sont peu adaptés au service colonial. Certaines unités de l'armée des Indes utilisent une tenue kaki depuis une trentaine d'années, mais cette particularité ne s'est étendue, dans l'Empire britannique, qu'aux troupes coloniales recrutées localement. En 1879, l'infanterie britannique porte toujours le traditionnel uniforme écarlate. Il existe des variations de détail de régiment à régiment, mais dans l'ensemble l'uniforme se compose généralement d'un pantalon noir et d'une vareuse rouge. S'y ajoute un casque blanc de type colonial, que les soldats en opérations s'empressent de teindre en brun avec du thé : ils craignent qu'au soleil, le blanc du casque ne transforme leur tête en cible toute désignée des tireurs ennemis. Si les officiers de la ligne portent un uniforme similaire à celui de leurs hommes, ceux qui vont à cheval (officiers supérieurs et d'état-major) reçoivent une « tenue de patrouille » bleu marine et noire plus adaptée au service monté. Il en va de même pour les artilleurs. L'armée régulière britannique, en revanche, ne déploie en Afrique du Sud aucun de ses 31 régiments de cavalerie, dans la mesure où les nombreuses unités montées recrutées sur place sont considérées comme suffisantes.

Chacune des trois colonnes principales reçoit également une batterie d'artillerie à six pièces. Compte tenu du terrain difficile et de la médiocrité des routes en Afrique du Sud, il s'agit de canons de montagne de 7 livres sur affût léger. Le poids réduit de son projectile – 3,3 kilogrammes pour l'obus ordinaire – limite sa puissance de feu, mais c'est une arme moderne, à canon rayé et chargement par la culasse, construite intégralement en acier. C'est surtout un canon très mobile, le tube pesant 90 kilos seulement, ce qui le rend idéal pour le service colonial. Ce soutien est complété par une batterie de lance-fusées, à raison d'une section par colonne. L'armée britannique est en effet la seule en Europe à avoir adopté cette arme, dont elle a pu apprécier les effets durant ses guerres contre le royaume indien de Mysore, entre 1767 et 1799. Les vieilles fusées Congreve des guerres napoléoniennes ont été remplacées en 1867 par les fusées Hale, stabilisées par un procédé qui les fait tourner sur elles-mêmes pendant leur vol. Ceci accroît leur précision, mais dans la mesure où elles ne sont pas employées en masse, leur utilité sera sans doute plus psychologique que réelle. Beaucoup plus efficace, en revanche, est la mitrailleuse Gatling ; il n'y en a toutefois qu'une seule, qui remplace un des canons de 7 livres de la colonne n°1.

9martini-henryCes forces régulières – dites « impériales » dans le jargon militaire britannique – sont complétées par de nombreuses formations à recrutement local. Celles-ci sont traditionnellement divisées en deux catégories : les unités « coloniales », recrutées parmi les colons européens ; et les unités « indigènes », qui comme leur nom l'indique sont constituées d'autochtones. La principale force indigène destinée à soutenir l'invasion du Zoulouland est le Natal Native Contingent ou NNC, recruté par l'administration de la colonie du Natal. Le NNC comprend plusieurs régiments d'infanterie divisés en bataillons et compagnies. L'encadrement est fourni par des officiers et sous-officiers blancs, et le NNC est organisé à l'européenne... sauf en ce qui concerne l'équipement. Le commandement britannique n'a guère confiance en cette force supplétive dépourvue d'expérience, et craint de voir les Noirs qui la composent déserter et rejoindre les Zoulous à la première occasion. Pour cette raison, seuls 10 à 20% des soldats du NNC sont dotés d'un fusil, et les munitions leur sont sévèrement rationnées. Les autres doivent se contenter des lances et autres armes traditionnelles à leur disposition. Outre un petit élément de construction (Natal Native Pioneer Corps), le NNC est assorti d'une unité montée, le Natal Native Horse ou NNH. C'est la principale unité de cavalerie de la force d'invasion. Contrairement aux fantassins du NNC, les Britanniques la considèrent comme une unité de valeur, car elle est composée principalement de Basutos rompus aux tactiques de la guerre montée. De ce fait, elle est convenablement armée de carabines. Quant aux formations coloniales, il s'agit le plus souvent de forces de maintien de l'ordre, comme la police montée du Natal, ou d'unités de milice n'excédant pas la taille d'une compagnie.

En tout, la force d'invasion que commande Chelmsford comprend environ 16.500 hommes : 6.700 militaires Britanniques et coloniaux, 9.000 indigènes, et 800 employés civils sous contrat – principalement des conducteurs d'attelage. Chelmsford en a 7.800 avec lui, dont 1.800 Blancs. La colonne n°1, commandée par le colonel Charles Pearson, est forte de 6.700 soldats. Quant à la colonne n°4, placée sous les ordres du lieutenant-colonel Henry Evelyn Wood, elle compte environ 2.000 hommes. Pressé d'en finir avec les Zoulous, Bartle Frere n'a pas tenu compte du calendrier dans son ultimatum : si janvier marque le cœur de l'été austral, c'est également celui de la saison humide. De violents orages transforment les pistes sommaires de la région en bourbiers, ce qui complique la progression des lourds chariots transportant le matériel et le ravitaillement des forces britanniques. Pour ne rien arranger, toutes les unités ne sont pas regroupées lorsque l'ultimatum expire : ainsi, Chelmsford n'a avec lui que treize des seize compagnies du 24ème régiment, et sans doute moins de 5.000 hommes appartenant principalement à la colonne n°3 du colonel Glynn. Enfin, c'est également la période de l'année où les amabutho zoulous se rassemblent traditionnellement à Ulundi, de sorte que la mobilisation du royaume est déjà partiellement accomplie avant même que les hostilités n'aient commencé.

Partis de Pietermaritzburg, la capitale du Natal, la colonne Chelmsford établit une base avancée à Helpmekaar, puis loue la mission protestante de Rorke's Drift pour en faire un poste intermédiaire. Celle-ci est située à un peu plus d'un kilomètre d'un passage rocheux sur la Buffalo – ce qu'on nomme en jargon topographique sud-africain un drift, d'où le nom de la localité – qui permet de la franchir à gué. C'est là que les hommes de Chelmsford, après avoir laissé une compagnie du II/24ème à la mission, entrent au Zoulouland, le 11 janvier 1879.


 

 L'invasion du Zoulouland

Le lendemain, la colonne progresse de six kilomètres vers le nord-est, où elle attaque et brûle le kraal d'un chef de clan zoulou, Sihayo. Cette victoire facile – elle a coûté aux Britanniques deux tués et quinze blessés – fait toutefois l'effet d'un électrochoc sur Cetshwayo. Le 17 janvier, il envoie son impi vers l'ouest, avec cette instruction simple : « Marchez lentement, attaquez à l'aube, et dévorez les soldats rouges ». Deux jours plus tard, l'armée zouloue se scinde en deux, une partie se dirigeant vers le sud pour aller à la rencontre de la colonne n°1. Quant aux amabutho stationnés dans le nord, face à la colonne n°4, ils sont sous le contrôle direct des chefs de clans locaux, qui jouissent, en raison de la distance qui les sépare d'Ulundi, d'une certaine autonomie de fait vis-à-vis de Cetshwayo.

Après sa victoire contre Sihayo, Chelmsford renvoie à Rorke's Drift les trois blessés blancs de l'accrochage : un hôpital de fortune a été établi dans la mission. Les douze blessés indigènes n'ont pas ce privilège. Puis il établit un camp sur les bords d'une petite rivière, la Batshe. Les Britanniques vont y rester pendant toute une semaine, car Chelmsford veut auparavant reconnaître le terrain et ouvrir une route à peu près carrossable. Ce n'est que le 20 janvier que la colonne se remet en route. Elle parcourt une dizaine de kilomètres vers le sud-est, jusqu'à un point choisi à l'avance par le général : un terrain en pente douce, au pied d'un inselberg qui le domine d'une centaine de mètres environ. La montagne culmine à 1.284 mètres et porte le nom d'Isandlwana, « la petite main » en zoulou. L'emplacement offre un vaste espace pour établir un camp et parquer les chariots du train de ravitaillement. En revanche, il est dominé au nord par un plateau situé à moins d'un kilomètre, et qui masque la vue dans cette direction. Vers l'est et le sud-est, le terrain est plus ouvert, mais ses ondulations limitent sérieusement la portée visuelle. Il est également creusé de profondes ravines, lits de rivière asséchés baptisés dongas. Enfin, vers le sud, il devient beaucoup plus accidenté.

2isandlwanaLe relief va jouer un rôle crucial dans les événements des deux jours suivants, en masquant l'approche des Zoulous. Ntshingwayo, un inDuna expérimenté qui commande l'impi principale, dispose alors de plus de 20.000 guerriers. Les Zoulous vont bon train et dès le 20 janvier, ils se trouvent à une quinzaine de kilomètres seulement d'Isandlwana. Deux options s'offrent à leur chef : rejoindre les quelques centaines de guerriers qu'a rassemblés Matyana, un chef de tribu local, à proximité de son kraal situé plus au sud ; ou alors, continuer sa marche vers l'ouest, pour s'approcher autant que possible de l'ennemi en profitant du couvert visuel fourni par le plateau. Il choisit la seconde et le lendemain, l'impi s'approche à huit kilomètres du camp britannique en suivant la rivière Ngwebeni. Les Zoulous sont prêts à frapper, mais le 22 janvier est un jour de nouvelle lune : les sorciers qui accompagnent l'armée estiment qu'il s'agit d'un mauvais présage, et Ntshingwayo décide de remettre l'attaque au surlendemain. Les Zoulous n'en doivent pas moins se nourrir et, du fait de leur logistique rudimentaire, ils n'ont plus rien à manger le 21 janvier : leur rapide progression depuis Ulundi n'a pas permis aux troupeaux de les suivre. Dès les premières heures du 22 janvier, de petits détachements partent à la recherche de nourriture tandis que le gros de l'armée attend, dans le silence le plus complet, à l'abri d'un vallon.

Pendant ce temps, les Britanniques ont établi leur camp à Isandlwana. Avant sa campagne, Chelmsford a formulé à ses différents chefs de colonne des instructions précises. Ils doivent notamment former un laager à chaque nouveau bivouac. Or, rien de tel n'est fait à Isandlwana : le général anglais semble agir en violation de ses propres ordres. Certes, il a des circonstances atténuantes. Les chariots normalement utilisés en pareil cas sont nécessaires pour transporter le ravitaillement qui continue d'affluer depuis Helpmekaar via Rorke's Drift. En outre, la colonne Chelmsford manque d'outils pour creuser, et du reste, le sol autour d'Isandlwana est extrêmement dur, avec peu de terre végétale. Il semblerait surtout que Chelmsford ait d'autres idées en tête. Au soir du 20 janvier, ses éclaireurs lui ont signalé d'importants détachements zoulous en direction du sud-est, précisément là où Matyana a établi son kraal, sur la rivière Mangeni. Le lendemain, il envoie des éléments indigènes d'infanterie et des coloniaux montés en reconnaissance dans cette direction, sous les ordres du major Dartnell de la police montée du Natal. Ce dernier y rencontre bientôt des centaines de guerriers zoulous, en train de se concentrer sur le mont Magogo : les hommes de Matyana. Alors que ses hommes établissent un bivouac face à la position zouloue, à 15 kilomètres d'Isandlwana, Dartnell fait demander à Chelmsford du ravitaillement, car les indigènes qui l'accompagnent n'ont ni couvertures ni vivres. Il en obtiendra, mais en quantités insuffisantes. Le détachement Dartnell passe une nuit misérable, dans le froid, avec deux fausses alertes qui empêchent les hommes de dormir. Craignant d'être attaqué, Dartnell demande des renforts en plein milieu de la nuit.

3initialmoves

 Carte des mouvements précédant la bataille d'Isandlwana, du 11 au 22 janvier 1879. Mouvements britanniques en rouge, zoulous en noir. Légende :

A- L'armée de Chelmsford franchit la Buffalo à Rorke's Drift le 11 janvier.

B- Le 12 janvier, les Britanniques s'emparent du kraal de Sihayo.

C- Le 20 janvier au soir, la colonne CHelmsford établit son camp à Isandlwana.

D- Le 21 janvier, le détachement Dartnell mène une reconnaissance en direction de la Mangeni et y bivouaque, après avoir repéré les guerriers de Matyana.

E- Le même jour, l'armée zouloue s'installe dans la vallée de la Ngwebeni sans être repérée.

F- Dans la nuit du 21 au 22 janvier, Chelmsford emmène plus de la moitié de ses forces rejoindre Dartnell.

G- Dans la matinée du 22 janvier, les Britanniques attaquent les hommes de Matyana et les dispersent.

H- Chelmsford choisit de déplacer le camp sur les rives de la Mangeni et ordonne à Pulleine de le rejoindre. 

Chelmsford berné

À Isandlwana, Chelmsford fait le point sur les différents renseignements rassemblés durant la journée. Au nord du camp, les sentinelles déployées sur le plateau n'ont signalé aucune activité particulière. Lui-même, en rendant visite à celles postées sur l'Itusi, un éperon rocheux au sud du plateau, a bien observé quelques éclaireurs zoulous à cheval, mais sans plus. Un petit détachement de cavalerie envoyé vers l'est, le long de la piste d'Ulundi, a rencontré quelques détachements zoulous et même livré un bref accrochage à l'un d'entre eux, mais là encore, la principale armée ennemie se signale surtout par son absence. Chelmsford est pourtant convaincu qu'elle n'est pas loin. À ses yeux, c'est donc forcément vers le sud-est, là où Dartnell a mené sa reconnaissance en force. Lorsque son message lui parvient à 1 heure 30 du matin, lui indiquant qu'il fait face à 1.500 Zoulous et réclamant des renforts, Chelmsford y voit la confirmation de son raisonnement. Voilà, sans doute, pourquoi le général anglais n'a pas pris plus de précautions défensives à Isandlwana : il sait qu'une bataille est proche ; par conséquent, il n'est pas nécessaire d'établir un laager, puisque le camp n'est que temporaire et que la progression ne va pas tarder à reprendre.

4durnfordDès les premières heures du 22 janvier, Chelmsford quitte le camp avec les deux tiers de ses forces, environ 2.500 hommes. Le lieutenant-colonel Henry Pulleine, chef du I/24ème, est laissé en charge du camp. Comme son bataillon ne compte que cinq compagnies – les trois autres doivent arriver sous peu depuis Helpmekaar – Chelmsford lui laisse une compagnie renforcée du II/24ème et emmène les six autres. Il prend également avec lui deux des trois sections de la batterie d'artillerie, laissant la troisième – soit deux canons – à Isandlwana. Le camp est ainsi défendu par les forces suivantes : six compagnies d'infanterie régulières (591 hommes en tout), la section d'artillerie (72 hommes), quatre compagnies du NNC (environ 420 hommes), plusieurs détachements de coloniaux (115 hommes) et divers éléments d'état-major, du génie et des services (54 hommes en tout). Cette force d'environ 1.250 hommes, à l'exclusion des travailleurs civils, est jugée suffisante ; mais par précaution, Chelmsford fait ordonner au colonel Anthony Durnford, qui se trouve à Rorke's Drift à la tête de la colonne n°2, de rejoindre Isandlwana. Il charge un jeune officier du train de 21 ans, Horace Smith-Dorrien, d'aller porter son ordre à Durnford. Smith-Dorrien, qui survivra à Isandlwana, fournira plus tard un témoignage de première main sur la bataille.

Durnford s'exécute immédiatement et quitte Rorke's Drift à l'aube. Il emmène avec lui deux compagnies du NNC (247 hommes), cinq compagnies montées du NNH (267 hommes), ainsi qu'une section de trois lance-fusées servie par 10 hommes. Son arrivée à Isandlwana, peu après 10 heures, porte la garnison du camp à près de 1.800 soldats. Smith-Dorrien, qui reste dans un premier temps à Rorke's Drift, finit par entendre des coups de feu, loin vers l'est. Désireux d'assister de près au combat qui commence, il se fait donner de quoi se défendre – onze cartouches pour son révolver – avant de retourner au galop vers Isandlwana. Il y arrive peu après la colonne Durnford, juste à temps pour assister à une discussion entre ce dernier et Pulleine. La venue de Durnford pose en effet un problème de commandement, car il est d'un grade supérieur à celui de Pulleine – bien que ce dernier soit explicitement en charge du camp. Durnford y coupe court en expliquant qu'il n'a pas l'intention de rester à Isandlwana : l'agressif colonel veut poursuivre sa route vers l'est, d'où provient la fusillade, et attaquer les Zoulous là où il les trouvera. Il demande le soutien de Pulleine, qui refuse de dégarnir les défenses du camp.


5nncLes coups de feu entendus à Isandlwana et Rorke's Drift proviennent du sud-est, où Chelmsford a rejoint Dartnell vers 6 heures. Durant la nuit, les Zoulous se sont retirés du mont Magogo, mais ne tardent pas à y reparaître. Chelmsford passe alors à l'attaque : il envoie la cavalerie de Dartnell contourner Magogo par le sud pour prendre l'ennemi à revers, tandis que les fantassins du NNC marchent droit sur lui. Chelmsford emmènera pour sa part ses propres troupes au nord, pour compléter l'encerclement. Confrontés à l'attaque du NNC, les Zoulous ne tardent pas à quitter le sommet pour traverser le vallon situé de l'autre côté du mont. Ils y sont assaillis par les hommes de Dartnell, tentent de faire front, et sont alors pris à partie par les éléments du NNC, qui les ont poursuivis. La victoire est totale pour les Britanniques : plus de 80 guerriers zoulous sont tués, Matyana et les survivants se dispersent. Satisfait, Chelmsford ordonne à ses forces de converger vers les rives de la Mangeni, où il compte établir un nouveau camp. Ce choix s'avère très éclairant sur ses motivations, dans la mesure où le site s'écarte de la piste d'Ulundi : il n'a alors plus du tout l'intention de marcher sur la capitale de Cetshwayo, vers l'est, mais est déterminé à aller affronter l'armée zouloue, dont il est bien persuadé qu'elle se trouve au sud-est. Après avoir envoyé le détachement d'infanterie montée du lieutenant-colonel Russell vers la gauche pour maintenir la liaison avec Isandlwana, il fait ordonner à Pulleine, vers 10 heures 30, de venir le rejoindre.

Pendant ce temps, l'échange entre Durnford et Pulleine tourne court : une sentinelle vient les prévenir que les Zoulous sont présents en force sur le plateau au nord d'Isandlwana. C'est la deuxième alerte de la matinée, une première ayant déjà obligé la garnison du camp à interrompre son petit-déjeuner, et conduit Pulleine à renforcer les sentinelles par des éléments de la compagnie E du I/24ème. Durnford décide alors d'attaquer : il envoie deux compagnies du NNH vers le nord, et demande derechef à Pulleine d'appuyer ce mouvement. Cette fois, l'officier accepte et fait avancer le reste de la compagnie E, ainsi qu'un détachement de cavaliers coloniaux. Ce qui se passe ensuite est aujourd'hui sujet à controverse. La version communément admise est que les deux compagnies du NNH et les coloniaux repoussent les Zoulous et les poursuivent sur plusieurs kilomètres en direction de la Ngwebeni. Ils y découvrent par hasard un grand nombre de combattants zoulous en train d'attendre silencieusement. Ce fait est corroboré par des témoignages zoulous, qui mentionnent bien la présence de trois unités distinctes de cavaliers blancs et noirs. L'historien Donald Morris estime que les cavaliers de Durnford ont découvert là l'intégralité de l'impi zouloue, dont les chefs, voyant leur position dévoilée, n'auraient alors eu d'autre choix que de lancer l'attaque générale prévue pour le lendemain. Les Zoulous qui ont déclenché l'alerte à 8 heures et de nouveau vers 10 heures 30 sont alors interprétés comme des unités de reconnaissance ou des détachements partis fourrager, ce qui coïncide justement avec le manque de vivres au sein de l'impi.

6debut

Le début de la bataille d'Isandlwana, le 22 janvier 1879, vers 10 heures 30. Les lignes en pointillés représentent une compagnie déployée, les carrés les compagnies encore en réserve. Troupes impériales (réguliers britanniques) en rouge, troupes coloniales (Européens) en bleu, infanterie indigène du NNC en vert, cavalerie indigène du NNH en marron, artillerie en rose. Légende :

A- Durnford arrive de Rorke's Drift avec la colonne n°2 vers 10 heures.

B- Vers 10 heures 30, les sentinelles postées au nord-est du camp repèrent les Zoulous en train de faire mouvement sur le plateau.

C- Durnford y envoie deux compagnies du NNH, que Pulleine fait renforcer par une compagnie du I/24ème et une unité coloniale.

D- Les cavaliers dispersent et poursuivent les petits détachements zoulous qui leur font face.

E- Ce faisant, ils découvrent une forte concentration de Zoulous dans un vallon.


Récemment, Ron Lock et Peter Quantrill ont remis cette interprétation en cause. Pour eux, Ntshingwayo avait bel et bien décidé d'attaquer Isandlwana le jour même, vraisemblablement après avoir vu Chelmsford quitter le camp au petit matin, et entendu les Britanniques engager le combat avec les hommes de Matyana. Il aurait alors exploité au mieux l'erreur de son adversaire – diviser ses forces en présence d'un ennemi plus nombreux – et saisi l'occasion qui s'offrait à lui. Lock et Quantrill avancent plusieurs témoignages à l'appui de cette thèse. Le fait que les sentinelles postées sur le plateau décrivent les Zoulous comme étant présents « en force » ou « par milliers » ne cadre pas avec de petits groupes d'éclaireurs ou de porteurs. À Rorke's Drift, le lieutenant Chard repère dans ses jumelles, vers 9 heures 30, une importante force zouloue en train de faire mouvement vers l'ouest. Sa première pensée est que l'ennemi a l'intention de s'interposer entre Isandlwana et Rorke's Drift. Si l'interprétation de Lock et Quantrill, ainsi que l'heure donnée par Chard, sont correctes, cela signifierait que Ntshingwayo a déjà envoyé la « croupe » de l'armée zouloue dans un large mouvement tournant destiné à prendre le camp britannique à revers. Le contact entre les cavaliers et les Zoulous aurait alors eu lieu beaucoup plus près du camp, à trois ou quatre kilomètres, alors que l'impi était déjà en train d'avancer. De fait, le lieutenant Raw, un des chefs de compagnie du NNH, admettra par la suite que ce sont les Zoulous qui ont attaqué ses cavaliers en premier, et pas l'inverse, laissant entendre qu'ils n'ont en rien été pris au dépourvu. En revanche, il paraît peu probable que les cavaliers, qui n'étaient vraisemblablement guère plus d'une centaine, aient réussi à repousser autre chose que de petits détachements zoulous.

7chardLes deux versions, du reste, ne s'excluent pas mutuellement en tous points. La seconde cadre mieux avec la chronologie des faits : il paraît en effet difficilement concevable qu'une armée de plus de 20.000 hommes, surprise dans son bivouac aux environs de 11 heures, ait eu la possibilité de se déployer, de parcourir sept ou huit kilomètres tout en combattant et en repoussant les cavaliers ennemis, puis d'arriver en vue d'Isandlwana à peine plus d'une heure après, vers midi. Le fait que les sentinelles postées sur la droite du plateau, autour de l'Itusi aient été assez rapidement délogées sous le regard de celles placées plus à gauche, laisse imaginer qu'elles étaient en train d'être attaquées par les éléments de tête de la « corne » gauche de l'impi. En outre, on sait que les Zoulous qui ont rapporté la rencontre avec les cavaliers britanniques appartenaient aux régiments umCijo et inGobamakhosi ; le premier appartenait au « poitrail » de l'armée, le second à la « corne » gauche. On peut raisonnablement supposer que les cavaliers, qui sont effectivement en train de poursuivre des éclaireurs ou des porteurs en quête de nourriture, tombent sur eux au moment où, après avoir commencé à progresser, ils font une pause en attendant que les deux « cornes » se déploient. Étant déjà en alerte, les Zoulous sont alors prompts à réagir, et ceux qui ont des fusils ouvrent le feu sur les intrus.

L'espace de quelques minutes, cavaliers indigènes et coloniaux parviennent à contenir l'avance des Zoulous. Mais ces derniers sont trop nombreux, et la compagnie Raw, comme les autres, doit décrocher vers le camp. Avant qu'ils ne donnent l'alerte, un guetteur posté au sommet d'Isandlwana informe Pulleine et Durnford que des centaines de Zoulous sont visibles sur le plateau, apparemment en train de se diriger vers le sud-est.


 

Isandlwana attaquée

Durnford craint qu'ils n'essayent de tomber sur les arrières de la colonne Chelmsford : il décide donc de les intercepter. Après avoir laissé une de ses compagnies montées couvrir les arrières du camp, il emmène vers l'est ses deux compagnies restantes du NNH, ainsi que la section de lance-fusées et une compagnie du NNC pour la couvrir. Sa troupe dépasse ainsi une colline isolée – kop ou kopje en afrikaner – surnommée « Kop conique » en raison de sa forme caractéristique, et entreprend de contourner l'Itusi pour couper la route des Zoulous. Il est alors à peu près 11 heures 30. Tandis qu'artilleurs et fantassins le suivent à pied comme ils le peuvent, Durnford et ses cavaliers galopent sus à l'ennemi. Toutefois, ils doivent vite déchanter : ce que la sentinelle a vu depuis le sommet d'Isandlwana était vraisemblablement la « corne » gauche de l'impi en train de se déployer. Les Zoulous sont présents en nombre, les régiments uVe, uMbonambi et inGobamakhosi regroupant peut-être, en tout, 5 ou 6.000 guerriers. Les cavaliers Basutos mettent pied à terre et commencent à faire feu, mais sont incapables de ralentir les assaillants. Isolé, Durnford ordonne un repli que ses cavaliers exécutent sans mal. Toutefois, il ne croise pas le reste de ses troupes, car la batterie de lance-fusées s'est perdue et à sa suite, la compagnie du NNC. Obliquant vers le nord, les artilleurs marchent droit sur l'Itusi, sur les pentes duquel les Zoulous ne tardent pas à faire leur apparition. Les lance-fusées ont tout juste le temps de se mettre en batterie et de faire feu, mais ils ne sont pas suivis d'assez près par les fantassins et sont submergés. Confrontés à l'avancée ennemie, les soldats du NNC reculent précipitamment.

Dans le même temps, Pulleine a été informé de ce qui vient de se passer sur le plateau. L'avancée zouloue vers le sud menace d'isoler complètement Durnford et ses cavaliers. Aussi Pulleine décide-t-il d'étendre ses lignes vers l'est, dans l'optique de garder le contact avec le commandant de la colonne n°2. Parallèlement, il envoie aussi la compagnie F du I/24ème renforcer la E sur le plateau, ainsi qu'une compagnie du NNC. Toutefois, c'est insuffisant. Les Britanniques sont assaillis simultanément par la « corne » droite (régiments uDududu et uNokhenke, 3 à 4.000 hommes environ), qui cherche à déborder leur gauche, et le « poitrail » (avec les amabutho isAngqu, umKhulushane, umHlanga et umCijo, entre 7 et 9.000 guerriers), qui les attaque de front et commence à dévaler les pentes du plateau sur la droite. Rapidement, les Britanniques n'ont pas d'autre choix que de reculer, ce qu'ils font avec discipline, en s'arrêtant régulièrement pour faire feu et tenir les Zoulous à distance. Pulleine fait avancer la compagnie C du I/24ème pour couvrir leur gauche, et ordonne à la section de canons de 7 livres de se mettre en batterie. Au même moment, il reçoit l'ordre de Chelmsford de le rejoindre ; il y fait répondre que le camp est attaqué. Avec l'engagement désormais massif de l'infanterie et de l'artillerie britanniques, les trois compagnies avancées continuent à battre en retraite, jusqu'à ce que leur gauche soit ancrée sur Isandlwana.

2issuite

Bataille d'Isandlwana, 22 janvier 1879, vers 12 heures. Légende :

A- Une sentinelle postée au sommet de la montagne observe des Zoulous se diriger vers le sud-ouest.

B- Durnford  réagit en emmenant ses troupes leur barrer la route.

C- Sur le plateau, les compagnies montées sont repoussées et poursuivies en force.

D- Pulleine fait déployer ses forces en ligne pour défendre le camp.

E- Chassés du plateau, les Britanniques reculent graduellement jusqu'à la ligne principale.

F- Une bonne partie des soldats du NNC quitte le champ de bataille.

G- Les cavaliers du NNH de Durnford sont attaqués en force et se replient.

H- La section de lance-fusées, égarée, est anéantie par les Zoulous, la compagnie du NNC qui l'accompagne s'enfuit.

Durant la matinée, les forces de Chelmsford multiplient les reconnaissances afin de sécuriser les environs du futur camp sur la Mangeni et débusquer l'armée zouloue. Le général est informé très tôt que les Zoulous ont été vus en force sur le plateau au nord d'Isandlwana, et il demande à l'un de ses officiers d'état-major de grimper sur une hauteur pour observer le camp à la lunette. Celui-ci ne remarque rien de particulier, si ce n'est que les animaux de trait ont été rassemblés au centre du camp – une des mesures qu'a prises Pulleine après la première alerte. Chelmsford renvoie plusieurs éléments du NNC en direction du camp, dont un bataillon aux ordres du commandant Hamilton-Browne. En chemin, les indigènes capturent et interrogent deux guerriers zoulous, qui leur apprennent qu'une attaque massive est sur le point d'être lancée contre le camp à Isandlwana. Hamilton-Browne fait prévenir Chelmsford, mais le général se déplace sans cesse et le messager, semble-t-il, peine à le trouver. Le bataillon du NNC est alors à une bonne douzaine de kilomètres du camp, une distance qu'il lui faudra probablement trois ou quatre heures pour couvrir. Après cinq kilomètres, Hamilton-Browne constate que le camp est effectivement attaqué – probablement vers midi, au moment où les Zoulous commencent à descendre le plateau. Le nombre d'assaillants est si grand que l'officier fait d'abord reculer son unité vers une meilleure position défensive. Mais lorsqu'il veut reprendre la marche pour venir en aide aux défenseurs du camp, ses soldats, sans doute épuisés et effrayés par la masse d'ennemis devant eux, refusent de s'exécuter.

3rml7livresÀ Isandlwana, les salves répétées des fusils Martini-Henry et les obus de 7 livres stoppent l'avancée des Zoulous. Tout expérimentés et courageux qu'ils soient, les guerriers de Ntshingwayo ne peuvent pas supprimer complètement leur instinct de préservation : face à la grêle de projectiles, ils cherchent le couvert. La ligne principale britannique est formée des cinq compagnies du I/24ème (de gauche à droite : C, F, E, A et H), la compagnie G du II/24ème, commandée par le lieutenant Pope, en tenant l'extrémité droite. Les deux compagnies montées du NNH se sont intercalées entre la C et la F ; toutefois, c'est insuffisant pour tenir une ligne étirée sur plus d'un kilomètre et demi. Même déployés en tirailleurs, les quelques 600 fantassins réguliers présents n'occupent qu'une longueur cumulée de 5 à 600 mètres environ. Il y a donc de larges espaces entre chaque compagnie, que Pulleine s'efforce de combler avec les compagnies du NNC dont il dispose. Deux d'entre elles s'installent entre les compagnies E et A. Mais les autres ne bougent pas. Méprisés par les Britanniques, mal équipés, les soldats indigènes refusent d'avancer. Sans doute la vision de milliers de Zoulous dévalant les pentes du plateau, au son du « murmure bas et musical, qui donnait l'impression de gigantesques essaims d'abeilles se rapprochant encore et encore » que Smith-Dorrien décrira comme leur cri de guerre, est-elle de trop pour ces hommes. Ils commencent à quitter en nombre le champ de bataille, suivis parfois par leurs officiers et sous-officiers européens. Fuyant le « buffle » zoulou, la masse des fantassins du NNC retraite vers le sud-ouest, tentant de traverser la Buffalo pour rejoindre Rorke's Drift ou Helpmekaar.

Le sentiment des soldats du 24ème régiment à pied est sans doute très différent. Entraînés et équipés, ils sont aguerris et déployés de manière à tirer de leurs armes une puissance de feu maximale. Il est évident que la vision d'un ennemi aussi nombreux affecte leur moral, mais les deux canons qui les soutiennent l'influencent aussi positivement. Leurs pertes sont très faibles, car les Zoulous ne sont pas arrivés au contact, et leur feu imprécis fait que la majorité des balles passe probablement au-dessus de leur tête. Peut-être certains d'entre eux se comparent-ils à cette « mince ligne rouge » de fantassins qui, un quart de siècle plus tôt, stoppa la charge de la cavalerie russe à Balaklava, pendant la guerre de Crimée. Chacun d'entre eux a reçu 70 cartouches, une dotation qui est sans doute vite épuisée. En arrière, Horace Smith-Dorrien s'efforce de rassembler tous les hommes sans emploi spécifique et leur fait transporter des munitions. Inlassablement, eux et les fourriers de chaque compagnie font des allers retours pour amener les précieuses cartouches sur la ligne de feu. L'exercice, pourtant, est délicat. Les munitions ne manquent pas à Isandlwana – il y a dans le camp britannique plus de 400.000 cartouches – mais elles sont conditionnées dans des caisses vissées, dont l'ouverture est très difficile. Pour ne rien arranger, certains officiers d'intendance refusent de distribuer des munitions à n'importe qui : les habitudes administratives ont la vie dure. 

De la résistance au désastre

4tirailleurskambulaPourtant, la ligne britannique tient bon. Chaque tentative des Zoulous pour charger se voit opposer une volée de balles de gros calibre, qui causent de sérieuses blessures et fauchent les guerriers par dizaines. Les pertes sont très lourdes, et les survivants s'abritent dans un réseau de dongas, à peu près parallèle à la position des défenseurs, à environ 400 mètres d'eux. Au pied d'Isandlwana, la compagnie C du capitaine Younghusband infléchit sa ligne de feu vers la gauche, de manière à contrer les tentatives de la « corne » droite pour la flanquer. Les trois compagnies les plus à droite se sont postées le long d'une élévation du terrain, qui court en direction du sud-est et leur permet de dominer plusieurs centaines de mètres de terrain découvert. L'ensemble du dispositif forme grossièrement un chevron, prolongé vers la droite par les deux compagnies de Durnford. Les cavaliers du NNH ont en effet réussi à se reformer sur une donga, qui leur sert de tranchée sommaire et d'où ils tiennent en respect les régiments peu expérimentés de la « corne » gauche. La brèche qui existe entre eux et le reste de la ligne est en partie comblée par un détachement monté colonial, et se voit contrebattue par l'artillerie britannique.

À quelques kilomètres de là, le commandant Hamilton-Browne a laissé son bataillon sur sa position pour chevaucher, avec quelques officiers, en direction d'Isandlwana. Parvenu à six kilomètres du camp, il peut observer à loisir l'attaque en cours. De sa position, il voit probablement les nuées de Zoulous sur les pentes du plateau et surtout, ceux de la « corne » gauche tentant de déborder Durnford et ses hommes. Il en retire l'impression que le camp est sur le point d'être encerclé et submergé – impression fausse, car à ce moment ses défenses sont encore solides. D'où le nouveau message qu'il fait expédier d'urgence à Chelmsford : « Pour l'amour du ciel venez avec tous vos hommes ; le camp est encerclé et sera pris s'il n'est pas secouru. » Cette fois, l'estafette parvient à trouver son destinataire. Presque simultanément – sans doute vers 12 heures 30 – des éclaireurs lui rapportent que le camp est attaqué. Pourtant, en dépit du caractère presque désespéré du message d'Hamilton-Browne, Chelmsford doute de sa pertinence. L'armée zouloue est, de toute évidence, devant lui ; elle ne peut donc pas être au même moment à Isandlwana, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest. Au pire, il ne peut s'agir que d'une diversion, et Pulleine a largement les moyens de la repousser. Toutefois, Chelmsford décide de grimper au sommet d'un kop d'où l'on peut voir le camp, pour en avoir le cœur net. Le général observe Isandlwana... et ne remarque rien d'inhabituel. Satisfait, il tient le message d'Hamilton-Browne pour une exagération et ne change rien à ses plans. Vers 14 heures, il prend le chemin d'Isandlwana avec son état-major, comme prévu.

5isfin

Bataille d'Isandlwana, 22 janvier 1879, vers 14 heures 30. Légende :

A- Les hommes de Durnford manquant de munitions, ils se replient jusqu'au camp.

B- La compagnie G du II/24ème recule pour compenser leur départ.

C- Voyant sa droite sans couverture, Pulleine ordonne à ses troupes de reculer jusqu'au camp à leur tour.

D- Pendant le repli, les compagnies restantes du NNC s'enfuient.

E- Une charge simultanée du centre zoulou s'infiltre dans les brèches entre les compagnies britanniques, atteignant le camp et submergeant ses défenseurs.

F- Durnford tente de rallier une partie de ses hommes à la lisière du camp.

G- La corne droite zouloue contourne Isandlwana et attaque l'arrière du camp, coupant la retraite des Britanniques.


Sur la donga qui leur sert de tranchée, les cavaliers indigènes de Durnford commencent à manquer de munitions pour leurs carabines. Ils sont les plus éloignés du camp, et leur chef envoie quelques hommes chercher des cartouches. Toutefois, les chariots de la colonne n°2 qui les transportent se sont égarés dans les méandres du camp, et les cavaliers du NNH ne parviennent pas à les trouver. En désespoir de cause, ils sollicitent les fourriers du I/24ème, mais ceux-ci refusent catégoriquement de leur donner quoi que ce soit. Sur la ligne de feu, la cadence des salves se ralentit. Finalement, Durnford se rend à l'évidence : il doit se replier pour éviter de tomber complètement à court. Ses deux compagnies et les coloniaux montent en selle et reculent vers l'ouest, pour se redéployer dos au camp dans l'espoir d'y recevoir plus facilement de nouvelles cartouches. Ce mouvement oblige d'abord la compagnie Pope à reculer pour faire face à la « corne » gauche des Zoulous. Pulleine se rend compte du repli de Durnford et réalise que son aile droite court le risque d'être flanquée. Il ordonne alors un repli sur une ligne plus courte et plus proche du camp. Puis brusquement, tout s'accélère. Le ciel s'assombrit, plongeant le champ de bataille dans une pénombre irréelle. Il est 14 heures 29 : une éclipse annulaire masque partiellement le soleil. Lorsqu'elle prend fin, le feu de l'infanterie britannique a pratiquement cessé... et les Zoulous assaillent le camp.

La raison de cet effondrement soudain est encore aujourd'hui disputée. Horace Smith-Dorrien, et à sa suite les premiers historiens de la bataille, estiment qu'en raison du conditionnement des cartouches et de la réticence des fourriers à les distribuer librement, les fantassins britanniques se sont retrouvés à court de cartouches, ce qui aurait permis aux guerriers zoulous de les charger sans opposition. Cette version est aujourd'hui pratiquement abandonnée, car rien ne semble indiquer que les munitions aient fait défaut en première ligne. Au contraire, même après l'effondrement des défenses du camp, les compagnies ont continué à faire usage de leurs fusils. De fait, il paraît douteux que la seule dotation initiale des soldats leur ait permis de faire feu presque continuellement pendant plus de deux heures sans être ravitaillés au passage. Il semble donc que l'approvisionnement en munitions, même avec les difficultés évoquées par Smith-Dorrien, ait fonctionné convenablement. Il est possible que l'éclipse elle-même ait joué un rôle, en empêchant les Britanniques de viser correctement leurs adversaires pendant quelques minutes cruciales. Toutefois, la brièveté du phénomène ne paraît pas suffire à expliquer l'effondrement soudain et généralisé des défenses britanniques.

7labatailledisandlwanacharlesedwinfrippLa cause la plus directe est probablement le repli de Durnford, qui a laissé exposé le flanc droit des défenses du camp. Le repositionnement consécutif de la compagnie Pope pour compenser cette situation a encore accru la distance qui la séparait du reste de la ligne, créant une brèche que les canons de 7 livres, attelés pour être ramenés en arrière et donc incapables de faire feu, ne pouvaient plus contrebattre. Les Zoulous de la « corne » gauche ont donc pu passer dans le dos du centre britannique et le submerger, ce qui semble être confirmé par le fait que les compagnies qui ont gardé leur cohésion le plus longtemps, par la suite, furent celles postées sur les ailes et non au centre. Il semble également que, par pur hasard, le repli ordonné par Pulleine intervient au moment où les izinDuna du « poitrail » ont réussi à rallier leurs hommes pour une nouvelle charge massive, qui prend les Britanniques en défaut en plein mouvement de recul. Si les fantassins du 24ème régiment conservent leur calme, il n'en va pas de même des soldats du NNC encore présents, qui paniquent et s'enfuient. Leur départ crée ainsi d'autres brèches dans la ligne britannique, dans lesquelles les Zoulous sont prompts à s'infiltrer. Les Britanniques mettent baïonnette au canon et se regroupent – avec plus ou moins de succès – pour tenter de former des carrés et garder leur cohésion.

Dans le camp, tout se joue très vite. Les premiers à avoir senti venir le danger sont les conducteurs d'attelages civils, qui ont déjà commencé à partir en direction de Rorke's Drift. Bientôt, la piste se trouve embouteillée, alors que les soldats tentent vainement de rétablir une ligne de défense. Plusieurs compagnies sont déjà dispersées : les hommes qui ne courent pas assez vite sont rattrapés et impitoyablement transpercés à coups de lance. Devant l'irruption des Zoulous au milieu des tentes et des wagons, le sauve-qui-peut devient général.


 

Vers le « gué des fugitifs »

Pour tous, le chemin du salut passe par le col – nek en afrikaner – qui se trouve entre l'extrémité sud d'Isandlwana et un kop situé un peu plus au sud. Mais cette voie se retrouve coupée : la « corne » droite de l'impi zouloue a contourné la montagne et enfoncé la compagnie du NNH qui tenait le col. Les défenseurs du camp se retrouvent pratiquement encerclés. C'est à cet endroit que la majeure partie d'entre eux sont tués. Durnford tente de contenir la « corne » gauche avec ce qu'il lui reste d'hommes et une unité coloniale, les Carabiniers du Natal, mais il est tué et les Zoulous complètent l'encerclement. Un nombre important de fantassins britanniques se regroupe sur le col autour de la compagnie Pope, mais le carré qu'ils forment finit par être submergé. Pulleine est tué lui aussi, peut-être au milieu d'un autre des petits groupes de soldats qui se forment sur le col.

Malgré cela, le lieutenant Pope et quelques hommes réussissent à percer vers l'arrière. Un peu plus au nord, le capitaine Younghusband et la compagnie C se replient eux aussi vers le nek, s'ouvrant un passage le long de la face orientale d'Isandlwana à coups de fusil. Toutefois, ils finissent par tomber à court de munitions, et les Zoulous leur coupent la route. Ils continuent à se défendre à la baïonnette, leurs ennemis devant même se résoudre à jeter leurs propres morts sur elles pour obliger les soldats à baisser leur garde. Exterminée, la compagnie C n'ira pas plus loin. Dans le camp, la fin de toute résistance organisée laisse place à des scènes de carnage et d'horreur. Obsédés par la nécessité de « laver leur lance » dans le sang, les guerriers zoulous plongent leur fer dans tout ce qui s'y prête : Européens, Africains, blessés, malades, chevaux, bœufs, chiens, rien ni personne ou presque n'est épargné, pas même les jeunes garçons qui servent comme tambours dans l'armée britannique. Les porteurs de l'armée zouloue se joignent à cette orgie de sang, sans doute aussi alimentée par la colère suscitée par les pertes subies pendant les assauts précédents. Conformément à une de leurs coutumes, les Zoulous enfilent les vêtements des hommes qu'ils viennent de tuer. Les réserves de vivres et d'équipement du camp sont également pillées sans restriction.

2carabiniersPour les défenseurs encore vivants à ce stade, trouver une monture est pratiquement le seul espoir de survie. Ceux qui vont à pied n'ont pratiquement aucune chance. Horace Smith-Dorrien enfourche son cheval, mais se retrouve rapidement entouré de guerriers zoulous. À sa grande surprise, pourtant, ceux-ci se désintéressent complètement de lui. Il apprendra plus tard que les Zoulous ont reçu comme consigne d'ignorer les hommes portant des vêtements noirs, considérés comme des civils. Plusieurs officiers britanniques échappent ainsi à la mort grâce à leur tenue de patrouille. Toutefois, à mesure que les opportunités de « laver sa lance » se font rares sur le champ de bataille, les assaillants se montrent beaucoup moins regardants sur la qualité des hommes qu'ils poursuivent. Comble de malheur pour les fugitifs : leur retraite commence précisément lorsque la « croupe » de l'armée zouloue, encore fraîche, s'abat sur les arrières du camp. Les vétérans des amabutho uThulwana, uDloko, inDluyenge et iNdlondlo – 4 à 5.000 hommes supplémentaires – se joignent à la poursuite. Celle-ci se livre sur un terrain très difficile. Les fuyards doivent traverser le lit particulièrement pierreux d'un torrent asséché, où les attelages des canons de 7 livres se retournent. Les Zoulous s'en emparent après avoir tué servants et chevaux. Ils les traîneront jusqu'à Ulundi – essentiellement comme trophée, car personne au Zoulouland n'est capable de les faire fonctionner. La tâche des survivants est encore compliquée un peu plus loin, par une donga profonde de plusieurs mètres et très difficilement franchissable. C'est non loin de là, après avoir retraité en combattant sur plus d'un kilomètre, que le lieutenant Pope et ses hommes sont finalement stoppés et massacrés jusqu'au dernier.

3isfuite

Bataille d'Isandlwana, 22 janvier 1879, 15 heures. Légende :

A- Durnford est tué au milieu d'un groupe de soldats.

B- La compagnie Younghusband se replie au pied d'Isandlwana, où elle est détruite.

C- Un carré de fantassins britanniques défend la position sur le nek avant d'être enfoncé.

D- Les régiments de la réserve zouloue s'abattent sur les fuyards.

E- Les canons de 7 livres sont renversés et capturés en traversant le lit d'un torrent.

F- Le lieutenant Pope et ses hommes sont rattrapés et tués.

G- Pris au piège en haut d'une falaise, un dernier groupe de soldats britanniques est exterminé par les Zoulous.

H- Les survivants poursuivent leur route vers Fugitive's Drift.


4rednovember82Il est 15 heures 30 environ, et la bataille d'Isandlwana est terminée. Loin vers le sud-est, hors de portée du drame qui vient de se jouer, Chelmsford est rejoint par les cavaliers montés de Russell, qui lui confirment que le camp est attaqué en force. Un peu plus loin, le général et son état-major rencontrent le bataillon du NNC du commandant Hamilton-Browne. Ce dernier lui annonce que le camp a été pris, mais la nouvelle est accueillie avec incrédulité par Chelmsford, qui s'exclame « mais j'ai laissé plus de mille hommes pour garder le camp ! » Une autre unité du NNC, placée à portée visuelle d'Isandlwana, finit par confirmer l'impensable : le camp grouille de Zoulous. C'est seulement alors que Chelmsford accepte la validité des rapports précédents. Il ordonne au reste de ses troupes demeurées sur les rives de la Mangeni de venir le rejoindre de toute urgence... mais de toute manière, il est trop tard. La victoire des Zoulous n'est pas seulement le résultat de leur écrasante supériorité numérique. Elle est aussi le fruit des erreurs de Chelmsford et – si l'analyse de Lock et Quantrill est correcte – des talents de stratège de Ntshingwayo. Les Britanniques sont battus sur toute la ligne.


Les survivants qui réussissent à échapper aux obstacles et aux Zoulous traversent bientôt un petit affluent de la Buffalo, puis un marais avant de franchir la Buffalo proprement dite, à gué. Ce dernier restera connu sous le nom de Fugitive's Drift, « le gué des fuyards ». Horace Smith-Dorrien fait partie de ceux qui l'empruntent. Lorsqu'il y parvient, après cinq kilomètres de chevauchée, il découvre une scène de chaos. Saison humide oblige, la Buffalo est en crue, rendant le passage délicat. Des chevaux sont emportés par le courant jusqu'à un tourbillon, quelques centaines de mètres en aval, dont ils s'épuisent vainement à tenter de s'extraire. Smith-Dorrien est finalement rattrapé par ses poursuivants, qui tuent son cheval et les deux blessés qu'il avait rejoints. Il se jette à l'eau et traverse tant bien que mal la rivière en s'agrippant à la queue d'un cheval. Sur l'autre rive, il reçoit l'aide de soldats du NNC, mais n'est pas au bout de ses peines. Lancés à la poursuite des fuyards, les régiments de la « croupe » zouloue traversent en masse la Buffalo à un autre gué, un peu plus en amont. Smith-Dorrien doit reprendre sa fuite et se voit encore poursuivi sur plusieurs kilomètres. Il arrive au crépuscule à Helpmekaar, à presque vingt kilomètres à vol d'oiseau de Fugitive's Drift, où il retrouve quelques autres survivants d'Isandlwana.

5burialAu même moment, la colonne Chelmsford atteint enfin le camp. Il n'y a plus de Zoulous à en chasser, et rien ni personne à sauver dans les décombres. L'armée zouloue s'est retirée, emmenant une partie de ses morts avec elle, et ne laissant aux hommes de Chelmsford que les cadavres mutilés de leurs camarades. Parmi les quelques 1.800 défenseurs du camp, comprenant approximativement une moitié de réguliers et coloniaux, et une moitié d'indigènes, 858 Européens et 471 Africains ont été tués – 1.329 morts au total, sans compter les civils, qui n'ont pas tous échappé au massacre. L'immense majorité des survivants sont des soldats du NNC qui ont quitté le camp au début de la bataille. Parmi ceux qui sont restés, la plupart des rescapés sont des coloniaux montés, des officiers à cheval, ou des cavaliers du NNH. Les chances d'un simple fantassin du 24ème régiment d'en réchapper étaient pratiquement nulles. Chelmsford, lui, voit ses pires cauchemars devenir réalité. Son invasion du Zoulouland vient de subir un terrible coup d'arrêt, et les Zoulous sont entrés en force au Natal. La lueur rouge de l'incendie qu'il peut distinguer, dans la nuit, en direction de Rorke's Drift, ne laisse aucun doute : le poste a certainement été attaqué et submergé lui aussi. Après quelques heures d'un bivouac sordide, Chelmsford emmène les restes de son armée vers Rorke's Drift. Les Britanniques ne reviendront pas à Isandlwana avant la fin du mois de mai. Après quatre mois d'expositions aux éléments et aux charognards, la plupart des corps seront alors impossibles à identifier, d'où l'incertitude planant, par exemple, sur le sort exact de Pulleine. En raison de la dureté du sol, ils seront alors placés dans des fosses peu profondes et enterrés sous des pierres. Blanchis à la chaux des années plus tard, ces cairns marquent encore aujourd'hui le champ de bataille d'Isandlwana. 

Revanche à Rorke's Drift


6bromheadPeu après 15 heures, un officier du NNC et un soldat des Carabiniers du Natal arrivent à Rorke's Drift, où ils annoncent la prise du camp d'Isandlwana – et l'arrivée, en force et imminente, des Zoulous. Le poste est placé sous le commandement d'un lieutenant du génie, John Chard, mais la principale unité à le défendre est la compagnie B du II/24ème, aux ordres du lieutenant Gonville Bromhead. Le matin même, avant de quitter la mission pour Isandlwana, le colonel Durnford a laissé à Rorke's Drift une compagnie du NNC, celle du capitaine Stevenson ; celui-ci n'étant qu'un officier colonial, il n'a pas préséance sur les lieutenants de l'armée régulière britannique. Dans la mesure où un repli vers Helpmekaar exposerait la garnison à être facilement rattrapée – à cause des blessés et des malades de l'hôpital – et anéantie, la défense du poste apparaît rapidement comme la seule option envisageable. La mission est alors fortifiée à la hâte : un périmètre défensif est constitué, englobant les deux bâtiments principaux – la maison, faisant office d'hôpital, et la chapelle transformée en entrepôt – et un petit enclos à bestiaux, un espace d'environ 100 mètres sur 25. Un empilement de sacs de maïs, sur une hauteur d'un mètre vingt, fait office de rempart tout autour du fortin improvisé.

Ces travaux sont en cours lorsqu'une compagnie du NNH, échappée précocement d'Isandlwana, arrive à son tour à Rorke's Drift. La garnison s'en trouve portée à environ 400 hommes, ce qui est suffisant pour garder les quelques 250 mètres du périmètre défensif. L'infanterie britannique et les hommes du NNC qui disposent d'un fusil se postent le long du rempart de sacs, tandis que les autres sont disposés à l'extérieur, dans un enclos sommaire établi à quelques mètres au nord de la mission. Quant aux cavaliers, ils vont se déployer au-delà de l'Oskarberg (nommé ainsi par Witt, le missionnaire suédois installé à Rorke's Drift), la montagne au pied de laquelle le poste est établi, pour constituer une avant-garde. Les régiments zoulous ne tardent pas à approcher par le sud-est. Les hommes du NNH, qui n'ont probablement pas plus de munitions qu'ils n'en avaient en quittant Isandlwana et en ont assez vu, se retirent alors aussitôt. La compagnie du NNC échappe au contrôle de ses cadres et les imite, suivis aussitôt après par Stevenson et plusieurs de ses sous-officiers. Furieux de les voir abandonner le poste et ses occupants à leur sort, des soldats britanniques leur tirent dessus et tuent l'un d'entre eux. Ces événements ne laissent à Rorke's Drift que 150 hommes, dont 20 sont alités à l'hôpital. Chard et Bromhead laissent dix hommes valides à l'intérieur du bâtiment, dont les murs ont été hâtivement percés de meurtrières, et le reste de leur force garnit le périmètre. Craignant de ne pouvoir le tenir, les officiers font aménager une barricade avec des caisses de biscuit militaire, qui le divise en deux à la hauteur de l'entrepôt. Elle servira de position de repli.

7rorkesdrift

La bataille de Rorke's Drift, 22-23 janvier 1879 (South African Military History Society). Légende :

A- La compagnie du NNC quitte l'enclos extérieur et s'enfuit à l'approche des Zoulous.

B- Une première série d'attaques zouloues est repoussées.

C- Un second assaut met en péril le coin occidental du périmètre défensif.

D- Les Britanniques raccourcissent leurs défenses pendant qu'ont lieu les combats pour l'hôpital.

E- L'hôpital est évacué et les défenseurs se replient sur la barricade de caisses.

F- Le soir, une troisième série d'attaques chasse les Britanniques de l'enclos intérieur.

G- Une contre-attaque nocturne permet aux défenseurs de reprendre le chariot contenant leur eau.


Les raisons de l'attaque contre Rorke's Drift restent obscures. Il est généralement admis qu'elle n'était pas préméditée, Cetshwayo ayant interdit à ses troupes de pénétrer au Natal. Un des fils de Sihayo, qui était alors inDuna dans le régiment inGobamakhosi, a affirmé par la suite que cette action était délibérée, Cetshwayo ayant en réalité prévu une invasion – ou plutôt un raid à grande échelle – contre le Natal. Il est certain que les régiments de la « croupe » n'ont pas traversé la Buffalo intégralement en étant simplement emportés par leur élan à la poursuite des survivants d'Isandlwana, et encore moins lancé trois séries d'assauts coordonnés contre Rorke's Drift sans que leurs chefs ne les aient dirigés. La question de savoir s'ils ont agi de leur propre initiative, ou sur un ordre direct – éventuellement mal compris – de Ntshingwayo, demeure en suspens. L'homme qui était le plus à même de la trancher, Ntshingwayo lui-même, n'aura jamais l'occasion de le faire, puisqu'il sera tué en 1883 en tentant de protéger Cetshwayo d'une tentative d'assassinat. Le roi zoulou, pour sa part, niera toujours avoir ordonné une invasion du Natal. L'hypothèse d'une initiative des izinDuna de la « croupe », frustrés de victoire et de butin en n'ayant pas pris part à la bataille d'Isandlwana, demeure crédible.

8neuvilledefenserorkesdriftToujours est-il qu'à 16 heures 20, les Zoulous dévalent les pentes de l'Oskarberg et assaillent la mission. La première attaque, menée directement par le sud-est, est gênée par un fossé d'irrigation situé à quelques mètres en avant de la position britannique. Dans la mesure où elle porte sur la portion du périmètre où le rempart est le plus court – une trentaine de mètres – et s'appuie sur les deux bâtiments, le feu concentré des défenseurs cause de lourdes pertes aux assaillants. Des guerriers zoulous parviennent malgré tout à s'approcher jusqu'au pied des bâtiments, d'où ils tentent d'agripper les fusils qui sortent des meurtrières. Après une série de tentatives infructueuses, les Zoulous changent de stratégie : ils contournent la position pour l'attaquer par le nord-ouest. Leur tâche n'est pas plus aisée, car l'approche est compliquée par les restes d'un mur, haut d'un mètre cinquante environ. Celui-ci est davantage un obstacle qu'une protection par les assaillants, car la position tenue par les Britanniques est elle-même surélevée d'autant par un petit affleurement rocheux. Malgré tout, les Zoulous concentrent leurs attaques sur le coin ouest du périmètre, avec succès. Les défenseurs sont obligés de se replier sur une position intermédiaire, aménagée à la hâte avec d'autres sacs de maïs, environ 25 mètres en arrière.

Ce mouvement raccourcit leur ligne, mais expose du même coup l'hôpital, dont la devanture n'est pas défendue. Malgré le feu des Britanniques, les Zoulous parviennent à y entrer, et ses défenseurs commencent à l'évacuer en emmenant avec eux les malades. Leur tâche est rendue délicate par le fait que certaines chambres ne s'ouvrent que vers l'extérieur et ne communiquent pas avec les autres pièces. L'un des défenseurs est contraint d'ouvrir des passages à travers les cloisons de briques séchées pendant que les autres défendent portes et fenêtres. Le toit de l'édifice prend feu, accroissant encore le caractère désespéré du combat. Finalement, vingt-deux hommes sur trente réussissent à en sortir vivants. Dans le même temps, la situation des soldats de Chard commence à devenir sérieuse. Grimpant sur leurs propres morts pour atteindre le rempart, les Zoulous arrivent à portée de lance des défenseurs et engagent le corps à corps comme ils le peuvent. Les Britanniques gardent l'avantage grâce à leur position favorable, mais dans leur dos, des tireurs zoulous se sont postés sur l'Oskarberg et leur tirent dessus ; cinq défenseurs sont tués par balle. Ils se replient finalement sur la barricade de caisses. Ce nouveau raccourcissement du périmètre défensif leur permet de repousser les assauts zoulous et de s'abriter de leurs balles derrière le haut toit de l'entrepôt, mais il les oblige aussi à abandonner le chariot qui contient leur réserve d'eau. La tombée de la nuit ne réduit pas le rythme des assauts. S'ils abandonnent l'idée d'enlever la position britannique par l'ouest, les Zoulous n'en lancent pas moins une troisième série d'attaques, par le nord-est. L'enclos à bestiaux est particulièrement visé et vers 22 heures, les Britanniques doivent se résoudre à l'abandonner. Les Zoulous, toutefois, n'iront pas plus loin. À minuit, leurs attaques ont suffisamment faibli pour que Bromhead mène une contre-attaque victorieuse pour récupérer le chariot et sa précieuse eau. La bataille n'est toutefois pas encore terminée, les Zoulous continuant à harceler le poste. La dernière attaque a lieu à deux heures du matin ; après cela, les assiégeants se contentent, pendant deux autres heures, de tirer au jugé sur les défenseurs, avant de se retirer.

9rorkesdriftÀ 5 heures du matin, Bromhead se hasarde à envoyer des patrouilles en dehors de son fortin improvisé. Celles-ci ne trouvent que des morts et des blessés mais vers 7 heures, les Zoulous reparaissent sur le sommet de l'Oskarberg. Rorke's Drift se prépare à recevoir leur assaut dans une situation critique : seize hommes ont été tués ou mortellement blessés, quinze sont sérieusement touchés, et la centaine d'hommes encore valides, abstraction faite des malades évacués de l'hôpital, souffrent pour beaucoup de blessures légères. Les hommes n'ont pas dormi de la nuit, sont confinés dans un espace n'excédant pas 25 mètres sur 30 dans ses plus grandes dimensions mais par-dessus tout, ils ont épuisé la quasi-totalité des 20.000 cartouches en stock à Rorke's Drift : il ne leur en reste que 900 en tout. Toutefois, l'ultime assaut n'a pas lieu : les Zoulous s'assoient et se contentent d'observer le champ de bataille en prisant du tabac. Ils se retirent pour de bon peu après. Lorsqu'une nouvelle alerte est donnée à 8 heures, il s'avère rapidement que les troupes qui approchent par le nord sont celles de Chelmsford. Pour les Britanniques, ce 23 janvier 1879 permet d'étancher leur soif de vengeance. Après avoir compté plus de 350 cadavres zoulous autour de la mission, ils ratissent les environs et achèvent impitoyablement les blessés qu'ils trouvent, en jetant même quelques-uns encore vivants dans les fosses où ils enterrent leurs camarades tués. Un échafaudage que Smith-Dorrien avait fait installer pour accélérer le chargement des chariots sert de gibet pour pendre des prisonniers zoulous – des exécutions sommaires que l'officier caractérisera comme des « lynchages » dans ses mémoires. Les hommes de Chelmsford, qui ont vu certains de leurs camarades suspendus à des crocs de boucher à Isandlwana, poursuivent leurs exactions pendant plusieurs jours avant d'être repris en main par leurs officiers.

Les 24 heures qui viennent de s'achever vont ébranler l'Empire britannique. La nouvelle du désastre d'Isandlwana parvient à Londres début février. Le cabinet Disraeli se retrouve rapidement contraint de poursuivre la guerre jusqu'à un terme victorieux. Premièrement, l'honneur de la nation exige d'être lavé – fût-ce dans le sang des Zoulous. Deuxièmement, l'aveu d'une défaite face à une nation indigène impacterait tout le reste de la politique coloniale britannique. Troisièmement, les élections législatives de 1880 approchent, et Disraeli tient, naturellement, à conserver le pouvoir.


 

Retour à la case départ

Des renforts sont donc envoyés en masse en Afrique du Sud. Vient alors le temps de la recherche des responsabilités. Chelmsford est assez rapidement pointé du doigt, mais il dispose de suffisamment d'appuis bien placés pour dévier le gros des critiques sur Pulleine et Durnford, deux boucs émissaires commodes puisqu'ils sont morts et ne peuvent se défendre. Après quelques hésitations, Garnet Wolseley est finalement envoyé en Afrique du Sud pour remplacer Chelmsford. Cet officier s'est rendu populaire pour sa victoire éclair sur les Ashantis de la Côte de l'Or – l'actuel Ghana – en 1874. Toutefois, il n'arrivera pas au Cap avant le mois de juin. Paradoxalement, la victoire des Zoulous plonge leur royaume dans le conflit majeur que Cetshwayo espérait éviter. L'ampleur de la défaite britannique à Isandlwana en fait certes un triomphe zoulou, mais elle est également trop grande pour ne pas appeler une contre-offensive d'envergure plus grande encore. Le roi rappelle son impi, qui rentre à Ulundi sans pousser son avantage. Ce faisant, elle manque l'occasion d'écraser totalement la colonne Chelmsford, amoindrie, et qui a perdu la majeure partie de ses approvisionnements à Isandlwana.

Ce fait tendrait à corroborer les affirmations de Cetshwayo sur son désir de maintenir le conflit dans un cadre limité, et d'éviter son extension au Natal voisin. Dans le même ordre d'idées, le retrait des forces qui assaillaient Rorke's Drift, alors que le poste semblait en mesure d'être pris, laisse à penser que Ntshingwayo a alors repris le contrôle des régiments de sa « croupe » et les a ramenés en territoire zoulou. Il y a toutefois un autre facteur à prendre compte : les Zoulous ont subi des pertes terribles. On estime généralement qu'Isandlwana leur a coûté près de 1.000 tués et peut-être le double de blessés. Parmi ces derniers, beaucoup, sans doute, sont atteints d'infections contre lesquelles la médecine traditionnelle zouloue ne peut pas grand-chose, et mourront de leurs blessures. Si l'on y ajoute les morts de Rorke's Drift et une proportion similaire de blessés, on peut en déduire que les pertes zouloues avoisinent les 4.000 hommes – environ 20% de l'effectif avant la bataille. Si l'on veut bien se souvenir que chaque ibutho comprend une classe d'âge entière de la population mâle du royaume, on comprendra aisément quelle saignée a pu représenter la bataille d'Isandlwana, même victorieuse, pour les Zoulous. Qu'elle ait eu ou non l'ordre de poursuivre l'offensive et d'entrer au Natal, l'impi commandée par Ntshingwayo était probablement trop affaiblie pour faire autre chose que regagner sa base.

2fugitivesdrift

Isandlwana et Rorke's Drift, 22-23 janvier 1879. Légende :

A- Camp britannique à Isandlwana.

B- Fugitive's Drift.

C- Les lieutenants Melville et Coghill sont tués à cet endroit.

D- Le drapeau perdu par Melville est retrouvé à cet endroit.

E- Après avoir franchi la Buffalo, la réserve zouloue attaque Rorke's Drift.


3lastsleepofthebraveneuville.jpgDans les mois qui suivent Isandlwana, en Grande-Bretagne, on n'est pas de cet avis. Pour les journaux comme pour le public, la résistance de Rorke's Drift a empêché les hordes zouloues de déferler sur le Natal. Nationalisme oblige, la défaite des forces armées de la figure de proue du monde industriel par des guerriers en pagne, armés seulement de lances et de boucliers, et noirs de surcroît, ne saurait être attribuée à une quelconque défaillance de caractère du soldat britannique. La presse abreuve donc de récits d'héroïsme un lectorat qui ne demande qu'à être rassuré sur la supériorité morale intrinsèque de la nation dont il fait partie. Les autorités militaires profitent de cette aubaine pour faire passer le désastre d'Isandlwana au second plan, et y vont de leur couplet. Onze des défenseurs de Rorke's Drift, choisis principalement parmi les hommes ayant combattu dans l'hôpital, se voient ainsi attribuer la plus haute décoration militaire britannique, la Victoria Cross. La presse monte aussi en épingle deux lieutenants tués à Isandlwana, Melville et Coghill, pour leur tentative de mettre à l'abri un des drapeaux du 24ème régiment à pied. En réalité, Melville a perdu le drapeau en traversant la Buffalo – il sera retrouvé sur ses rives quelques semaines plus tard – avant d'être secouru par Coghill ; les deux hommes ont ensuite été rattrapés et tués. Malgré tout, le mythe les entourant deviendra si fort qu'ils recevront la Victoria Cross en 1903, lorsqu'il sera devenu possible de la décerner à titre posthume. Garnet Wolseley lui-même n'était pas dupe de la dimension très politique de ces décorations et les critiquera ouvertement, les premières dans la mesure où les défenseurs de l'hôpital de Rorke's Drift ont été forcés à l'héroïsme parce que c'était la seule façon de sauver leur vie, et les secondes parce qu'il trouvait douteux de louer des officiers ayant tenté de s'échapper à cheval alors que leurs hommes à pied se faisaient massacrer. 

4bcompanyLa guerre se poursuit

Fin janvier 1879, les préoccupations de Chelmsford sont à cent lieues des médailles éventuelles que pourraient recevoir ses soldats. Sa seule satisfaction provient de la colonne n°1 : le jour même de la bataille d'Isandlwana, ses éléments avancés ont repoussé, près de la rivière Inyezane, une force de 5 à 6.000 Zoulous qui tentait de lui barrer la route. Les pertes britanniques ont été minimes, tandis que les Zoulous ont laissé 350 morts sur le terrain – le feu de la mitrailleuse Gatling a été particulièrement meurtrier. Le lendemain, l'avant-garde de la colonne atteint une mission abandonnée à Eshowe. Pearson ne tarde pas à y recevoir un message de Chelmsford annonçant le désastre d'Isandlwana et lui ordonnant de se mettre sur la défensive. Plutôt que de risquer une embuscade en se repliant jusqu'au Natal, le chef de la colonne n°1 décide de résister sur place. Début février, il se retrouve isolé à Eshowe avec 1.700 hommes, et soumis à un siège distant. Les Zoulous, sans doute échaudés par leurs pertes précédentes, ne lancent aucune attaque d'envergure, mais attendent que la faim et les maladies fassent leur œuvre. De fait, Pearson n'a de provisions que pour tenir jusqu'au mois d'avril. Parallèlement, les colonnes n°4 et 5 reçoivent elles aussi l'ordre d'interrompre leurs opérations offensives. Moins d'un moins après son déclenchement, l'invasion britannique du Zoulouland est au point mort, et tout ou presque est à refaire.

5woodLe mois de février ne voit aucune opération majeure : les Zoulous reprennent leur souffle tandis que Chelmsford renforce et réorganise son armée, dans l'optique de délivrer la colonne n°1 à Eshowe. Le 12 mars, les Britanniques reçoivent un nouveau camouflet, cette fois à la frontière entre le Zoulouland et le Transvaal : un convoi de ravitaillement bloqué par la rivière Intombe en crue est surpris et anéanti par les Zoulous, trois hommes seulement parvenant à s'échapper sur l'autre rive sur les 86 qui le défendaient. À la tête de la colonne n°4, le colonel Wood réagit en lançant des raids de représailles depuis le laager solidement fortifié qu'il a établi à Kambula. Il cherche également à affaiblir les Zoulous de la région en profitant de leur relative indépendance vis-à-vis de Cetshwayo. S'appuyant sur un beau-frère du roi, Hamu, il parvient à obtenir le ralliement de plusieurs centaines de Zoulous, qui viennent se placer sous la protection des Britanniques. Début mars, l'armée de secours qu'organise Chelmsford est prête à marcher sur Eshowe, et le général ordonne à Wood de passer à l'offensive pour drainer vers le nord autant de guerriers zoulous que possible. Parallèlement, Wood est averti par des sympathisants d'Hamu que Cetshwayo a envoyé contre lui le gros de ses troupes – dix amabutho dont neuf étaient présents à Isandlwana et Rorke's Drift – commandé par Ntshingwayo en personne. Il décide donc de prendre les devants en attaquant la position que les forces locales zouloues occupent sur la montagne de Hlobane, dans l'espoir d'obliger ensuite l'impi zouloue à venir se casser les dents sur Kambula.

Il y parvient, mais cette réussite lui coûte cher. Alors qu'il mène moins de 700 hommes dans un mouvement d'encerclement contre Hlobane, le 28 mars, Wood a la désagréable surprise de voir l'armée de Ntshingwayo arriver au secours des défenseurs, retranchés dans des grottes. La retraite qu'il ordonne tourne vite à la fuite, et 225 réguliers britanniques, soldats coloniaux, supplétifs indigènes et Zoulous ralliés sont massacrés. Renforcée par les tribus locales, l'impi zouloue, désormais forte de 20.000 guerriers, marche le lendemain sur Kambula. La stratégie zouloue, dictée par Cetshwayo lui-même, consiste à s'interposer entre Kambula et la base arrière des Britanniques à Utrecht, de manière à obliger Wood à quitter les retranchements de son laager et à l'écraser en rase campagne. L'officier britannique, qui n'a que 2.000 hommes avec lui et craint justement une attaque contre Utrecht, lance une sortie destinée à attirer les Zoulous contre ses fortifications. Le régiment inGobamakhosi se laisse prendre au piège et attaque, entraînant le reste de l'impi à sa suite. Les Zoulous réussissent à s'emparer de l'enclos à bestiaux du camp, mais l'infanterie et l'artillerie britanniques leur causent de lourdes pertes, et ils ne parviennent pas à prendre pied à l'intérieur du laager. Une contre-attaque de Wood reprend le terrain perdu, après quoi une sortie de la cavalerie britannique transforme la retraite zouloue en débâcle. Près de 800 guerriers sont tués à Kambula et plusieurs centaines d'autres durant la poursuite, sans compter les blessés zoulous abandonnés et achevés par les Britanniques durant les ratissages qui s'ensuivent. Par comparaison, les défenseurs n'ont eu que 29 morts et 54 blessés. Hlobane et Kambula rejouent les scènes d'horreur d'Isandlwana et Rorke's Drift, mais cette fois les Britanniques ont remporté une victoire majeure. Assortie à leurs pertes, la défaite des Zoulous brisent le moral de leur impi, qui se retire, meurtrie, vers Ulundi.

6kraalLe 13 mars, l'armée chargée de secourir Eshowe, commandée par Chelmsford en personne, se met en route. C'est une force imposante : elle comprend 2.600 fantassins réguliers britanniques, 2.000 hommes du NNC, environ 400 cavaliers coloniaux et africains, 600 matelots et fusiliers marins débarqués de leurs navires (une pratique courante dans les conflits coloniaux), sans compter les artilleurs – servant deux canons, quatre lance-fusées et deux mitrailleuses. Il lui faut plusieurs jours pour franchir la Tugela en crue mais le 29 mars, elle entame sa marche vers Eshowe. Cette fois, Chelmsford ne tient pas à renouveler son erreur d'Isandlwana et applique à la lettre ses propres recommandations, faisant établir un solide laager à chaque bivouac. Cetshwayo a envoyé les amabutho qui ne sont pas partis vers Kambula lui barrer la route. Le 2 avril, à Gingindlovu, les Zoulous assaillent la colonne à l'heure où elle devrait lever le camp mais, par chance, Chelmsford a décidé de ne pas avancer ce jour-là. Les 11.000 assaillants se brisent sur le rempart de chariots, le feu de leurs ennemis ne leur permettant même pas de l'atteindre. En à peine plus d'une heure, un millier de Zoulous sont tués dans de vaines attaques, et la sortie que Chelmsford lance au moment opportun – avec, de nouveau, l'absence de pitié envers les blessés. Les Britanniques, eux, n'ont eu que 11 tués et 62 blessés. La colonne rejoint les forces de Pearson le lendemain et le 6 avril, ils évacuent Eshowe pour se replier au Natal.

Les Zoulous sont alors trop affaiblis pour lancer de nouvelles attaques et se mettent sur la défensive. Cetshwayo multiplie les propositions de paix à Chelmsford, mais celui-ci les rejette. Le général est bien décidé à restaurer intégralement sa réputation, mise à mal par les revers ayant marqué le début de sa campagne, en remportant une victoire décisive avant que Wolseley n'arrive pour le remplacer. Il fait donc accélérer les préparatifs pour une offensive renouvelée, en dépit des protestations de John Colenso, l'évêque anglican du Natal, qui a pris fait et cause pour les Zoulous.


 

La chute de Cetshwayo

Courant mai, Chelmsford dispose de douze bataillons d'infanterie et deux régiments de cavalerie régulière, cinq batteries d'artillerie dont une intégralement composée de mitrailleuses – une première dans l'armée britannique – et divers éléments coloniaux et indigènes, pour un total de 17.000 hommes. Si ce nombre est à peu près similaire à celui de la première force d'invasion, en revanche, sa puissance de feu est notablement supérieure. La colonne n°1, réorganisée en 1ère division et confiée désormais à Henry Crealock, devra à nouveau avancer le long de la côte. Chelmsford commandera lui-même la force principale, ou 2ème division, dans une avance vers Ulundi – cette fois à partir de Kambula. Quant à la colonne n°4 de Wood, elle est rebaptisée « colonne volante » et chargée de couvrir les flancs de la 2ème division. À partir de la mi-mai, les Britanniques multiplient les reconnaissances en vue de leur offensive, livrant à l'occasion des escarmouches avec les Zoulous.

2napoleonivL'une d'entre elles, insignifiante à l'échelle de la campagne, allait avoir des répercussions importantes sur... la France. Le 1er juin 1879, une patrouille de neuf hommes est surprise dans un kraal abandonné et attaqué par une quarantaine de guerriers zoulous. Trois militaires sont tués ; parmi eux, un jeune lieutenant de 23 ans, Napoléon Eugène Louis Bonaparte. Le fils de l'empereur des Français déchu, Napoléon III, vit en exil en Grande-Bretagne depuis 1870. Son père y meurt en 1873. Le prince impérial devient officier d'artillerie dans l'armée britannique en 1875 – à titre purement honorifique, car le cabinet Disraeli refuse que l'encombrant prétendant au trône des Bonaparte serve la Couronne. Toutefois, il se porte volontaire pour aller combattre en Afrique du Sud lorsque la guerre contre les Zoulous éclate, et grâce aux bonnes relations entre sa mère et la reine Victoria, sa requête est acceptée. Désireux de se bâtir une gloire militaire dont il pourrait ensuite tirer un profit politique, le jeune homme cherche l'affrontement avec les Zoulous – au grand dam des officiers britanniques qui l'accompagnent. La chance n'est toutefois pas de son côté : alors qu'il galope pour échapper à ses poursuivants, une sangle de sa selle se brise et le jette à terre ; rattrapé, il est tué de dix-sept coups de lance. La mort du prince impérial, en qui les bonapartistes plaçaient leurs espoirs, porte un coup fatal aux perspectives de restauration de l'empire en France. Sa mort arrachera à Disraeli ce commentaire incrédule : « Qui sont ces Zoulous, qui sont ces gens remarquables qui battent nos généraux, convertissent nos évêques et en ce jour ont mis un terme à une grande dynastie ? » Encore quelques mois, et le premier ministre pourra ajouter à cette liste son propre cabinet.

L'incident ne change rien aux plans de Chelmsford. Le 3 juin, ses forces se mettent en route. L'avance des Britanniques est précautionneuse, mais les Zoulous ne les attaquent pas. Cetshwayo, qui sait son armée affaiblie par les engagements précédents, cherche à temporiser et renouvelle ses ouvertures pour obtenir la paix. Chelmsford, derechef, les rejette, alors que son armée parvient en vue d'Ulundi à la fin du mois. Le général britannique se retrouve lui-même pressé par les événements : Wolseley est arrivé en Afrique du Sud et fait route pour rejoindre la 1ère division ; dans l'intervalle, il a ordonné à Chelmsford de suspendre ses opérations et d'attendre que les deux divisions réunissent leurs forces. Wolseley, toutefois, est retardé par une tempête qui l'empêche d'arriver au Zoulouland par bateau, et il doit faire le trajet par la route. Chelmsford en profite pour ignorer ses instructions. Il veut sa revanche sur les Zoulous, et déclenche la bataille finale le 4 juillet. Sachant pertinemment que ses ennemis n'attaqueront pas son camp fortifié après leur déconvenue de Kambula, Chelmsford décide d'aller les affronter en rase campagne. Ce faisant, il adapte la tactique du laager à l'offensive : 5.200 hommes forment un carré mobile soutenu par dix canons et deux mitrailleuses, à l'intérieur duquel la cavalerie attendra le moment opportun pour lancer une sortie décisive. C'est un succès, et le scénario de Kambula et Gingindlovu se répète. 12 à 15.000 guerriers zoulous voient leurs charges se briser face à la puissance de feu britannique, aucun d'entre eux n'approchant à moins de trente mètres du carré des « soldats rouges ». Puis vient de nouveau la sortie des cavaliers, qui disperse et massacre les vaincus. Cetshwayo fuit son kraal, et Ulundi est incendiée. La dernière bataille majeure de la guerre anglo-zouloue est terminée en moins de deux heures.

3ulundiLe désastre d'Isandlwana, et avec lui l'honneur de Chelmsford, sont vengés. Sa carrière n'en subit pas moins un coup d'arrêt : bien que jamais blâmé officiellement, Chelmsford sera cantonné à des postes administratifs jusqu'à sa mort en 1905. Wolseley poursuit les opérations au Zoulouland, mais ne rencontre pratiquement plus de résistance. Ses hommes finissent par capturer Cetshwayo en août. Le roi déchu est emprisonné au Cap, puis emmené à Londres. Les Britanniques ne démantèlent pas formellement le royaume zoulou, mais le divisent entre treize roitelets en s'appuyant sur les convoitises que la chute de Cetshwayo ne manque pas d'attiser. Ces chefs s'avèrent toutefois difficiles à contrôler et en 1883, les Britanniques ramènent Cetshwayo au Zoulouland pour en faire leur fantoche. Blessé lors d'une tentative de coup d'État, il doit solliciter la protection de ses anciens geôliers, et meurt l'année suivante. Après avoir vaincu les chefs renégats, les Britanniques annexent officiellement le Zoulouland en 1887, avant de le rattacher à la colonie du Natal dix ans plus tard. La seule révolte majeure des Zoulous à laquelle ils seront confrontés, celle du chef Bambatha en 1906, sera écrasée dans le sang. 

4cetshwayocaptifDe la victoire à la défaite

Avec l'occupation du royaume zoulou, la politique de « confédération » sud-africaine initiée par Carnarvon et poursuivie par Bartle Frere semble en passe de se réaliser. Elle finit toutefois par se retourner contre le haut-commissaire, déjà sur la sellette en métropole dans la mesure où ses menées agressives ont conduit à la catastrophe initiale d'Isandlwana, en dépit du succès ultérieur des armes britanniques. En 1880, toujours désireux de désarmer les royaumes tribaux indigènes, Bartle Frere s'aliène les Basutos, qui refusent de déposer les armes. La guerre qui s'ensuit ne tourne pas à l'avantage des Britanniques, qui subissent plusieurs déconvenues face à leurs anciens alliés. Le traité de paix signé l'année suivante leur concède une grande autonomie. Bartle Frere n'est alors plus en Afrique du Sud : les conservateurs ont perdu les élections législatives de 1880 – en partie à cause du mécontentement généré par les agissements de Bartle Frere en Afrique du Sud – et le libéral William Gladstone, qui succède à Disraeli comme premier ministre, l'a fait remplacer le 1er août 1880. Son départ sonne le glas du projet de confédération sud-africaine mais quelques mois plus tard, c'est le rêve d'une Afrique du Sud unifiée sous la férule britannique qui va subir un coup d'arrêt.

5transvaalskoppDésormais soutenus financièrement et matériellement par leurs voisins de l'État libre d'Orange, les Boers du Transvaal n'ont pas renoncé à leurs velléités d'indépendance, en dépit – mais aussi à cause – de la présence accrue des Britanniques après leur victoire sur les Zoulous. Le 16 décembre 1880, le Transvaal dénonce l'annexion de 1877 et réaffirme son indépendance, demandant aux troupes britanniques de se retirer. Le 20 décembre, ils détruisent un convoi de ravitaillement et dans les jours qui suivent, assiègent les garnisons britanniques à travers la région. Le chef des forces britanniques locales, George Colley, met alors sur pied une colonne de secours forte de 1.200 soldats, qu'il mène depuis le Natal pour aller les délivrer. Le 28 janvier 1881, Petrus Joubert lui barre la route à la tête d'un groupe de kommandos boers comptant 2.000 hommes à Laing's Nek, un col des montagnes du Drakensberg. L'attaque des Britanniques tourne au fiasco : ils perdent plus de 200 hommes face aux tranchées bien dissimulées que les Boers ont creusées, sans réaliser le moindre progrès. Colley décide d'attendre des renforts et de sécuriser sa ligne de ravitaillement, mais un raid boer sur ses arrières lui inflige un nouveau revers à Schuinshoogte le 8 février.

6kommandoColley reçoit néanmoins les renforts dont il a besoin et, le 27 février, il se lance dans une nouvelle opération. À la tête de 400 hommes, il escalade la colline de Majuba, une hauteur escarpée qui domine le flanc droit des défenses boers à Laing's Nek. C'est vraisemblablement un coup de bluff, car il ne fait pas hisser d'artillerie avec lui : il espère sans doute que les Boers se retireront une fois Majuba occupée. Toutefois, ses ennemis ne tardent pas à réagir, et 4 à 500 Boers gravissent, eux aussi, les pentes de Majuba. La bataille qui s'ensuit leur donne un avantage décisif. Tandis que les Britanniques s'appuient toujours sur des tactiques en formations, une stricte discipline et des feux de salves, les Boers leur opposent une façon de combattre étonnamment moderne. Excellents tireurs grâce à leur pratique régulière de la chasse, ils savent utiliser le couvert fourni par le terrain, hautes herbes et rochers, aidés en cela par les teintes discrètes de leurs tenues civiles. Combattant dans des formations dispersées qui laissent à chaque soldat une grande liberté d'action, ils progressent par bonds, les uns couvrant par leur feu l'avancée des autres – les armées d'aujourd'hui ne procèdent pas autrement. À Majuba, cette tactique leur permet d'approcher suffisamment près d'une éminence pour la noyer sous une grêle de balles et s'en emparer ; de là, surplombant la principale position britannique, ils n'ont plus qu'à en massacrer les défenseurs. Près des trois quarts de ces derniers sont tués, blessés ou capturés, dont Colley, abattu d'une balle en plein front. Pertes parmi les Boers : deux morts et quatre blessés.

7majubaLe face-à-face se poursuit devant Laing's Nek, mais il paraît vite évident que les Britanniques ont perdu la guerre. Le 6 mars, les négociations commencent et le 23 mars, un cessez-le-feu entre en vigueur. La convention de Pretoria, signée le 3 août, entérine la victoire des Boers. Les Britanniques reconnaissent une très large autonomie au Transvaal, désormais appelé « République Sud-africaine », sur lequel le Royaume-Uni conserve une suzeraineté de pure façade. L'Angleterre victorienne avait connu auparavant de nombreux déboires militaires, perdant des batailles, mais s'était jusque-là presque toujours débrouillée pour gagner les guerres. Cette guerre du Transvaal (ou « première guerre des Boers ») est la première qu'elle perd en trente ans. La défaite est d'autant plus cuisante qu'elle a été infligée à des soldats de métier par des miliciens, de simples fermiers ne pouvant compter sur aucune espèce d'armée permanente pour les défendre. Les Britanniques doivent renoncer – provisoirement – à soumettre les républiques boers. Le Royaume-Uni n'en continue pas moins à poursuivre une politique coloniale active dans la région, avec d'autant plus de nécessité que les Allemands établissent pour de bon un protectorat sur le Namaqualand, qui devient le Sud-Ouest africain allemand en 1884. Les Britanniques réagissent en annexant une partie du Bechuanaland et en imposant leur protection au reste – l'actuel Botswana – en 1885. 

8rhodesVers l'Afrique du Sud d'aujourd'hui

Leurs entreprises militaires ayant été déjouées, les Britanniques se tournent vers d'autres moyens. Ils optent pour une colonisation commerciale : fondée en 1888 par Cecil Rhodes, la British South Africa Company se voit accorder le monopole de l'exploitation industrielle des colonies britanniques en Afrique australe. Son influence s'étend rapidement, et Rhodes devient premier ministre de la colonie du Cap en 1890 – ce qui lui confère un pouvoir considérable. Rhodes caresse le rêve d'une zone d'influence britannique s'étendant d'un seul trait du Cap au Caire, assortie d'une ligne ferroviaire. La Compagnie établit un protectorat sur le royaume des Matabélés en 1893, et l'annexe en 1897, à chaque fois par la force. Le territoire conquis, et d'autres situés encore plus au nord, formeront la Rhodésie, administrée directement par la Compagnie jusqu'à ce que la souveraineté en soit transférée au Royaume-Uni en 1924. L'action de Rhodes enferme bientôt les républiques boers dans un étau. Confrontés au nombre croissant de colons anglophones venus dans l'espoir de faire fortune dans l'extraction minière, et à l'attitude de plus en plus menaçante des Britanniques, l'État libre d'Orange et la République Sud-africaine leur déclarent la guerre en 1899, envahissant la colonie du Cap et le Natal. Après plusieurs défaites, le Royaume-Uni réussit à prendre l'avantage grâce à un énorme effort de mobilisation, occupant les deux républiques boers en 1900. À cette phase de guerre conventionnelle succède une guérilla insaisissable, que les Britanniques ne soumettent qu'en 1902 après avoir pris des mesures brutales – regroupant notamment les populations rurales dans des camps de concentration, où les civils boers mourront par milliers de privations en tous genres.

En 1910, les deux républiques annexées deviennent des provinces qui, ajoutées à celles du Cap et du Natal, forment l'Union Sud-africaine, un dominion autonome semblable à ceux qui existent déjà au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande. La confédération envisagée par Carnarvon en 1877 voit ainsi le jour... après 33 ans d'efforts, de conflits et de sang versé – bien plus que le secrétaire d'État ne l'avait imaginé. Contre toute attente, la majorité des Afrikaners demeurent loyaux envers le Royaume-Uni lorsqu'éclate la Première guerre mondiale, ce qui leur permet par la suite de devenir la principale force politique du pays, devenu formellement indépendant en 1931. La politique d'intégration de la population noire, déjà sérieusement réduite sous l'impulsion de Rhodes en son temps, cesse complètement en 1948, après la victoire aux élections législatives du Parti national. Cette formation, qui prône la ségrégation raciale et le nationalisme afrikaner, conserve le pouvoir jusqu'en 1994. Elle prône une politique de « développement séparé » (Apartheid) qui assure à la minorité blanche d'Afrique du Sud d'exercer seule le pouvoir. L'Apartheid, avec son lot de violences et d'inégalités, va mettre l'Afrique du Sud au ban de la communauté internationale, une situation à laquelle le pays réagit en quittant le Commonwealth en 1961. Une des mesures majeures de cette politique consiste en la création de bantoustans, sortes de réserves à l'indépendance purement nominale. L'un de ces bantoustans, le KwaZulu, était réservé aux Zoulous et s'étendait sur une portion large, mais pauvre, de la province du Natal.

9memorialzoulouL'identité nationale zouloue, en effet, n'avait pas disparu. D'abord entretenue par des associations culturelles, elle aboutit en 1975 à la fondation du Parti Inkatha de la liberté, dont le leader incontesté est encore aujourd'hui Mangosuthu Buthelezi, un arrière-petit-fils de Cetshwayo. Nationaliste et réclamant une large autonomie pour le KwaZulu, l'Inkatha s'oppose violemment au principal parti anti-Apartheid, le Congrès national africain (ANC), dont les dirigeants sont majoritairement Xhosas, durant la période de transition entre l'Apartheid et le régime multiracial actuel. L'Inkatha obtient un certain nombre de concessions dans la constitution de 1994, dont un changement symbolique lors du redécoupage administratif du pays, le Natal devenant KwaZulu-Natal. Initialement influente dans la province, l'Inkatha est aujourd'hui en net déclin. Incident de parcours pour la colonisation européenne de l'Afrique du Sud, la bataille d'Isandlwana n'en est pas moins devenue un marqueur fort de l'identité zouloue. Les cairns blanchis qui marquent les tombes des soldats britanniques tués au pied de la montagne, et forment une piste macabre jusqu'au « gué des fuyards », sont à présent côtoyés par un monument dédié aux guerriers zoulous qui moururent par centaines le 22 janvier 1879. Isandlwana, déchaînement de brutalité digne de ce que le genre humain sait faire de pire, symbolise toute la violence de l'histoire sud-africaine. Par contraste, elle rappelle aussi que l'Afrique du Sud a finalement choisi de s'en démarquer, optant pour la réconciliation, grâce notamment au charisme de Nelson Mandela, plutôt que pour la vengeance. Un choix historique, même s'il n'a pas effacé les inégalités d'un pays que la pandémie de sida place au seuil d'une grave crise démographique. 

Sources et bibliographie

- Donald R. Morris, The Washing of the Spears : the Rise and Fall of the Zulu Nation, Cambridge, Da Capo Press, 1965. Réédité en 1998, c'est un des ouvrages de référence sur l'histoire du royaume zoulou, son système militaire, et la guerre anglo-zouloue de 1879.

- John Keegan, Histoire de la guerre, du Néolithique à la guerre du Golfe, Paris, Dagorno, 1996. Le célèbre historien militaire consacre un large passage aux réformes de Shaka.

- Jean Guilaine, Jean Zammit, Le sentier de la guerre, Paris, Le Seuil, 2001. Cet excellent ouvrage sur la violence dans les sociétés préhistoriques décrit bien la pratique de la guerre dans les cultures tribales.

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