Kemal 1923Mustafa Kemal Pacha (1881-1938), dit Atatürk, est le fondateur et le premier président de la République de Turquie de 1923 à 1938. Au lendemain de l'humiliante défaite de l'Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale, Mustafa Kemal créa un État moderne et laïque, se servant de son prestige et de son charisme pour appliquer un vaste programme de réformes dans le cadre d'un régime autoritaire. Le surnom d' Atatürk (qui signifie père des Turcs) lui fut donné en 1934 par le parlement turc en hommage à son oeuvre politique en Turquie. Son héritage est considérablement remis en cause par le gouvernement islamo-conservateur en place depuis 2003.

 

L'enfance et la formation de Mustafa Kemal

Mustafa Kemal nait en 1881 dans une famille d'origine paysanne à Thessalonique. Son père est d'abord petit fonctionnaire à l'administration des finances ottomane puis se lance dans le commerce du bois, mais sa mort, en 1893, place la famille dans une situation précaire. Mustafa abandonne tôt l'école pour accompagner sa mère chez un oncle fermier.

Il entre à l'école des cadets de Thessalonique malgré l'opposition de sa mère qui veut en faire un prêtre. Il se donne à ses études avec beaucoup d'application et quitte Thessalonique à l'âge de 17 ans avec le surnom de « Kemal » (perfection) pour Monastir en Macédoine occidentale. En 1902, après de brillantes études à l'école militaire de cette ville, il suit des cours à l'Académie de guerre d'Istanbul, où sont formés les cadres destinés au grand état-major. En 1905, à 24 ans, il sort de l'École supérieure de guerre avec le grade de capitaine.

carte empire ottoman 1914À cette époque, l'Empire ottoman est à l'agonie. Amputé de nombreux territoires en Europe, il est en butte à toutes les humiliations. Ses finances et son commerce passent progressivement sous contrôle étranger. Il croule sous le poids de ses dettes, et son indépendance n'est plus qu'une fiction. Il ne doit sa survie qu'à la rivalité des grandes puissances, qui s'épient jalousement en attendant de se partager les dépouilles de l'« homme malade ».

Le Sultan maintient un pouvoir théocratique et gouverne selon les prescriptions de l'islam. Hostile à toute innovation, il s'appuie sur un clergé qui exerce son influence dans le sens de la religion la plus réactionnaire.

Le futur Atatürk, agitateur politique

C'est à Monastir que Mustafa Kemal a pris conscience de cette situation puisque la capitale de la Macédoine occidentale est au centre de l'agitation avec l'apparition de nombreuses organisations secrètes. À travers leurs publications, Kemal découvre le caractère despotique du régime et est gagné par les idées modernistes, fortifiées par la lecture des philosophes des Lumières.

Lors de son arrivée à Istanbul, il découvre que la plupart de ses camarades de l'École de guerre partagent ses opinions à l'égard de l'Empire et se sentent humiliés par l'ingérence des puissances étrangères dans les affaires du pays. Le cercle d'étude « Vatan ve Hurriyet » (Patrie et Liberté), présent dans l'École, tient des réunions clandestines et critique les aspects traditionnels de la vie turque dans son bulletin bimensuel. Pour eux, l'islam est aux antipodes du progrès et le clergé est l'ennemi du peuple, ils veulent également délivrer le peuple de l'absolutisme du Sultan.

Interdit à l'école, le Vatan devient progressivement une association secrète dans laquelle Mustafa assure la direction. Découvert à la fin de l'année 1904, Kemal est arrêté avec ses amis, puis gracié et affecté dans un régiment de cavalerie à Damas. En Syrie, il ne renonce pas pour autant à ses activités politiques et gagne la confiance de jeunes officiers hostiles au régime et organise parmi eux plusieurs sections de « Patrie et Liberté ».

En 1907, il est nommé à l'état-major de la IIIe armée de Thessalonique. La ville connaît alors une intense activité politique et Mustafa tente d'y organiser une section de Vatan. Mais les officiers sont déjà acquis au comité « Union et Progrès », mouvement moderniste qui préconise la lutte contre le despotisme du Sultan et l'institution d'un régime constitutionnel sur le modèle des puissances européennes. Mustafa adhère à ce mouvement, mais ne tarde pas à entrer en conflit avec certains de ses dirigeants et est définitivement mis à l'écart.

Ainsi, en 1908, quand les Jeunes Turcs du mouvement « Union et Progrès » prennent le pouvoir Kemal se trouve en marge de la vie politique. Il parvient cependant en 1909 à y participer en se mettant au service de la révolution armée de Macédoine où il est nommé chef d'état-major de la IIIe armée. En 1910, il réorganise l'école d'officier de Thessalonique et commence à dénoncer les nouveaux dirigeants et leur politique qui sacrifient, pour lui, l'indépendance du pays.

Mustafa Kemal militaire

En 1911, Mustafa Kemal cesse toute activité politique pour se consacrer à son métier de soldat et lutter contre les agressions des pays européens. Il se distingue d'abord en Tripolitaine (1911-1912) contre les Italiens, qui ont attaqué, sans préavis, cette province ottomane. Mais également au cours de la Première Guerre balkanique (1912-1913) lorsqu'il parvient à interdire aux Bulgares l'accès à la presqu'île de Gallipoli. Cette dernière victoire sauve les Dardanelles et évite à la Turquie d'être envahie.

En 1914, lorsque les jeunes-turcs mènent la Turquie dans la Première Guerre mondiale aux côtés de l'Allemagne, Mustafa est un soldat confirmé. Il participe à la défense des Détroits, d'abord comme colonel, ensuite à la tête d'une division. Sa victoire d'Anafarta (août 1915) contre les forces alliées écarte pour un temps le danger qui pèse sur les Dardanelles. Dès lors, Mustafa Kemal est considéré comme le sauveur de la nation.

Mustafa Kemal 1918Il est néanmoins conscient que le rapport des forces est favorable aux Alliés et le vainqueur des Dardanelles supporte mal l'emprise de l'Allemagne sur son pays. Il préconise la rupture avec cette puissance et la conclusion d'une paix séparée avec les Alliés. Cette solution ne convient pas au gouvernement et pour l'éloigner de la capitale on lui donne successivement le commandement du 16e corps d'armée au Caucase (1916), celui de la IIe armée en Arménie (1917) et celui de la VIIe armée en Syrie (1917-1918).

Le 30 octobre 1918, la Turquie vaincue signe un armistice à Moúdhros avec les puissances alliées. L'Empire perd toutes ses possessions européennes et arabes. Les forces de l'Entente stationnent jusque dans le territoire turc et contrôlent la police, la gendarmerie et les ports. Les troupes britanniques occupent la capitale et les Détroits. Le nouveau gouvernement paraît disposé à accepter les conditions humiliantes des Alliés et à sacrifier l'indépendance du pays. La population, lassée par la guerre, semble résignée à son sort.

Le chef de la résistance

Malgré la situation désastreuse du pays, Kemal entreprend de faire face à la situation en protégeant la Turquie des convoitises étrangères. Pour cela, il faut compter sur la population turque elle-même. Dès 1918, Mustafa jette les bases d'une résistance populaire dans les montagnes d'Anatolie. Le mouvement se développe en 1919 à la suite du débarquement des troupes grecques à Izmir et dans la Thrace orientale.

Au mois de mai de la même année, le gouvernement confie à Mustafa Kemal la charge de gouverneur général des provinces orientales, dont l'Anatolie. Il exploite cette situation pour préparer des conditions favorables à la libération du pays et, sitôt installé, il réorganise l'armée turque et entreprend une tournée dans la campagne d'Anatolie pour exhorter les paysans à défendre la patrie.

Le sultan Mehmed VI (1918-1922) le relève de son commandement, le casse de son grade de général et donne l'ordre à toutes les autorités civiles et militaires de ne plus lui obéir. Mais la position de Mustafa est assez forte pour qu'il puisse tenir tête au gouvernement. Au demeurant, il arrive à convaincre ses compagnons que le Sultan agit sous la pression des Anglais, qui s'opposent à l'indépendance de la Turquie, et parvient à obtenir leur accord pour la constitution d'un nouveau pouvoir en Anatolie, loin de toute contrainte, sous la forme d'un gouvernement provisoire.

Les prémices d'un nouveau gouvernement

Réunis à Erzurum du 23 juillet au 7 août 1919 sous la présidence de Mustafa Kemal, les chefs militaires décident de convoquer un congrès populaire qui se tient à Sivas le 4 septembre et affirme le droit du peuple turc à l'existence et sa volonté de résister à l'occupation étrangère. Pour neutraliser Mustafa, le Sultan renvoie son Premier ministre et ordonne de procéder à des élections générales. La manœuvre réussit parfaitement. Le nouveau Parlement accepte, malgré l'opposition de Mustafa, de se réunir à Istanbul.

Le vainqueur des Dardanelles est sur le point de perdre la partie, lorsque, au mois de mars 1920, les Anglais décident de mettre fin à l'existence d'une Assemblée considérée comme intransigeante. Mustafa appelle alors à l'élection d'une Grande Assemblée nationale (Büyük Millet Meclisi) qui se réunit à Ankara le 23 avril 1920. Kemal désigne un comité exécutif qu'elle déclare être le gouvernement légal, mais provisoire du pays, et qui entre très vite en lutte ouverte contre le Sultan. Usant de son pouvoir spirituel, Mehmed VI déclare Mustafa et ses compagnons renégats et hérétiques, et appelle la population à la lutte contre les « ennemis de Dieu ».

Kemal 1928Le pays est déchiré par une guerre civile atroce, où les partisans du Sultan semblent l'emporter sur ceux du gouvernement provisoire, mais la conclusion du traité de Sèvres le 10 août 1920 (qui sacrifie l'indépendance et l'intégrité de la Turquie au profit non seulement des Alliés, mais aussi des minorités kurdes et arméniennes) soulève l'indignation de la population, qui se tourne vers les nationalistes pour sauver le pays. Dès 1920, de nombreuses victoires militaires sur les Grecs ont lieu et, en 1922, Mustafa Kemal écrase l'armée hellène à Afyonkarahisar (le 26 août) et fait une entrée triomphale à Izmir (le 9 septembre).

Par ces victoires militaires, Mustafa, surnommé Gazi (le victorieux), écarte tout danger de la Turquie et impose un nouveau traité aux Alliés signé à Lausanne le 24 juillet 1923. Il reconnaît la Turquie comme une puissance souveraine et indépendante dans toute la partie de l'ancien Empire ottoman habitée par une majorité turque.

Atatürk, un chef d'État réformateur (1923-1938)

Ayant aboli le sultanat, Kemal veut édifier une république indépendante et laïque. La tâche est évidemment loin d'être aisée et comporte même beaucoup de risques. Il s'agit, en effet, d'arracher la Turquie à la religion musulmane pour l'élever au rang d'une nation moderne. L'islam étant un dogme, un rite et un code à la fois, la vie publique comme la vie privée de la population vont être bouleversées.

Mustafa Kemal est conscient des embûches que vont dresser sur son chemin ses adversaires politiques et surtout un clergé encore influent sur une population profondément islamisée. Déjà, en 1922, il a rencontré beaucoup de difficultés pour déposer Mehmed VI et abolir le sultanat malgré le caractère vétuste et despotique de cette institution.

Pour venir à bout de tous les obstacles, il crée un instrument politique en 1923 : le parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP). Toutefois, les élections d'août 1923 ne donnent pas la majorité absolue au parti, mais l'Assemblée, paralysée par la lutte des factions, fait appel à Mustafa. Celui-ci constitue un gouvernement homogène avec les membres de son parti et fait proclamer, le 29 octobre 1923, la République présidentielle.

Président de la République et chef suprême de l'armée, Kemal préside, quand il le juge nécessaire, la Grande Assemblée nationale et le Conseil des ministres, dont il choisit lui-même le président et fixe la capitale à Ankara. Se faisant le champion de la laïcisation, il abolit le califat, sécularise la justice et l'enseignement, accorde à la femme turque une émancipation sans précédent dans le monde musulman et rend obligatoire l'alphabet latin en 1928.

Mustafa Kemal entend rattraper l'occident sans attendre les résultats de l'enseignement et s'engage aussi dans une entreprise d'occidentalisation qui touche chaque Turc dans sa vie intime : son nom, sa langue et même ses vêtements (loi sur le Fez en 1926). Le Gazi impose également à ses sujets l'adoption, à l'instar des Occidentaux, de noms patronymiques. Pour donner l'exemple, il commence lui-même par prendre un nom de famille : Atatürk, c'est-à-dire le « Père des Turcs », le 24 novembre 1934.

Toutefois, Mustafa Kemal sait qu'on ne peut pas transformer la Turquie par de simples lois et discours, et que l'avance de l'Occident découle essentiellement de son développement économique. Il faut donc transformer les structures économiques du pays, développer son agriculture, le doter d'un excellent réseau de communications et jeter les bases d'une industrie pratiquement inexistante.

L'héritage d'Atatürk

Atatürkün funérailles 1938Deux ans avant sa mort, survenue le 10 novembre 1938, Atatürk réalise l'indépendance totale du pays. Il laisse une nation homogène, indépendante, respectée et libérée — du moins dans ses institutions — des entraves du passé. D'importants progrès ont été réalisés : développement scolaire, recul de l'analphabétisme, émancipation de la femme, essor de l'économie.

Mais la démocratie reste inachevée, et le problème kurde n'est pas réglé. Il s'est efforcé d'éradiquer l'héritage de l'Empire ottoman, cependant des éléments de continuité avec les époques précédentes persistent dans son œuvre : la continuité sociale, Atatürk s'appuie sur l'élite traditionnelle, mais aussi continuité idéologique et politique dans le souci de centraliser l'État et de moderniser la société.

Décédé des suites d'une cirrhose le 10 novembre 1938, Atatürk est enterré au musée ethnographique d'Ankara. Son corps repose aujourd'hui dans le mausolée dit de l'Anitkabir. Disparu trop tôt pour pouvoir mener à terme toutes les réformes projetées, source d'inspiration pour certains leaders musulmans, accusés par d'autres d'avoir imposé une dictature, le « Chef éternel », comme l'ont appelé les Turcs, s'est acharné contre l'héritage de l'Empire ottoman pour poser les fondements de la Turquie moderne.

Bibliographie

- Fabrice Monnier, Atatürk : Naissance de la Turquie moderne.CNRS Éditions, 2015

Kemal Atatürk, père de la Turquie moderne, d' Alexandre Jevakhof. Texto, 2016.

Histoire de la Turquie: de l'Empire Otoman à nos jours, d'Hamit Bozarslan. Texto, 2021.

.

Poursuivez également votre lecture avec nos autres articles sur le même thème :