General-Grant-002Au soir du samedi 5 avril 1862, le général Grant peut se coucher avec satisfaction. Son armée est campée autour du débarcadère de Pittsburg Landing, sur les rives de la Tennessee, occupant une bonne position défensive entre deux rivières qui couvrent ses flancs. Ses subordonnés Sherman et Prentiss lui ont bien signalé l’activité de la cavalerie ennemie à proximité de leurs camps, mais il ne s’agit que d’une démonstration et rien de plus : les Confédérés sont tout occupés à fortifier leur nouvelle base de Corinth. De plus, les premiers éléments de l’armée du général Buell viennent d’arriver pour renforcer ses troupes. Encore quelques jours et le général Halleck viendra prendre le commandement de cette force imposante et la mènera assiéger Corinth, où elle infligera au Sud une défaite décisive. Grant est à cent lieues de se douter que, dans à peine quelques heures, débutera une bataille qui marquera l’histoire de la guerre de Sécession comme un synonyme de confusion et de carnage : Shiloh.

 

Une encombrante victoire

Fin février 1862, avec la chute des forts Henry et Donelson et l’occupation de Nashville, l’Union a hérité d’une victoire qu’elle n’attendait pas et dont elle ne sait que faire. Ce qui devait n’être qu’une attaque limitée contre un fort s’est transformé en une percée majeure ouvrant la route du Sud. Il restait toutefois à savoir où frapper ensuite, comment et avec quelles forces. Le président Lincoln favorisait une marche vers l’est, afin d’occuper le Tennessee oriental dont la population était majoritairement pro-nordiste. Néanmoins, le « plan Anaconda » imaginé l’année précédente par le général Scott pour asphyxier l’effort de guerre sudiste, était toujours d’actualité, et appelait au contrôle du fleuve Mississippi. La prise de Memphis, sur la frontière occidentale du Tennessee, était un objectif majeur pour parvenir à ce résultat. Enfin, l’on pouvait également espérer pénétrer profondément dans le Sud pour frapper la Confédération au cœur.

Tout le problème de ces possibles opérations résidait dans le contrôle des voies de ravitaillement nécessaires à l’approvisionnement des armées. Les mauvaises routes de la région, promptes à se muer en bourbiers à la première averse un peu prolongée, ne pouvaient être considérées comme suffisantes. Cela laissait deux possibilités pour la mise en place d’une logistique de grande envergure, les voies ferrées et les fleuves ; mais les unes comme les autres réduisaient sérieusement, du même coup, les options stratégiques possibles. Le réseau ferroviaire du Sud était loin d’être aussi dense que celui du Nord, et les lignes demeuraient fragmentaires. Les voies navigables n’étaient pas légion, mais contrairement aux chemins de fer, elles n’étaient pas vulnérables à un raid de l’ennemi, et la supériorité navale de l’Union lui en assurait le contrôle.

De surcroît, le raid des canonnières timberclads du lieutenant Phelps, aussitôt après la prise du fort Henry, avait montré que la rivière Tennessee était pratiquement dépourvue de défenses. Ce n’était pas le cas du Mississippi, protégé par de puissantes fortifications à Columbus et par d’autres en aval. La Tennessee présentait donc une excellente route pour une armée d’invasion, d’autant qu’une bonne partie de son cours est orienté Sud-Nord. Et elle mène de surcroît à proximité d’une des seules lignes de chemin de fer sudistes d’envergure nationale : partant de Memphis, elle permettait de rejoindre Richmond, la capitale confédérée, via Corinth et Chattanooga. Prendre le contrôle de cette ligne présentait donc l’immense avantage de couper une artère stratégique vitale pour les Sudistes : sans elles, ils seraient obligés d’emprunter d’autres lignes beaucoup moins directes pour faire transiter troupes et matériel.

ACW_Western_Theater_September_1861_-_April_1862Carte des opérations préalables à la bataille de Shiloh (copyright Hal Jespersen).

 

La rivière Tennessee mettait virtuellement les Fédéraux, libérés de toute menace sur son cours depuis le raid de Phelps, à deux jours de marche de Corinth. Cette pauvre bourgade mississipienne, que l’écrivain Ambrose Bierce allait plus tard décrire comme « la capitale d’un marais », était un nœud ferroviaire de la plus haute importance. La Memphis & Charleston Railroad, qui courait jusqu’à Chattanooga, y croisait une autre voie reliant Columbus, dans le Kentucky, à Jackson, la capitale de l’État du Mississippi. Une fois prise, elle offrirait aux Nordistes l’opportunité de rayonner dans toutes les directions. À l’ouest, elle leur permettrait de menacer Memphis. Vers l’est, elle leur donnait accès au nord de l’Alabama, et à Chattanooga sans avoir à franchir les monts de la Cumberland. Enfin, elle ouvrait grand la route du Sud profond. Le Nord tenait sa prochaine cible.

Réorganisation militaire

General-Halleck-002Il restait à mettre sur pied une armée suffisamment puissante pour frapper ce coup décisif. Les commandements distincts qui avaient opéré jusque-là ayant montré leurs limites, Lincoln décida de les unifier au sein d’un unique état-major qui aurait pour tâche de coordonner toute la stratégie nordiste à l’ouest des Appalaches. Ainsi fut créé le département militaire du Mississippi, confié à Henry Halleck. Celui-ci réorganisa ses troupes en trois forces principales : l’armée du Mississippi, l’armée de la Tennessee, et l’armée de l’Ohio, commandées respectivement par John Pope, Ulysses Grant  et Don Carlos Buell. La première avait pour mission de prendre le contrôle du fleuve Mississippi en s’emparant des fortifications qui le gardaient ; elle disposerait pour cela du soutien des canonnières du commodore Foote. La seconde devait avancer sur Corinth par voie fluviale, et la troisième par voie de terre.

Il fallait aussi consolider les effectifs de ces forces, et l’armée de la Tennessee eut la priorité. Halleck lui envoya la majeure partie des réserves dont il disposait à St.Louis, son quartier général. Des régiments à peine entraînés furent concentrés à Paducah, d’où l’offensive devait démarrer. Certains ne reçurent même leurs fusils qu’à leur arrivée sur place. Grant disposa bientôt de près de 50.000 hommes et d’une impressionnante flotte de transports fluviaux. Buell avait été sévèrement ponctionné pour parvenir à ce résultat, et son armée devait de surcroît laisser derrière elle des détachements non négligeables pour occuper Nashville et assurer la sécurité de la ligne de chemin de fer le long de laquelle elle allait progresser. Le 10 mars, l’armée de la Tennessee était fin prête à faire route vers le sud.

cf_smith2Son départ fut toutefois accompagné d’une péripétie de dernière minute : le 4 mars, Halleck ordonna à Grant de rester à Paducah et de remettre le commandement de l’armée à Charles Ferguson Smith. Grant payait là le prix de son absence durant les premières heures de la bataille du fort Donelson, le 15 février. On se souvient qu’il était allé s’entretenir avec le commodore Foote après l’échec que ce dernier avait essuyé en bombardant le fort avec ses canonnières, la veille. La tentative de sortie des Confédérés avait surpris son armée sans chef, et Grant, arrivé tardivement sur le champ de bataille, n’avait dû qu’à son sang-froid et à l’incurie de ses adversaires de ne pas voir l’armée ennemie lui échapper. Compte tenu de sa mauvaise réputation, des rumeurs n’avaient pas tardé à courir, imputant son absence temporaire à son alcoolisme supposé. Halleck s’entendait mal avec Grant – comme avec la plupart de ses subordonnés d’ailleurs – et avait sans doute prêté foi à ces affirmations, au point de douter que Grant avait les compétences requises pour commander une opération d’aussi grande importance.

Dès qu’il fut informé du limogeage de Grant, le président Lincoln s’en émut. Lui-même était confronté quotidiennement aux réticences du général McClellan à aller de l’avant, et il recherchait désespérément des commandants à l’esprit offensif. Il estimait en avoir trouvé un avec Grant. Son remplaçant, C.F. Smith, n’était pas moins agressif que lui. C’était un officier de carrière expérimenté, déterminé et respecté aussi bien par ses pairs que par ses soldats, et qui avait été décisif dans la victoire finale des Nordistes au fort Donelson. Mais il n’avait pas encore fait ses preuves à la tête d’une armée et de surcroît, il lui manquait le prestige politique que Grant avait acquis après ses victoires. Lincoln, qui prenait toujours grand soin de ne pas froisser ses généraux en leur donnant des ordres trop directs, s’inquiéta du sort de Grant auprès de Halleck, qui hésita. Le 13 mars, alors que l’expédition avait déjà commencé, il redonna le commandement de l’armée de la Tennessee à Grant.

Le Sud reprend l’initiative

as_johnston2Le 18 mars, les premiers éléments nordistes descendirent de bateau pour occuper un modeste débarcadère de l’État du Tennessee baptisé Pittsburg Landing. C’est là que l’armée de la Tennessee devrait attendre celle de l’Ohio. Une fois la jonction faite, Halleck prendrait alors le commandement en personne et marcherait sur Corinth avec les forces combinées de Grant et de Buell. Une des divisions de l’armée de Grant, celle de Lew Wallace, devait être déployée autour d’un autre débarcadère située à 8 kilomètres au nord, Crump’s Landing. Quant à Grant lui-même, il avait choisi d’installer son quartier général à Savannah, un bourg à une quinzaine de kilomètres en aval de Pittsburg Landing. Peu de temps après, il subit un premier coup dur avant même de se battre : C.F. Smith, resté commandant de division dans son armée, se blessa grièvement à une jambe en sautant dans une barque. Affaibli par l’infection qui s’ensuivit, il contracta bientôt une dysenterie chronique qui ruina sa santé. Smith allait mourir de ces deux causes combinées le 25 avril.

De son côté, Albert Sidney Johnston n’était pas resté longtemps inactif. Après l’évacuation de Nashville, il avait installé ses troupes à Murfreesboro, au sud-est de la capitale tennesséenne. Comme ses ennemis, le commandant sudiste avait parfaitement saisi l’importance de la voie ferrée qui transitait par Corinth, et entreprit d’en faire fortifier les principaux points stratégiques. De tous, c’est sans doute Corinth qui est le plus exposé et dès le début du mois de mars, le général Beauregard s’y rend pour faire ceinturer la ville d’imposantes fortifications. Quand A.S. Johnston apprend que les Fédéraux ont commencé à remonter la Tennessee, il fait accélérer le mouvement. Lui et Beauregard vont eux aussi racler les fonds de tiroir pour compenser les pertes subies au fort Donelson.

Beauregard-2Désormais trop exposées à une attaque de revers, Columbus et ses fortifications fluviales sont évacuées, et le général Polk ramène ses troupes à Corinth. Un appel est lancé aux gouverneurs des États voisins pour qu’ils fournissent autant de soldats que possible, et comme dans le camp nordiste, les nouveaux régiments affluent – certains partiront même au combat sans armes. Les troupes de Braxton Bragg, qui se concentraient à Pensacola pour assiéger le fort Pickens, sont expédiées à Corinth elles aussi, de même que la quasi-totalité des forces de Louisiane, commandées par Daniel Ruggles. Enfin, A.S. Johnston lui-même rejoint Beauregard. C’est à cette occasion que l’erreur commise par le lieutenant Phelps au cours de son raid va se faire lourde de conséquences pour les Nordistes : en laissant intact le pont de chemin de fer qui enjambait la Tennessee à Florence, l’officier de la marine fédérale permet à présent aux soldats confédérés d’effectuer leur mouvement vers Corinth en quelques jours seulement.

Le 1er avril, A.S. Johnston dispose à Corinth de 55.000 hommes constituant une nouvelle formation, l’armée du Mississippi, qu’il commande directement avec Beauregard comme second. Les deux hommes décident d’attaquer sans attendre, avant que les forces de Buell ne rejoignent celles de Grant et ne lui confèrent une trop grande supériorité numérique. L’offensive confédérée est pensée comme un raid à grande échelle : il s’agit d’attaquer Pittsburg Landing et d’anéantir l’armée nordiste qui s’y trouve avant de revenir à Corinth. Laissant derrière lui 10.000 hommes afin de poursuivre les travaux de fortifications de sa base, A.S. Johnston se met en marche vers le nord-est le 3 avril, avec 45.000 soldats.

De son côté, le commandement nordiste ignore toujours qu’il est à la veille d’une bataille majeure. Trop concentré sur ses propres plans et convaincu d’avoir arraché l’initiative pour de bon aux Confédérés, il n’a pas cherché à deviner ce qu’allaient faire ses ennemis. Dans les premiers jours d’avril, alors que l’armée sudiste est déjà en marche vers Pittsburg Landing, Grant continue à attendre tranquillement l’arrivée de Buell, désormais imminente. Pourtant, sur le terrain, des signes avant-coureurs commencent à couver. À défaut d’être prête, l’armée de la Tennessee paraît pressentir quelque chose.

Une armée au repos

À ce moment, Grant a sous ses ordres 49.000 hommes répartis en six divisions. Celles-ci sont commandées respectivement par McClernand, W.H.L. Wallace (qui remplace l’infortuné C.F. Smith), Lew Wallace, Stephen Hurlbut, William Sherman et Benjamin Prentiss. Environ la moitié de ces forces a déjà combattu, principalement au fort Donelson. L’autre moitié, par contre, n’a qu’une expérience très limitée de la chose militaire. Tous ces hommes, en revanche, sont assez correctement équipés. En dehors de la division de Lew Wallace, ces troupes sont concentrées immédiatement au sud-ouest de Pittsburg Landing. Le débarcadère en lui-même résume le pays qui l’entoure : il se réduit à « un entrepôt, une épicerie et une habitation » comme l’écrira plus tard le colonel Wills De Hass, un vétéran nordiste de la bataille de Shiloh et auteur d’un récit très instructif sur les prémices de l’affrontement.

La région du Tennessee qui l’entoure – le comté de Hardin – est encore très sauvage, et sa densité de population est de l’ordre de 6 à 7 habitants au kilomètre carré. Le futur champ de bataille présente un terrain vallonné qui surplombe la Tennessee de 20 à 30 mètres en moyenne. Il est couvert d’épaisses forêts, principalement de chênes, et les sous-bois peuvent y être tantôt relativement dégagés, tantôt très denses. C’est également un terrain très humide. De nombreux ruisseaux alimentent de petits tributaires de la Tennessee, creusant des ravins qui coupent assez profondément le paysage. Comme souvent aux États-Unis, les routes rurales, non pavées, y sont mauvaises, quand elles ne se muent pas en simples sentiers à peine marqués. Dans les creux, l’eau a tendance à stagner, formant des mares. Seules quelques fermes isolées parsèment cette étendue restée pour l’essentiel à son état originel, abstraction faite des quelques champs qui y ont été défrichés ici et là. Pour établir leurs camps et se procurer du bois de chauffage, les troupes nordistes ouvriront d’autres clairières, sans pour autant réduire sensiblement l’épaisseur du couvert forestier.

General-Stephen-HurlbutPittsburg Landing est situé au niveau d’un coude de la rivière Tennessee, à partir duquel son cours, jusque-là orienté globalement vers l’ouest, s’infléchit en direction du nord, où elle va se jeter, bien plus loin, dans l’Ohio. Parallèlement à la Tennessee courent deux petites rivières : la Lick Creek, qui protège la gauche des forces nordistes, et l’Owl Creek, dont le cours marécageux sert d’ancrage à leur droite. Ses arrières couverts par la présence de Lew Wallace à Crump’s Landing, l’armée de la Tennessee n’a guère qu’à se préoccuper de ce qui se passe en face d’elle, c’est-à-dire au sud. Halleck a bien ordonné que les camps soient fortifiés, mais ni Grant ni ses subordonnés n’ont jugé utile d’y donner suite. Les cinq divisions de la force principale ne sont donc pas retranchées, mais il y a plus grave : par commodité, elles sont dispersées sur un espace relativement vaste et incapables de se soutenir immédiatement en cas d’attaque.

Celle de Prentiss (qui comprend deux brigades) est la plus au sud, cinq kilomètres au sud-sud-ouest du débarcadère. Trois kilomètres au nord-ouest de Prentiss, la division Sherman (quatre brigades) s’est établie autour d’une petite église rurale protestante, baptisée Shiloh – « lieu paisible » en hébreu. Une de ses brigades, celle de David Stuart, a été détachée pour couvrir un pont qui enjambe la Lick Creek, 6,5 km à l’est du QG de Sherman. McClernand et ses trois brigades campent immédiatement sur les arrières de Sherman, Hurlbut (trois brigades également) un petit plus loin à l’est. La division la plus en arrière est celle de W.H.L. Wallace et ses trois brigades. Avec les trois de la division Lew Wallace, Grant dispose en tout de 18 brigades et 24 batteries (soit environ 144 canons en théorie, moins en réalité car certaines batteries n’ont que quatre pièces). La cavalerie représente l’équivalent de trois régiments, mais elle est dispersée en compagnies à travers toute l’armée. 

Effet de surprise

General-BraggEn temps normal, Pittsburg Landing est à deux jours de marche de Corinth. Mais en ce début de printemps, le temps est incertain et les averses fréquentes. Dans la nuit du 3 au 4 avril, une forte pluie s’abat sur l’armée confédérée. À cause de la visibilité réduite, la marche, qui devait reprendre avant l’aube, doit être retardée jusqu’à ce qu’il fasse suffisamment jour. De surcroît, les précipitations ont rendu la route difficilement praticable, surtout pour les attelages de l’artillerie et les chariots de munitions. Il n’y a pas de chariots de vivres : les soldats ont reçu des rations pour cinq jours. Beaucoup d’entre eux n’ont jamais accompli de marche aussi soutenue, et faute d’expérience, consomment leur nourriture à un rythme trop élevé. Pour ceux-là, la bataille de Shiloh sera livrée, ou du moins entamée, le ventre vide.

L’organisation de l’armée, mise en place quelques jours plus tôt seulement et insuffisamment rodée, n’arrange pas les choses. A.S. Johnston a divisé ses forces en quatre corps d’armée. Le premier, sous Leonidas Polk, comprend quatre brigades réparties en deux divisions, respectivement commandées par Charles Clark et Benjamin Cheatham. Le second, aux ordres de Bragg, comprend six brigades, en deux divisions également – celles de Daniel Ruggles et Jones Withers. Le troisième est confié à William Hardee, un ancien officier de carrière considéré comme un brillant tacticien (on lui doit le manuel d’instruction de l’infanterie en vigueur dans l’armée fédérale) et comprend trois brigades. Enfin, le quatrième corps regroupe trois brigades lui aussi. Son commandant n’est autre que John Breckinridge, l’ancien vice-président des États-Unis et adversaire malheureux de Lincoln à l’élection présidentielle de 1860.

General-William-HardeeLe plan conçu par A.S. Johnston implique une attaque sur un front étroit, pour conserver une masse de manœuvre importante et un dispositif en profondeur. Schématiquement, il s’agit d’asséner à Grant un « crochet du droit » en marchant directement sur Pittsburg Landing. L’objectif de cette manœuvre, dans laquelle l’effet de surprise est essentiel, est de s’emparer des camps de l’armée nordiste, puis de la couper de la principale voie par laquelle elle pourrait recevoir des renforts : le débarcadère (il n’y a en effet pas de pont sur la Tennessee à cet endroit). À cette fin, les corps d’armée sudistes seront disposés non côte à côte, mais l’un derrière l’autre. Hardee mènera l’attaque principale avec le soutien immédiat de Bragg. Quant à Polk et Breckinridge, ils formeront deux échelons de réserves.

L’attaque doit normalement être lancée le 5 avril à l’aube, mais à cause de la pluie de la veille, seuls les éléments avancés de Hardee sont en place. L’armée est très étirée et ne peut être lancée au combat à l’heure prévue. Prêt à 3 heures, le corps d’armée Polk doit d’abord laisser passer devant lui celui de Bragg, très en retard. Ce dernier n’est en position qu’à 14 heures, et il est près de 17 heures quand les dernières troupes confédérées sont en place. Il ne reste qu’une à deux heures de jour, et l’attaque doit être annulée. Un accrochage avec une patrouille nordiste a eu lieu dans la journée du 4, et Beauregard est à présent persuadé que l’armée a été repérée et que l’effet de surprise est perdu. De surcroît, il estime que Buell a déjà fait sa jonction avec Grant. S’entretenant avec les commandants de corps (dont Polk, qui rapportera la scène), il préconise la retraite. Mais A.S. Johnston se joint bientôt à ce conseil de guerre impromptu et demeure inflexible : « Je les attaquerais même s’ils étaient un million ». L’attaque aura lieu le lendemain dès les premières lueurs du jour.

Signes avant-coureurs

jesse_hildebrandAu quartier général de Grant, on ignore encore que l’armée ennemie s’est mise en marche. Ou, pour être tout à fait exact, on veut l’ignorer. Grant est persuadé que les défaites qu’il a infligées à son ennemi en février l’ont complètement démoralisé, et qu’il est hors d’état de procéder à la moindre opération offensive. En outre, il tient à préserver l’allant de ses hommes, et craint que leur faire établir des fortifications n’agisse négativement sur leur moral. Autre raison, et non des moindres, de son absence de préparatifs : il a reçu de Halleck l’ordre formel de ne pas engager le combat avant son arrivée. Pour cette raison, il limite au strict minimum le déploiement de piquets avancés ou l’envoi de reconnaissances, car il ne souhaite pas qu’un accrochage puisse dégénérer en affrontement généralisé. Bien sûr, l’instruction a été transmise à ses commandants divisionnaires.

Si les généraux sont confiants, l’impression de la troupe est très différente. Lorsqu’il prend son poste au sein de la brigade Hildebrand, de la division Sherman, le 2 avril, Wills De Hass constate que « le sentiment général [était] qu’une grande bataille était imminente ». Le calme prolongé inquiète les hommes, auxquels l’inaction pèse. Beaucoup dans l’armée pensent que les Sudistes vont passer à l’attaque avant que Buell ne vienne renforcer Grant, et ils savent que le moment de cette jonction approche. Certains commandants de brigade partagent les vues de leurs hommes, notamment ceux qui sont postés le plus au sud. Ils font remonter leurs inquiétudes à leurs supérieurs, mais ceux-ci y demeurent sourds. Le 5 avril, Sherman ordonnera bien à ses troupes d’entamer des travaux de construction… mais pour ouvrir une route, en préparation à la marche sur Corinth.

Ralph_Pomeroy_BucklandLes commandants de brigade en sont donc réduits à lancer des reconnaissances à petite échelle et de leur propre initiative. La cavalerie est insuffisante, et doit souvent être supplémentée par des éléments d’infanterie. Dès le 4 avril, un de ces détachements mixtes appartenant à la division Sherman accroche une unité sudiste : il s’agit en fait de la brigade de Patrick Cleburne, un des éléments du corps d’armée de Hardee. Laissons ici la parole à De Hass : « Nous eûmes quelques tués et firent une demi-douzaine de prisonniers. Parmi les blessés se trouvait un sous-officier intelligent, qui allait mourir durant la nuit. Cet homme nous informa que l’armée confédérée toute entière avait fait route depuis Corinth, et devait nous attaquer le matin suivant. » L’information alerte les colonels Jesse Hildebrand et Ralph Buckland, qui commandent les deux brigades les plus avancées de la division Sherman.

Le lendemain, le détachement chargé d’aménager la route susmentionnée signale d’importants détachements de cavalerie ennemie immédiatement au sud des camps de Sherman, ce que Hildebrand et Buckland décident d’aller vérifier par eux-mêmes. Ils peuvent ainsi observer à loisir le régiment du colonel Forrest, celui-là même avec lequel l’officier sudiste s’était échappé du fort Donelson au moment de sa capitulation. De retour à leur camp, Buckland et Hildebrand sont d’avis que les cavaliers sudistes couvrent une force bien plus importante, et s’en ouvrent à leur supérieur. Sherman demeure incrédule : pour lui, il ne s’agit que d’une reconnaissance de l’ennemi, au pire d’une démonstration. Mais ses deux subordonnés ne sont pas convaincus par ses arguments. Dans la soirée, ils font renforcer les piquets de sentinelles et mettent leurs brigades en état d’alerte.

À l’aube du dimanche 6 avril 1862, l’armée confédérée du Mississippi est en position et prête à frapper. Tout paraît calme, alors que le soleil commence à éclaircir un ciel qui s’annonce dégagé. A.S. Johnston est même étonné de l’absence totale de réaction fédérale. Ses troupes ont 24 heures de retard sur l’horaire prévu, et n’ont pas été particulièrement discrètes lors de leur déploiement, les soldats ayant multiplié les coups de feu pour vérifier si leur poudre était encore utilisable après la pluie du 4. Le commandant en chef confédéré croit à peine à l’effet de surprise qu’il semble sur le point d’atteindre. Son adjoint Beauregard, lui, n’y croit même pas du tout et suspecte un piège. Une fois de plus, il suggère de battre en retraite, ce que Johnston refuse à nouveau. L’attaque aura bien lieu : il la mènera de l’avant tandis que Beauregard restera en arrière pour coordonner les mouvements de l’armée. Puis le général en chef ajoute, péremptoire : « Ce soir, nous abreuverons nos chevaux dans la Tennessee ».

Un bien rude réveil

Avant 5 heures, l’armée confédérée s’est mise en marche. Johnston a légèrement altéré son plan de bataille : le corps d’armée de Hardee, dont l’effectif est insuffisant pour tenir le front prévu, s’est vu renforcé par la brigade d’Adley Gladden, détachée du corps d’armée Bragg et positionnée sur la droite. La surprise, toutefois, n’est pas complète. Outre les colonels Hildebrand et Buckland de la division Sherman, un autre officier nordiste est persuadé que l’ennemi est présent en force : le colonel Everett Peabody, qui commande la brigade la plus avancée de la division Prentiss. Dès les premières lueurs de l’aube, il a envoyé un de ses régiments mener une reconnaissance en force pour éviter toute surprise. Vers 5h30, des coups de feu éclatent : les hommes de Peabody viennent d’accrocher les tirailleurs qui précèdent le corps Hardee. La bataille de Shiloh vient de commencer.

Peabody-Col.-EverettPlus tard, dans son compte-rendu de la bataille, Prentiss allait s’attribuer le mérite d’avoir décidé cette reconnaissance et épargné ainsi à l’armée nordiste d’être prise complètement par surprise. La réalité, pour l’heure, est bien différente : Prentiss, irrité, fait un bref aller-retour en première ligne pour reprocher à Peabody d’avoir engagé le combat en dépit des ordres formels qu’il a donnés à ce sujet, et lui dire qu’il le tiendra pour personnellement responsable si les choses tournent mal. Mais après la bataille, Peabody ne sera plus là pour justifier de ses actions, et son supérieur pourra tranquillement les mettre à son crédit. Aussitôt après sa tirade, Prentiss fait mettre en ordre de bataille le reste de sa division : la brigade de Madison Miller et quelques régiments indépendants dont l’un, le 16ème de l’Iowa, vient à peine d’arriver et n’a même pas encore reçu de munitions.

À 6 heures, les éclaireurs nordistes durement étrillés se sont repliés sur la ligne que tient la brigade Peabody, sur laquelle la première vague confédérée marche droit… ou presque. Tout à gauche du dispositif sudiste, la brigade Cleburne infléchit involontairement sa course vers l’ouest et continue à avancer, alors que le reste des hommes de Hardee attaque Peabody. Le terrain accidenté et boisé rend la progression difficile et complique singulièrement la tâche des officiers supérieurs, qui perdent souvent de vue les unités sur lesquelles ils doivent s’aligner. Il faut y ajouter la relative complexité du plan d’attaque sudiste : placées les unes derrière les autres, les unités se gênent, se déroutent, s’intercalent au milieu d’une autre. A.S. Johnston est trop en avant pour avoir une vision d’ensemble des événements, et Beauregard trop en arrière pour avoir un réel contrôle sur les troupes. Dans les bois, les estafettes chargées de transmettre les ordres perdent du temps ou s’égarent. Dès les premières heures de la bataille, la chaîne de commandement confédérée va se désagréger complètement.

General-Benjamin-PrentissHeureusement pour les Sudistes, il en est de même chez leurs adversaires. Grant est encore à son QG de Savannah, 15 kilomètres au nord, et pour l’heure ses commandants de division combattent par eux-mêmes, essayant tant bien que mal de coordonner leurs efforts. Dans les deux camps, les brigades vont se mélanger, des régiments perdus vont rejoindre spontanément d’autres brigades, les généraux de division rameuteront autant d’unités qu’ils pourront, y compris parmi les fuyards qui se compteront bientôt par milliers. Car en cette belle matinée d’avril, la fusillade est déjà d’une rare violence. Grant la décrira comme « le plus intense feu de mousquèterie et d’artillerie jamais entendu sur ce continent ». Pour beaucoup, c’est le premier combat – et pour nombre d’entre eux, le dernier – et les nerfs de bien des soldats n’y résistent pas. Tous ces facteurs vont contribuer à faire de Shiloh une bataille particulièrement confuse, aussi bien pour les belligérants que, par la suite, les historiens.

L’élan sudiste

William-Tecumseh-ShermanSur le front de la division Prentiss, l’engagement devient général avant 6h30. La brigade Peabody résiste autant qu’elle peut, mais elle est assaillie par des forces très supérieures en nombre et doit se replier sur le camp où Prentiss a installé son QG. Réunie, sa division parvient à ralentir la progression sudiste pendant quelques minutes. De son côté, la brigade Cleburne a continué à avancer droit devant elle. Un peu avant 7 heures, elle rencontre les premiers piquets de la division Sherman. Le général nordiste, réveillé comme tout le monde par le bruit du combat livré par Prentiss, ne croit toujours pas qu’il puisse s’agir d’autre chose que d’un simple accrochage sans suites. Lorsque la fusillade éclate à proximité de ses camps, il décide d’aller se rendre compte par lui-même. Il reçoit alors un feu nourri de la part des tirailleurs sudistes, qui abattent aussitôt un de ses aides de camp. C’est seulement alors qu’il réalise son erreur – ce qu’il admettra dans son rapport avec une franchise étonnante.

Sherman va ainsi s’efforcer de mettre en place une ligne de défense cohérente au beau milieu de son propre camp. Sa division est assez dispersée : outre la brigade Stuart, détachée et envoyée loin vers l’est, celle de John McDowell est encore en retrait. Seules sont disponibles immédiatement les brigades Buckland et Hildebrand, mais heureusement pour Sherman, elles sont déjà en alerte grâce aux initiatives que leurs commandants ont prises durant les jours précédents. Sherman les faits se déployer de part et d’autre de l’église de Shiloh. En fait d’église, il faut se représenter une misérable chapelle rurale en bois, dotée de deux portes et percée d’une fenêtre sans carreaux. Ses bancs ont été enlevés avant même la bataille pour servir de mobilier ou de bois de chauffage dans les camps militaires alentours, et après le combat, on la désossera presque entièrement pour fabriquer des cercueils avec ses planches. L’église qui se visite aujourd’hui sur le site de la bataille est une reconstitution.

shiloh phase1Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation entre 5 heures et 8 heures. Cette carte les Suivantes sont réalisées par l'auteur à partir d'un fond de carte de la Civil War Landscapes Association. Légende : grandes majuscules = commandants d'armée, gras majuscule = commandants de corps, majuscules italiques = divisions ; miniuscules italiques = brigades.

adley_gladdenCleburne lance sa brigade en avant sans attendre de soutien. Son avancée est désorganisée par un bourbier dans lequel il manque de rester enlisé lui-même. Couvert de boue, il voit deux de ses régiments lancer une attaque partielle qui est repoussée avec de lourdes pertes. L’un d’eux – le 6ème du Mississippi – insistera pourtant et lancera encore deux autres attaques futiles. Il y laissera plus de 300 hommes sur les 425 de son effectif. Vers 7h30, la résistance nordiste devient suffisamment significative pour que Johnston fasse entrer en jeu sa deuxième ligne. Bragg envoie donc la division Withers soutenir Hardee sur la droite, tandis que la division Ruggles s’en va épauler Cleburne face à Sherman. Les Fédéraux eux aussi appellent des renforts. Sherman et Prentiss demandent ainsi de l’aide aux autres divisions, que l’intensité de la fusillade a vite alertées. À Crump’s Landing, Lew Wallace a été réveillé au son du canon et se tient prêt à faire mouvement dès qu’il en recevra l’ordre tandis qu’à Savannah, Grant – qui s’est blessé dans une chute de cheval quelques jours auparavant et marche encore avec des béquilles – embarque sur un vapeur en direction de Pittsburg Landing.

Ainsi, Stephen Hurlbut enverra à Sherman la brigade de James Veatch avant de se porter au secours de Prentiss avec le reste de sa division, alors que McClernand s’efforcera d’empêcher les Confédérés de tourner la gauche de la position qu’occupe Sherman. Postée plus en arrière, la division de W.H.L. Wallace sera un peu plus longue à intervenir. Pour l’heure, la division Prentiss est soumise à une forte pression de la part de Hardee. Le combat est intense. Le général sudiste Thomas Hindman se blesse légèrement en tombant de cheval, alors que sa brigade tente de fixer l’ennemi pendant que le reste du corps d’armée Hardee assaille ses ailes. Attaquant vers 8 heures pour contourner la gauche de la brigade Miller, Adley Gladden est mortellement blessé par un boulet de canon à la tête de ses hommes. Les pertes sont tout aussi sévères côté nordiste. En l’espace de deux heures, Everett Peabody a reçu quatre balles ; la dernière, en pleine tête, lui ôtera la vie. Finalement, la manœuvre confédérée réussit : débordés par la brigade Gladden sur leur gauche et par celle de Sterling Wood sur leur droite, les hommes de Prentiss craquent et abandonnent leurs camps.

julius_raithSanglante église

Toujours aux alentours de 8 heures, la division Ruggles s’efforce de déborder la gauche de Sherman. Poussant à chaque assaut le « cri des rebelles », importé dans l’Ouest par les régiments virginiens de John Floyd, les soldats sudistes s’acharnent sur le flanc de la brigade Hildebrand. Le soutien réclamé par Sherman tarde à venir, et avant 9 heures, le 53ème régiment de l’Ohio, qui forme l’aile gauche de la brigade Hildebrand, craque et reflue vers l’arrière. La brigade de Julius Raith, qui représente les premiers éléments de la division McClernand, contre-attaque aussitôt après, mais elle est accueillie par une grêle de balles. Elle doit battre en retraite, alors que son chef est mortellement blessé, et abandonner plusieurs canons aux Sudistes. Ce sacrifice a néanmoins permis à Sherman de regrouper sa division, la brigade McDowell couvrant son flanc droit, et celle de Veatch étant enfin arrivée pour prêter main forte à Hildebrand.

Dans l’heure qui va suivre, la bataille va encore s’intensifier autour de l’église de Shiloh, à laquelle Sherman entend bien s’accrocher coûte que coûte. Comme pour se racheter de sa lourde erreur d’appréciation concernant l’imminence de l’attaque confédérée, le général nordiste est partout, galopant le long de ses lignes en hurlant des encouragements et ralliant ses unités défaites. Constamment exposé, il perd trois chevaux tués sous lui et récolte une légère blessure à l’une de ses mains. Grâce à l’arrivée des deux autres brigades de McClernand, la résistance fédérale se raidit à nouveau, et Johnston doit cette fois faire appel à ses réserves : les hommes de Polk montent en soutien de Hardee et Bragg. Délestée d’une de ses brigades, la division sudiste de Charles Clark, qui ne compte plus alors que la seule brigade de Robert Russell, lance une première attaque, mais l’épaisseur des fourrés permettent aux Nordistes de les repousser en les accablant d’un feu nourri.

shiloh_phase2Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation entre 8 heures et 10 heures.

Les Sudistes vont rapidement se regrouper et remonter à l’assaut. La lutte, acharnée et incertaine, se poursuit tout le long de la ligne. L’artillerie est largement mise à contribution, mais l’épaisse végétation, qui oblige les canonniers à entrer en action à très faible distance de leur cible, rend sa tâche difficile et dangereuse. Les pertes parmi les servants sont élevées. Le général sudiste Patton Anderson, qui commande une brigade de la division Ruggles, leur rendra hommage dans son rapport : « je vis même [les] canonniers rester à leurs pièces sous un feu meurtrier, alors qu’il n’y avait aucun soutien à disposition ». Les pertes humaines ne sont pas les seules à avoir une incidence. Une des batteries de McClernand perd ainsi 70 chevaux tués ou blessés en quelques minutes, ne laissant plus assez d’animaux pour déplacer les pièces. Menacée, la batterie doit être abandonnée.

Charles_ClarkAprès de rudes combats, les Confédérés finissent par obliger les hommes de McClernand à reculer. Ils payent toutefois un prix élevé à ce succès, notamment le général Clark qui est grièvement blessé à l’épaule droite. Mais ils peuvent à présent installer leurs canons sur une position d’où ils sont en mesure de bombarder la division Sherman en la prenant à revers. Les environs de Shiloh deviennent intenables et vers 10 heures, Sherman doit abandonner son camp et la petite église. Dans la soirée, les Sudistes y installeront leur quartier général. Les Fédéraux, eux, se reforment sur une nouvelle position pour défendre le camp qu’occupait la division McClernand. La brigade Hildebrand est virtuellement détruite : seul son chef est encore présent, le reste des hommes a fui et leurs officiers tentent vainement de les ramener en avant.

De l’autre côté du champ de bataille, la situation n’est pas meilleure. Vers 9 heures, Hurlbut est parvenu à mener ses deux brigades restantes, celles de Nelson Williams et Jacob Lauman, au secours de Prentiss. Ce dernier parvient à se rétablir momentanément avec les restes de sa division : outre Peabody, six de ses onze commandants régimentaires seront tués ou blessés durant la journée. Hurlbut vient se placer sur sa gauche, mais les choses commencent d’emblée de travers pour lui. Dès la première salve de l’artillerie sudiste, Williams est blessé par un boulet de canon et remplacé par Isaac Pugh. Un peu plus tard, alors que Hurlbut place ses batteries, l’une d’entre elle est prise à partie par les canons sudistes. Officiers et soldats s’enfuient aussitôt sous les yeux d’un Hurlbut fou de rage, et abandonnent là leur batterie au grand complet. Faute d’artilleurs en nombre suffisant pour les atteler, il faudra enclouer les canons et les laisser sur place. Dans de telles conditions, la division Hurlbut ne peut tenir longtemps et doit reculer à son tour.

Lorsque le général Grant débarque du transport Tigress à Pittsburg Landing, les arrières de son armée sont – comme dans toute bataille – en proie au chaos. Les blessés affluent dans les ambulances débordées, et des centaines de fuyards répandent des bruits alarmistes. Le général en chef nordiste a déjà vu semblables scènes au fort Donelson et ne perd pas sa contenance. Il envoie une estafette vers le nord pour rameuter la division de Lew Wallace, et fait aussi demander à Buell, dont la division de tête est à Savannah, de se hâter. Puis il se rapproche du front pour motiver ses subordonnés : il faut qu’ils tiennent à tout prix, les renforts approchent… Il est à présent 10 heures passées, et la bataille atteint un moment charnière.

Le Nid de Frelons

C’est en effet à ce moment-là que la division de W.H.L. Wallace, dont le camp était le plus en retrait, peut entrer en action. S’installant en plein centre de la ligne de front, elle se déploie sur la gauche de McClernand tout en suppléant à l’aile gauche de l’Union, qui recule encore. La nouvelle position nordiste est solide. Elle s’appuie notamment sur le « chemin creux », en fait un vague sentier à peine dessiné qui aujourd’hui encore n’est pas creux du tout et ne l’a probablement jamais été. Ce chemin est situé en bordure d’un champ ceinturé d’une lourde clôture en bois qui offre un vaste angle de tir aux défenseurs. Derrière le chemin creux, d’épais sous-bois fournissent aux soldats nordistes un couvert appréciable, et la configuration des lieux permet aux différents éléments de la défense de se soutenir mutuellement.

Bushrod-JohnsonC’est la division Cheatham qui, la première, entre en contact avec cette redoutable position. Sa brigade de tête, commandée par Bushrod Johnson, est accueillie par un feu d’enfer. Johnson avait été capturé lors de la reddition du fort Donelson, mais il était parvenu à s’en échapper deux jours plus tard, profitant de l’inexpérience et du relâchement de ses gardiens en quittant les lieux à pied comme si de rien n’était. Il n’aura pas autant de chance à Shiloh : sonné par l’explosion d’un obus, il doit laisser le commandement de sa brigade à Preston Smith. Cette résistance nouvelle de la part des Nordistes pousse Albert Johnston à lancer dans la bataille son deuxième échelon de réserve. Breckinridge reçoit l’ordre d’étendre la ligne de bataille vers la droite afin de déborder la nouvelle position de l’ennemi.

L’intervention de W.H.L. Wallace permet aux restes de la division Prentiss et aux hommes de Hurlbut de se replier sur une position plus sûre sur la gauche de l’Union. Parallèlement, McClernand transfère la brigade Veatch à l’autre bout de sa ligne de bataille, pour faire le lien avec W.H.L. Wallace. Vers 10h30, l’armée de la Tennessee présente enfin un front cohérent. L’attaque confédérée est de plus en plus désorganisée, mais elle demeure puissante. Les Sudistes ont capturé de très nombreux fusils, abandonnés dans les camps ou jetés par des Nordistes en fuite. Ils les récupèrent immédiatement pour remplacer leurs armes souvent vétustes, si bien que beaucoup d’entre eux sont à présent mieux armés qu’ils ne l’étaient au début de la bataille. D’importants stocks de munitions ont aussi été saisis, mais l’épaisseur des forêts et l’état des routes rend très difficile, sinon impossible, l’avancée des chariots.

shiloh_phase3Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation entre 10 heures et 11 heures 30.

Les Confédérés renouvellent leur attaque à 11 heures. Breckinridge s’en prend à l’aile gauche fédérale avec le soutien de Cheatham et d’éléments du corps d’armée de Bragg. Cheatham, qui attaque cette fois avec la brigade de William Stephens, se dirige droit sur le chemin creux et subit de lourdes pertes. Stephens est blessé quand son cheval est tué sous lui, Cheatham lui-même étant superficiellement touché. Flanqués par la brigade Lauman, ses hommes se retrouvent rapidement dans une situation intenable et se replient. Privée de soutien, l’attaque de Breckinridge s’enlise rapidement : eux aussi à couvert dans d’épais fourrés, les hommes de Prentiss et Hurlbut résistent. Gardant à l’esprit son plan de bataille, A.S. Johnston décide d’insister encore contre la gauche nordiste, et envoie la division Withers pour tenter de la déborder.

randall_gibsonToutefois, le régiment de cavalerie du colonel Clanton, qui chevauche en flanc-garde de cette force, découvre une mauvaise surprise : il y a là tout une division de Nordistes qui pourrait flanquer à son tour la division Withers pendant qu’elle exécute son mouvement. Johnston doit altérer son plan d’attaque pour se débarrasser d’abord de cette menace, et déroute Withers pour qu’il s’en charge. En fait de division, il s’agit seulement de la brigade Stuart. Elle n’est pas de taille à menacer sérieusement l’aile droite confédérée, mais son positionnement à cet endroit va permettre aux Fédéraux de gagner un temps précieux. En attendant, la situation devient de plus en plus confuse au centre. Bragg, notamment, va tenter d’enlever la redoutable position qui lui fait face, mais ses attaques manquent de coordination et ses brigades vont monter à l’assaut les unes après les autres, sans soutien, plutôt que simultanément. La brigade de Randall Gibson sera particulièrement éprouvée, attaquant en vain à quatre reprises. Les lourdes pertes subies par les Sudistes dans ce secteur du champ de bataille vaudront à la position nordiste d’être surnommée le « Nid de Frelons » (Hornet’s Nest).

General-Wallace-003Pas de pause déjeuner à Shiloh

À 11 heures et demie, Lew Wallace reçoit enfin l’ordre de rejoindre le reste de l’armée nordiste, et il se met aussitôt en marche. Mais les cartes manquent et quand il y en a, elles sont imprécises. Et Lew Wallace va se tromper de chemin : au lieu d’obliquer vers l’est pour franchir l’Owl Creek et rejoindre Pittsburg Landing et le champ de bataille, lui et sa division vont continuer en direction du sud. Ce n’est que dans l’après-midi qu’un aide de camp de Grant va parvenir à localiser la « division perdue » et lui indiquer la bonne route. Elle est alors très avancée au-delà du front des combats, et Wallace veut en profiter pour prendre l’armée confédérée à revers ; toutefois, il se retrouverait complètement isolé et menacé de destruction si d’aventure les choses tournaient mal. Après un moment d’hésitation, il décide finalement de se plier aux ordres de Grant et fait demi-tour. À cause du temps perdu, sa division n’arrivera sur les lieux du combat qu’après le coucher du soleil.

Alors que l’avancée sudiste vers la droite connaît une pause et que des attaques décousues mais meurtrières font rage contre le Nid de Frelons, les combats vont bientôt reprendre sur la gauche confédérée. Celle-ci ne lâche pas sa proie, et accentue sa pression sur les divisions de Sherman et McClernand. Les Confédérés vont d’abord tenter de déborder la droite de Sherman en y envoyant des éléments de cavalerie, mais cette manœuvre n’aboutit à rien. Les ravins escarpés et boisés qui bordent les rives marécageuses de l’Owl Creek sont autant d’obstacles à la progression des chevaux et plus encore à l’emploi tactique de la cavalerie. De façon générale, le champ de bataille, et plus encore l’intensité du combat, y sont peu propices et Sherman ne manquera pas de le faire remarquer dans son rapport : « c’eût été de la folie que d’exposer les chevaux au feu de mousquèterie auquel nous avions été soumis ».

shiloh_phase4Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation entre 11 heures 30 et 13 heures.

Toutefois, la pression renouvelée contre l’aile droite nordiste, notamment par la division Ruggles, finit par payer. Les heures de combats accumulées pèsent de tout leur poids sur les soldats fédéraux, pour lesquels les renforts promis n’arrivent toujours pas – et pour cause puisque la division Lew Wallace s’est perdue en route. Les pertes sont sévères et beaucoup d’hommes manquent à l’appel. Également préoccupant est le manque de munitions : la confusion règne dans l’approvisionnement et de plus en plus de régiments ont épuisé leurs cartouches. Si McClernand n’hésite pas à envoyer ses hommes vers l’arrière pour y remplir leurs cartouchières avec tout ce qu’ils peuvent y trouver, Sherman s’y refuse par crainte de nuire à la cohésion de ses troupes et de ses lignes. Sans doute peu après midi, la brigade d’Abraham Hare, qui tient la gauche de la division McClernand, est en passe d’être flanquée. Pour refermer la brèche, les Fédéraux sont obligés de se replier encore, cette fois sur une position dont la gauche est alignée sur le Nid de Frelons. Elle y restera quatre heures encore, mais sa capacité à soutenir le reste de la ligne nordiste s’amenuise de minute en minute.

patrick_cleburneCe nouveau succès coûtera cependant cher aux Confédérés, qui reçoivent autant de coups qu’ils en portent. Ainsi, la brigade Cleburne est pratiquement hors jeu. Son chef la laissera en retrait pendant plus d’une heure après le repli nordiste, laps de temps durant lequel il fera son possible pour regrouper ses forces et rameuter les traînards. Deux de ses régiments – le 6ème du Mississippi déjà cité, et le 2ème du Tennessee – sont à ce point éprouvés qu’ils doivent être renvoyés en arrière. Les autres se regroupent tant bien que mal, mais de l’aveu même de Cleburne, ce qui reste de sa brigade « n’aurait pas soutenu quoi que ce soit qui ressemblât à un feu nourri ». Natif d’Irlande, Sudiste d’adoption, cet ancien caporal de l’armée britannique allait ramener sa brigade en avant vers 14 heures. À la fin de la journée, il ne lui restera que 800 hommes sur les 2.700 dont il disposait avant le combat, et une bonne partie d’entre eux devront ramener à bras des caisses de munitions sur près de deux kilomètres, car les chariots de l’intendance n’ont pas pu suivre.

C’est sans doute aux alentours de 13 heures que la brigade Stuart, tout à gauche des lignes de l’Union, est assaillie par la division Withers. Confuse pour ceux qui l’ont livrée, la bataille de Shiloh l’est aussi pour l’historien. Tous les officiers ne citent pas les heures dans leurs rapports, pas plus qu’ils ne savent quelles unités ennemies leur font face, ou sur quel point précis du champ de bataille ils se trouvent. Leur vision de l’engagement est généralement réduite à l’unité dont ils ont la charge, sans vue d’ensemble sur le combat – d’autant plus si le commandant de l’unité en question a été tué ou blessé durant l’action et remplacé par un autre officier. Collecter, croiser et assembler cette multitude de récits fragmentés peut s’avérer ardu, et parfois même frustrant lorsque le chercheur bute sur l’imprécision des sources. Pour autant, il semble qu’incapable de tenir bien longtemps face à un ennemi supérieur en nombre, la brigade Stuart se soit repliée en deux temps, avant de s’aligner tant bien que mal sur la gauche de Hurlbut – non sans avoir perdu son chef blessé au passage.

Isham-HarrisMort d’Albert Sidney Johnston

Il est à présent 14 heures, et A.S. Johnston est là où il voulait être : il va pouvoir coordonner en personne l’attaque qu’il veut lancer depuis la fin de la matinée pour tourner la gauche des Nordistes. Désormais épaulés par la division Withers, les hommes de Breckinridge repartent à l’assaut, tandis que Cheatham reçoit l’ordre d’attaquer encore une fois le Nid de Frelons en soutien. Les Sudistes progressent, mais ils rencontrent une forte résistance. Le colonel Daniel Adams, qui a remplacé feu Adley Gladden au commandement de sa brigade, est sérieusement touché à la tête et doit passer la main à Zachariah Deas – un riche négociant en coton qui avait armé son régiment à ses frais en achetant des fusils Enfield importés d’Angleterre. L’attaque commence à faiblir, les Confédérés perdent de leur élan. Leur commandant en chef, infatigable, chevauche parmi eux pour les encourager à poursuivre l’action et à aller de l’avant. C’est un peu avant 14h30 qu’il reçoit une balle perdue – sans doute tirée par un de ses propres hommes – qui blesse superficiellement son cheval avant d’atteindre le général derrière le genou droit.

De toute évidence, Johnston n’a pas senti la blessure ou n’y a pas prêté attention. D’après l’historien Wiley Sword, cette insensibilité serait la séquelle d’une blessure reçue lors d’un duel en 1837, à l’époque où Johnston était général dans l’armée texane. De fait, le général en chef sudiste continue à donner des ordres à son état major pendant plusieurs minutes, et envoie même son médecin personnel soigner des blessés nordistes capturés. Mais en réalité, la balle a sectionné l’artère poplitée, et Johnston se vide de son sang. Son entourage remarque qu’il devient de plus en plus pâle et qu’il semble affaibli. Ce n’est que lorsque sa large botte de cavalier est remplie de sang et commence à déborder qu’on réalise la gravité de son état. Ses aides de camp ont juste le temps de l’aider à descendre de cheval avant qu’il ne perde connaissance. On fait rappeler son chirurgien en catastrophe, mais faute d’avoir posé un garrot, Johnston meurt quelques minutes plus tard dans les bras du gouverneur du Tennessee, Isham Harris, qui l’accompagnait.

shiloh_phase5Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation entre 13 heures et 15 heures. Le point rouge marque l'endroit où Albert S. Johnston a été mortellement blessé.

McArthur-John-002


 

Une estafette part aussitôt annoncer à Beauregard qu’il commande désormais l’armée du Mississippi. Au même moment, l’attaque contre l’aile gauche nordiste cesse complètement. Cette simultanéité sera abondamment commentée après guerre, notamment par les tenants de la « Cause Perdue », un courant historiographique animé par d’anciens généraux et dirigeants sudistes et défendant l’idée que la Confédération aurait pu gagner la guerre. Pour eux, le coup du sort que représente la mort de Johnston fut le tournant de la bataille de Shiloh, car il coupa l’élan de l’attaque sudiste et donna aux Fédéraux un répit précieux qui leur permit de recevoir des renforts. Le général Hardee, d’ailleurs, défendait déjà cette idée au lendemain même de la bataille. Mais corrélation n’est pas causalité et la réalité, vraisemblablement, est tout autre : les Sudistes commencent à manquer de munitions et doivent stopper momentanément leur attaque. Withers, notamment, le mentionne explicitement dans son rapport, et c’est sans doute pour cette raison que l’attaque commençait à faiblir avant même la blessure mortelle de Johnston.

Sitôt informé du décès de son supérieur, Beauregard décide d’en finir avec le Nid de Frelons. Il ordonne à toutes les unités qu’il peut trouver de converger sur la position nordiste, au besoin en se guidant au son du canon. La confusion règne dans la chaîne de commandement confédérée. En apprenant la mort de Johnston, Hardee abandonne ce qui reste de son corps d’armée après l’avoir confié à Hindman et se dirige vers la droite, puis il fait demi-tour lorsqu’il apprend que Bragg a pris en main la coordination des forces de l’aile droite. Après avoir récupéré tant bien que mal quelques cartouches, les hommes de la division Withers repartent à l’assaut vers 15 heures. Cette fois, c’est la bonne : la brigade Stuart craque et reflue vers l’arrière. Grant fait aussitôt envoyer une des brigades de la division W.H.L. Wallace, celle de John McArthur, pour colmater la brèche. Ses régiments sont composés en majorité d’immigrants écossais, dont McArthur lui-même, qui portent le traditionnel béret écossais Balmoral en lieu et place du képi réglementaire de l’armée fédérale. Ils ne parviennent toutefois qu’à retarder l’échéance, et la situation de l’aile gauche nordiste devient plus critique de minute en minute.

ruggles750aaLa victoire à portée de main

Simultanément, les troupes qui convergent contre le Nid de Frelons commencent à l’assaillir, mais elles se heurtent toujours au feu meurtrier déchaîné par les Nordistes. La division de Daniel Ruggles est ainsi repoussée, notamment parce que son soutien d’artillerie s’est avéré insuffisant. Qu’à cela ne tienne, Ruggles envoie alors ses aides de camp rameuter toutes les batteries disponibles. Imitant une des tactiques favorites de Napoléon Bonaparte, il veut les concentrer pour lancer un bombardement décisif. En tout, il récupérera dans l’heure qui suit douze batteries, soit en théorie près de cinquante canons. La « batterie Ruggles » ouvre le feu à 16 heures, prenant en enfilade la droite, désormais mal couverte, de la division W.H.L. Wallace. Cette dernière est accablée de mitraille et de shrapnell à courte distance pendant vingt minutes et, rapidement, les hommes commencent à reculer pour se mettre à l’abri.

Au même moment, l’aile gauche craque et la division Hurlbut ne tient plus : la ligne de l’Union est en passe d’être enfoncée en deux endroits. Sherman, McClernand et W.H.L. Wallace tombent rapidement d’accord : les ordres de Grant, qui étaient de résister à tout prix, ne peuvent plus être suivis sans courir le risque de voir l’armée anéantie. À 16h30, un repli général est décidé. Les troupes iront se repositionner sur une ultime ligne de défense, à la hauteur de Pittsburg Landing, que Grant a fait préparer en y plaçant ses réserves d’artillerie. Si les divisions Sherman et McClernand reculent en bon ordre sans être trop menacées, il n’en est pas de même du reste de l’armée. La division Hurlbut a retraité si précipitamment que la brigade McArthur s’est retrouvée isolée. Elle doit percer vers l’arrière pour se dégager, et son chef est blessé dans l’action.

shiloh_phase6Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation de 15 heures à 17 heures 30.

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La confusion règne également au sein de la division W.H.L. Wallace, qui subit une forte pression de la part des Confédérés. Outre les hommes de Ruggles, elle est assaillie par des éléments du corps d’armée de Polk, et par Hardee qui a rassemblé tous les régiments isolés qu’il a trouvés pour les renvoyer au combat. Prentiss accepte de se sacrifier pour permettre à Wallace de se dégager, et reste en avant. Malgré tout, la retraite est désordonnée, et les Fédéraux subissent des pertes élevées. Hare est touché au bras et à la main et Wallace lui-même est grièvement blessé ; dans la panique ambiante, il ne sera pas évacué. On le retrouvera le lendemain là où il était tombé, mourant. Il expirera le 10 avril. Sentant venir la curée, Polk et Hardee lancent leur cavalerie à la poursuite de l’ennemi. Celle-ci parvient à capturer une batterie nordiste au complet, mais ne va pas beaucoup plus loin : stoppant momentanément sa retraite pour faire face au danger, la division McClernand l’accueille avec un feu nourri, brisant la charge des cavaliers sudistes.

Malgré tout, le sacrifice de la division Prentiss s’avère payant : les forces sudistes convergent vers ses positions, négligeant la poursuite du reste de l’armée. Tentant de décrocher à son tour, Prentiss se retrouve complètement encerclé et, à 17h30, il capitule pour éviter un massacre désormais inutile. Lui et ce qui reste de sa division, soit quelque 2.200 hommes, sont faits prisonniers. Le général Prentiss sera échangé quelques mois plus tard. Sous un ciel désormais couvert, la journée approche de son terme, et les Fédéraux se sont repliés sur leur dernière position défensive. Celle-ci court entre Pittsburg Landing, à l’est, et le pont sur l’Owl Creek, à l’ouest, par où la division de Lew Wallace doit arriver d’une minute à l’autre, en s’appuyant sur la route qui relie l’un à l’autre. Si la droite, avec les divisions Sherman et McClernand, est en bon ordre, la situation à gauche est plus préoccupante, car les divisions Hurlbut et W.H.L. Wallace (cette dernière désormais sous les ordres du colonel James Tuttle) sont très désorganisées et ont subi de lourdes pertes. Pour compenser cette faiblesse, Grant a fait masser une dizaine de batteries autour du débarcadère, soit plus de cinquante canons ; même les lourdes pièces destinées au siège de Corinth ont été mises à contribution. Mais les artilleurs ne disposent d’aucun soutien d’infanterie dans leur voisinage immédiat.

shiloh_phase7Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation de 17 heures 30 jusque dans la nuit.

withers750aaCôté sudiste, Bragg se rue en avant avec l’aile droite. Guidée par un habitant du crû, la division Withers est parvenu à contourner la résistance offerte par Prentiss et marche droit sur Pittsburg Landing pour y livrer l’assaut final. La brigade de John Jackson est très désorganisée, et celle de James Chalmers n’a plus de munitions ; qu’à cela ne tienne, on attaquera baïonnette au canon. Mais quand les troupes confédérées débouchent dans le ravin situé au pied du plateau où est situé Pittsburg Landing, une mauvaise surprise les attend. Si le gros des forces fluviales de l’Union est désormais concentré sur le Mississippi, Grant n’en dispose pas moins sur la Tennessee de deux timberclads, USS Tyler et USS Lexington. Leurs canons ne peuvent pointer suffisamment haut pour atteindre le sommet des rives escarpées du cours d’eau, sauf, précisément, là où ces rives sont entaillées par des ravins. Les deux canonnières accueillent donc les hommes de Withers par un tir d’enfilade meurtrier.

Bientôt, l’artillerie placée sur le plateau se joint à elles, et les Sudistes encaissent des pertes sensibles avant même d’être arrivés au contact. Et pour enfoncer le clou, l’armée de l’Ohio est enfin là. Les premiers soldats ont débarqué à 16 heures, et la brigade de tête, celle de Jacob Ammen, est maintenant au complet. Alors qu’elle monte sur le plateau pour prêter main forte aux artilleurs, Beauregard a déjà compris que son attaque est vouée à l’échec. Ses forces sont trop dispersées et désorganisées pour coordonner leurs efforts, et il ne reste guère qu’une heure de jour. Il ordonne que l’action soit interrompue et que les troupes se retirent hors de portée du feu des canonnières. Vers 18h30, la bataille s’interrompt complètement pour la première fois depuis treize longues heures. Le commandant en chef sudiste demeure néanmoins optimiste : demain, il regroupera ses forces, reposées et ravitaillées, pour donner le coup de grâce à son ennemi affaibli.

Le soir se couche sur le champ de bataille le plus sanglant qu’aient connu jusque-là les Amériques, mais la lutte n’est pas terminée. Sur l’aile droite des Nordistes, la division de Lew Wallace a enfin rejoint le reste de l’armée de la Tennessee. À l’autre extrémité du front, les hommes de Don Carlos Buell ne cessent d’affluer. Les deux navires de transport présents à Pittsburg Landing vont s’activer toute la nuit pour leur faire traverser la Tennessee. En tout, Buell amènera 19.000 hommes appartenant à quatre divisions différentes. Avec ces troupes fraîches, Grant n’entend pas rester sur ses positions à attendre que Beauregard vienne le chercher : dès l’aube, il l’attaquera. En attendant, le grondement des fusils tirés par milliers laisse place au roulement du tonnerre : un violent orage s’abat sur le champ de bataille de Shiloh.

Une nuit en enfer

Sous les trombes d’eau, les combattants vont passer une nuit difficile. Les Fédéraux n’ont rien ou presque pour s’abriter, ayant laissé leurs campements aux mains des Sudistes. Dans de telles conditions climatiques, il n’est pas simple de faire du feu, et il n’y a pas toujours quelque chose à y faire cuire. Le général Hurlbut doit attendre 8 heures du matin pour obtenir « quelques biscuits pour [ses] hommes », et la division Sherman doit se débrouiller par elle-même pour trouver à manger. Les troupes de l’Union ont subi des pertes terribles, laissant derrière elles des milliers de blessés et au moins trente pièces d’artillerie aux mains de leurs ennemis, sans parler de tout ce que contenaient leurs camps en armes, munitions, vivres et équipements. De surcroît, des milliers de fugitifs s’entassent littéralement autour de Pittsburg Landing, dans l’espoir toujours déçu de réussir à traverser la Tennessee pour se mettre à l’abri.

Abierce_1866Ambrose Bierce, qui allait devenir un écrivain et un critique littéraire renommé, n’avait pas encore 20 ans quand il arriva sur le champ de bataille de Shiloh, en tant que lieutenant dans l’armée de l’Ohio. Des années plus tard, il laisserait un récit saisissant des scènes auxquelles il avait assisté, intitulé Ce que j’ai vu de Shiloh (What I saw of Shiloh). Il faut dire que ce que les jeunes soldats de Buell avaient sous les yeux en arrivant à Pittsburg Landing n’avait rien de réjouissant. En fin d’après-midi, Buell dénombrait 4 à 5.000 traînards sur la rive, mais quand William Nelson débarqua à la nuit tombée, ce nombre avait probablement doublé. Bierce nous décrit cette masse d’hommes terrorisés : « Ils étaient sourds au devoir et insensibles à la honte. […] À chaque fois qu’un vapeur accostait, cette foule abominable devait être tenue à distance à la baïonnette ; quand il repartait, ils s’y accrochaient et se voyaient poussés à l’eau en masse, certains se noyant chacun à leur manière. Les hommes qui débarquaient les insultaient, les bousculaient, les frappaient. En retour ils exprimaient leur joie profane à la certitude de notre anéantissement par l’ennemi. »

nelson750aaOn retrouve les mêmes scènes de chaos sous la plume de William Nelson, qui commande la division de tête de l’armée de l’Ohio : « Je trouvai, alors que je la traversai, de 7 à 10.000 traînards tapis sur les bords de la rivière, fous de terreur et complètement démoralisés, qui accueillirent ma courageuse division aux cris de "Nous sommes rossés, taillés en pièces !" Ils étaient insensibles à la honte ou au sarcasme – j’ai essayé l’un et l’autre – et, indigné devant tant de lâcheté, je demandai la permission d’ouvrir le feu sur ces fripons. » Il ne l’obtint pas, mais le rugueux Kentuckien qu’était Nelson justifiait là son surnom de Bull (le Taureau). Il demanda également aux canonnières de continuer à faire feu au jugé sur les positions sudistes à raison d’un coup toutes les dix minutes, tâche dont elles s’acquittèrent toute la nuit. Malgré cet embouteillage surréaliste sur les rives de la Tennessee, vers 21 heures, les trois brigades de la division Nelson avaient mis pied à terre et d’autres renforts lui emboîtaient le pas.

La nuit des Confédérés ne fut pas de tout repos non plus. Peu d’entre eux purent dormir tranquilles à cause des obus lourds tombant aveuglément, à intervalles réguliers, plus ou moins près d’eux. Pour les mettre hors de portée, Beauregard les avaient fait se replier jusque dans les camps qu’ils avaient pris aux Nordistes. Si cela permit à nombre d’entre eux de dormir au sec sous la tente, ce n’était pas nécessairement à leur avantage. Beaucoup de soldats sudistes, affamés, se jetèrent avec avidité sur les réserves de nourriture et d’alcool, qu’ils consommèrent avec excès. Certains généraux interdirent à leurs hommes de s’y installer, comme par exemple Patton Anderson : « J’avais évité délibérément les tentes de l’ennemi, craignant l’effet que leur riche contenu pourrait produire sur des troupes affamées et épuisées. » Certains s’adonnèrent au pillage, fuyant ensuite vers Corinth « chargés du butin des camps yankees » comme l’écrirait Patrick Cleburne. Morts, blessés et fuyards étaient à ce point nombreux qu’au matin du 7 avril, Beauregard n’avait guère que 20.000 hommes prêts au combat.

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Misérable aussi fut la nuit des blessés. Des milliers d’entre eux avaient été abandonnés sur le champ de bataille, exposés aux intempéries. Au moins la pluie évita-t-elle à certains d’entre eux un sort bien plus cruel : comme au fort Donelson, l’épais tapis de feuilles mortes s’était avéré facilement inflammable, brûlant vifs les infortunés blessés qui n’avaient pas réussi à se mettre à l’abri. Marqué à jamais par ce qu’il avait vu, Ambrose Bierce a fait le récit de ces scènes d’horreur : « […] à chaque pas je m’enfonçais dans les cendres jusqu’à la cheville. […] Certains [corps] étaient enflés jusqu’à doubler de volume ; d’autres ratatinés jusqu’à ressembler à des homuncules. Suivant leur degré d’exposition, leur visage était boursouflé et jaune, ou noir et rabougri. Les contractions de leurs muscles […] les avaient figés dans un sourire hideux. Fichtre ! Je ne saurais recenser tous les charmes de ces courageux messieurs qui avaient eu là ce pour quoi ils s’étaient engagés. »

D’autres agonisent, sans secours : « Il reposait sur le dos, inspirait en reniflant convulsivement et expirait une écume crémeuse qui s’écoulait le long de ses joues, et s’accumulait dans son cou et ses oreilles. Une balle avait ouvert un sillon dans son crâne, au-dessus de la tempe ; par là, sa cervelle sortait et tombait en flocons et en filaments. J’ignorais jusque-là que l’on pouvait vivre, même dans ce peu satisfaisant état, avec aussi peu de cervelle. Un de mes hommes […] me demanda s’il devait l’achever avec sa baïonnette. Ineffablement choqué par cette proposition faite de sang-froid, je lui répondis que je ne le pensais pas ; c’était inhabituel, et trop d’hommes regardaient. » Les plus chanceux – ou les moins gravement atteints – s’entassent dans des hôpitaux de fortune : « Ces tentes recevaient constamment les blessés, mais n’étaient jamais pleines ; elles éjectaient continuellement les morts, mais n’étaient jamais vides. »

La bataille reprend

crittendentl500ahLes combats du 7 avril seront aussi confus que ceux de la veille. L’armée confédérée est dispersée : certaines brigades sont restées proches des lignes nordistes, d’autres ont été ramenées très en arrière pour bivouaquer. Dès 4 heures, les soldats des deux camps sont prêts à se mettre en marche et à 5h20, l’aile gauche nordiste passe à l’attaque. Buell progresse lentement : il n’a aucune carte du champ de bataille et avance pour ainsi dire en aveugle. À 6h15, il ordonne à Nelson de stopper sa division, car elle est trop avancée et celle de Thomas Crittenden – le fils du sénateur du Kentucky John Crittenden commande deux brigades – ne couvre plus sa droite. Elle repart bientôt de nouveau mais vers 7 heures, elle est accueillie par les Sudistes déployés en ligne de bataille, probablement ce qui reste de la division Withers. Ambrose Bierce fait partie des tirailleurs nordistes qui reçoivent la première salve : « Alors – je ne saurais le décrire – la forêt parut d’un seul coup s’enflammer et disparaître dans un grondement semblable à celui d’une grande vague sur la plage – un grondement qui expira en sifflements brûlants, avec le son écœurant du plomb frappant la chair. Une dizaine de mes braves compagnons s’écroulèrent […] ».

À l’autre extrémité du front, Lew Wallace s’est mis en marche lui aussi, probablement vers 6 heures. Déployée dans une formation impeccable qui lui vaudra les éloges de Sherman, sa division accroche bientôt l’aile gauche sudiste. C’est la brigade de Preston Pond, de la division Ruggles, très avancée et accompagnée d’éléments de cavalerie. Ceux-ci font mine de charger les canons nordistes mais doivent rapidement se raviser face à l’intensité du tir auquel ils font face. Pendant que le reste de la division Ruggles se rapproche pour secourir Pond, Wallace entreprend de tourner la gauche confédérée : la brigade de Charles Whittlesey passe dans le dos des Sudistes en longeant la rive droite de l’Owl Creek. Parallèlement, la division McClernand arrive en soutien de Wallace. La double manœuvre réussit et malgré une contre-attaque de la brigade Gibson, les Confédérés doivent reculer. Vers 10 heures, l’engagement devient général et des renforts sont envoyés sur la gauche par les deux camps : les divisions Sherman et Hurlbut côté nordiste, celle de Cheatham pour les Sudistes.

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Bataille de Shiloh, 7 avril 1862 : situation entre 5 heures et 10 heures.

 

mccookam500ahBuell, lui, est dans une situation de plus en plus inconfortable. Ses hommes ont été cueillis à froid et surtout, il manque de soutien d’artillerie. Une conséquence de la rapidité de sa marche : la route que son armée a dû emprunter pour atteindre le point de passage sur la Tennessee était inaccessible aux attelages, et il a fallu transporter les canons par bateau directement depuis Savannah. De l’armée de l’Ohio, seules trois ou quatre batteries arriveront à temps pour prendre part au combat. Vers 9 heures, Nelson a perdu l’initiative et subit une pression grandissante de la part du corps d’armée Breckinridge. Les Confédérés tentent même de le flanquer, et Grant doit lui envoyer deux batteries en soutien pour lui permettre de faire face à la manœuvre ennemie. Il y parviendra, mais devra encore courber le dos face à l’artillerie ennemie pendant plusieurs heures.

Au centre, des combats incertains font rage, faits d’attaques et de contre-attaques, non loin de ce qui était la veille le redoutable « Nid de Frelons ». Malgré son triste état, la brigade Cleburne est encore une fois lancée en avant, sans aucun soutien – à tel point que son commandant incrédule doit faire répéter l’ordre donné par Bragg, qui coordonne cette fois la gauche sudiste. Plusieurs de ses hommes sont tués avant même le début de l’action par les branches d’arbres que les obus de l’artillerie nordiste abattent. Ambrose Bierce, encore, a bien décrit l’effet dévastateur des projectiles sur la végétation : « L’écorce de ces arbres, de la racine jusqu’à une hauteur de dix ou vingt pieds, était à ce point percée par les balles et la mitraille qu’on n’aurait pu y poser la main sans recouvrir plusieurs trous. » La brigade Cleburne est taillée en pièces et reflue vers l’arrière, les Nordistes aux trousses. Son commandant regroupe son dernier régiment encore présent, le 15ème de l’Arkansas, et lance une contre-attaque qui repousse l’ennemi – mais à l’exception de Cleburne lui-même, il ne reste plus aucun officier supérieur dans la brigade.
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Bataille de Shiloh, 7 avril 1862 : situation entre 10 heures et 12 heures.
 
 

Sur la droite nordiste, la division Wallace continue à progresser. La manœuvre de flanc de Whittlesey, combinée aux tactiques intelligentes de Wallace lui-même – qui a ordonné à ses hommes d’utiliser au mieux le couvert fourni par le terrain pour minimiser les pertes – oblige les Confédérés à reculer graduellement à travers un vaste champ ouvert situé à environ deux kilomètres au nord de l’église de Shiloh. Vers midi, les Sudistes s’arrêtent sur une nouvelle position, dominant un profond ravin et directement ancrée sur l’Owl Creek, empêchant ainsi les Nordistes de les flanquer davantage. Cela oblige Wallace à réaligner ses brigades, et les Confédérés en profitent pour tenter de le déborder par la gauche. La situation devient vite inconfortable, car les hommes de McClernand sont en difficulté et ne peuvent offrir leur soutien. Heureusement pour l’Union, la division d’Alexander McCook (trois brigades) est désormais à pied d’œuvre, et Buell la lance aussitôt au centre pour colmater la brèche.

Beauregard bat en retraite

willich500acLes brigades fraîches de William Gibson et Lovell Rousseau ne tardent pas à faire la différence face aux Sudistes épuisés. À 13 heures, les Fédéraux ont repris l’initiative sur toute la ligne. La pression renouvelée de Wallace contre la gauche confédérée exsangue ne tarde pas à la faire reculer malgré une nouvelle tentative avortée de la cavalerie sudiste, tandis qu’à l’autre bout du champ de bataille la division Nelson a reçu l’ordre de reprendre sa progression. Beauregard n’a plus de réserves depuis longtemps et sent que son armée est au bord de la rupture. Il décide de battre en retraite. Celle-ci se fera en deux temps : une première position, fortement dotée en artillerie, sera installée en prenant appui sur l’église de Shiloh et les épais sous-bois qui l’entourent. Elle permettra à l’aile droite de l’armée de reculer sur environ un mile, et Breckinridge établira alors une arrière-garde sur la route principale menant à Corinth. À 14 heures, les régiments sudistes décrochent l’un après l’autre, en commençant par la droite.

Peu après, les Fédéraux commencent à assaillir la position sudiste autour de Shiloh, mais sont accablés de mitraille par l’artillerie adverse. L’attaque est menée par le 32ème régiment de l’Indiana du colonel August Willich, dont l’action arrache un cri d’admiration au général Sherman : « Alors s’éleva le plus violent feu de mousquèterie qu’il m’ait été donné d’entendre, qui dura quelque vingt minutes, jusqu’à ce que ce splendide régiment ne doive se replier. » Néanmoins, la brigade Rousseau renouvelle bientôt l’attaque avec l’appui de ce qui reste de troupes à Sherman et McClernand. Pendant que leur première position défensive résiste, les Confédérés s’efforcent d’emmener vers l’arrière autant de matériel qu’ils peuvent – ils ramèneront ainsi 17 canons nordistes à Corinth – et de détruire tout le reste. Les blessés aussi sont évacués, en premier lieu vers un hôpital de campagne installé à plusieurs kilomètres, puis à Corinth.

shiloh_phase10Bataille de Shiloh, 7 avril 1862 : situation après 12 heures.

brecken750acEntre 14 heures 30 et 15 heures, l’aile gauche sudiste décroche à son tour, en bon ordre. Pour se donner un peu d’air, Breckinridge lance peu après une contre-attaque limitée sur la division Nelson. Elle est repoussée, mais s’avère suffisante pour dissuader Buell d’aller plus avant. Fidèle à son habituelle circonspection – souvent excessive – le général nordiste estime plus prudent de ne pas tenter de poursuivre son ennemi avec aussi peu d’artillerie, et sans cavalerie ni cartes de la région. Grant, pour sa part, ne peut guère demander plus à ses propres troupes éreintées. La fusillade diminue graduellement d’intensité, les coups de feu s’espacent. Ils cessent entre 16 et 17 heures. Les hommes de Breckinridge retraitent à leur tour, sans être inquiétés. La bataille de Shiloh est terminée, bien qu’il reste encore un accrochage à livrer.

Le lendemain, mardi 8 avril, les Fédéraux se décident à lancer un semblant de poursuite. Sherman regroupe quelques éléments de cavalerie épars et deux de ses brigades, qu’il joint à la division de Thomas Wood, arrivée trop tard la veille pour prendre une part significative aux combats. Arrivé à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Pittsburg Landing, son détachement tombe sur les restes d’un camp confédéré, avec notamment leur hôpital de campagne – lequel ne renferme plus que des blessés intransportables. Il n’est défendu que par un abattis destiné à ralentir la progression des Nordistes, et le régiment de cavalerie de Forrest. Celui-ci prend son ennemi par surprise en le chargeant, lui causant de sérieuses pertes et manquant de peu d’abattre Sherman lui-même avant que les renforts nordistes n’affluent. Ce mouvement faillit toutefois coûter cher à Forrest, qui reçut une balle dans l’abdomen à bout portant mais parvint miraculeusement à rester en selle et à s’enfuir. Les Fédéraux n’insistèrent pas, et le combat de « Fallen Timber » (« bois coupé », surnom donné en référence à l’abattis) ne servit guère qu’à rallonger un peu plus l’interminable liste des victimes.

Un bilan effarant

Battle_of_Shiloh_ThulstrupLes deux camps s’attribuèrent la victoire. Au soir du 6 avril, Beauregard avait fait télégraphier à Richmond « une victoire complète ». Qu’il ne fût pas resté maître du terrain lui importait peu, puisque c’était de toute manière ce que son prédécesseur A.S. Johnston avait prévu à l’origine. Toutefois, le but avoué de l’opération, la destruction de l’armée de la Tennessee, n’avait pas été atteint, et Corinth était toujours menacée. La Confédération pouvait se consoler en se disant qu’elle avait rééquipé en partie ses troupes aux frais du gouvernement fédéral, même si le butin fut nécessairement plus maigre qu’escompté. Halleck aussi avait crié victoire : ses hommes avaient retourné la situation et repoussé l’ennemi, restant maîtres du terrain.

Une fois l’euphorie des premières dépêches retombée, les deux camps découvrirent l’ampleur du carnage. Ce dernier choqua l’Amérique, le Nord aussi bien que le Sud : avec 3.500 tués et 16.500 blessés, la bataille de Shiloh avait fait plus de victimes que toutes les batailles livrées depuis le début de la guerre réunies. Il y eut en 36 heures à Shiloh pratiquement deux fois plus de pertes au combat que durant les 18 mois de la guerre contre le Mexique. Morts et blessés se répartissaient à peu près également entre les deux belligérants : l’Union avait perdu 13.000 hommes et la Confédération un peu moins de 11.000, la différence correspondant à peu près au nombre de prisonniers que les Sudistes avaient capturés lorsque la division Prentiss avait capitulé. La bataille de Shiloh avait été une effroyable boucherie alors qu’elle n’avait amené aucun résultat stratégique significatif, posant à l’opinion publique des deux camps cette angoissante question : combien d’autres hécatombes du même genre faudrait-il encore pour mettre un terme à cette guerre ?

Union_Cemetery_Shiloh_National_Military_ParkLes circonstances de la bataille allaient également appeler leur lot de critiques, en particulier dans le camp nordiste. Alors que Buell fut acclamé en sauveur, Grant fut particulièrement visé : le début de la bataille l’avait de nouveau surpris loin de ses forces et son armée n’était absolument pas prête à soutenir l’attaque sudiste. Son refus de faire établir des fortifications de campagne pour protéger ses positions le rendit, aux yeux de beaucoup, responsable des lourdes pertes subies, et avait failli coûter plus cher encore si l’armée avait été détruite. Beaucoup réclamèrent son remplacement, mais Lincoln refusa de lui retirer son soutien. C’est dans ce contexte qu’il aurait proféré à l’égard de Grant une citation restée fameuse : « Je ne peux pas me passer de cet homme. Il se bat. » Il est vrai que comparé à un McClellan, un Halleck ou un Buell, Grant n’hésitait jamais à passer à l’attaque – chose rare dans l’armée fédérale en 1862. Il conserva son commandement.

La campagne, du reste, n’était pas terminée. La bataille de Shiloh – ou Pittsburg Landing pour les Nordistes – n’avait en rien changé les plans du général Halleck. Tout au plus avait-elle retardé de quelques semaines la poursuite des opérations. Conformément à son plan, Halleck vint prendre le commandement des deux armées combinées et le 29 avril, il entama les opérations contre Corinth. Peu désireux d’être à nouveau surpris par une attaque inopinée de l’ennemi, il se livra à une avancée précautionneuse, faisant creuser d’imposantes fortifications de campagne à chaque étape. Il mit ainsi près d’un mois à s’installer à portée de canon de la ville, tout en faisant affluer tous les renforts disponibles – il réunit ainsi une imposante armée de 120.000 hommes. Il n’y eut pas de combats d’envergure, mais le siège de Corinth fut un désastre sanitaire. La ville était entourée de marais insalubres, et des milliers de soldats des deux camps moururent de maladies dans des hôpitaux de campagne absolument inadaptés.

PittsburgLanding
Beauregard n’avait que 65.000 hommes pour faire face aux entreprises de Halleck, et ne pouvait risquer de se laisser enfermer dans Corinth pour y perdre son armée. Il eut recours à la ruse pour dissimuler son départ et éviter d’être poursuivi. Le 28 mai, il fit distribuer à ses hommes des rations de combat pour trois jours en prévision d’une attaque. Prévenus par des déserteurs, les Nordistes se mirent sur la défensive : exactement ce que Beauregard espérait. Le général sudiste en rajouta en faisant exécuter par son artillerie un faux bombardement préliminaire, puis commença à faire évacuer la ville par la voie ferrée. Chaque train était accueilli comme s’il amenait des renforts, tandis que des canons factices remplaçaient les vrais dans les tranchées sudistes. Finalement, l’armée confédérée s’échappa nuitamment et le 30 mai 1862, les Nordistes dupés entrèrent dans Corinth déserte. Mais même si leur ennemi s’était échappé, ils tenaient néanmoins l’objectif stratégique de la campagne. La Confédération, elle, devrait désormais se passer de cet axe ferroviaire capital.

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