saint_denisTrois siècles après la crucifixion de Jésus à Jérusalem, les Chrétiens se dévoilent comme une force montante au sein de l’empire romain. Ils sont déjà majoritaires dans certaines provinces et pourtant le pouvoir romain cherche encore, de façon sporadique mais sanglante, à les éliminer. Mais derrière ce terme de « Chrétiens », derrière cette revendication de l’héritage de Jésus Christ que les païens peinent à comprendre, se trouve en réalité une multitude de communautés plus ou moins autonomes avec des doctrines et des pratiques parfois radicalement différentes, à l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui les écrits apocryphes chrétiens.

 

Les Nazaréens

Les Nazaréens sont des judéo-chrétiens présents notamment en Syrie et en Décapole. Ils se considèrent comme les héritiers directs de l’Eglise de Jérusalem et se caractérisent par une doctrine chrétienne superposée à la loi judaïque. Ainsi, les Nazaréens croient en la double nature de Jésus (humaine et divine) mais ne renient pas pour autant les rites juifs : respect du Shabbat, fêtes juives, circoncision… A l’exception des sacrifices sanglants et de la consommation de viande. Ce refus d’abandonner la loi juive s’appuie sur une parole de Jésus citée par l’évangéliste Matthieu : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir ». Par conséquent les Nazaréens lient les écritures juives et chrétiennes et possèdent même un évangile qui leur est propre, celui dit « des Hébreux » écrit en araméen et dont il ne nous reste que des fragments.

Les Ebionites

Les Ebionites, littéralement « les pauvres », forment l’autre grande mouvance des judéo-chrétiens avec les Nazaréens dont ils sont probablement issus. Comme les Nazaréens ils restent très attachés à la loi juive, ils ont leur propre évangile et privilégient l’évangile de Matthieu. Ils ont en abomination les sacrifices sanglants, ne mangent pas de viande et ne boivent pas de vin, au point de célébrer l’Eucharistie avec de l’eau. Ils accordent d’ailleurs une très grande importance à l’eau et aux ablutions comme outil de purification.

La vision qu’ils ont de Jésus les oppose cependant grandement aux Nazaréens. Ils considèrent que Jésus est bien le fils de Joseph et de Marie dont ils nient la virginité. Pour eux, Jésus est un prophète, qui n’est élevé au rang de Messie que par le baptême. Pour faire coïncider leurs convictions avec les écrits ils utilisent une version épurée de l’évangile de Matthieu où ne figurent plus la conception virginale de Marie. D’ailleurs ils n’hésitent pas non plus à tronquer la Bible hébraïque des passages concernant les sacrifices au Temple, des passages jugés choquants.

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Les Elkasaïtes

Héritiers de l’enseignement d’Elkasaï (juif iranien du IInd siècle), les Elkasaïtes forment la troisième grande mouvance judéo-chrétienne. Ils sont alors très présents en Transjordanie, en Arabie et en Palestine et se développent même à Rome. Comme les Ebionites, dont ils sont probablement issus, ils accordent une grande importance à l’eau, mais ils poussent le phénomène jusqu’à son paroxysme en allant jusqu’à diviniser cette dernière alors même qu’ils refusent de diviniser Jésus qui n’est pour eux que le dernier des prophètes, animé de l’âme d’Adam.

Un prophète qui serait malgré tout un ange avec son double féminin le Saint-Esprit. L’importance primordiale qu’ils accordent à l’eau se concrétise dans la vie quotidienne par des immersions, pour les individus bien entendu, mais aussi pour les aliments. A ce propos les interdits alimentaires sont d’ailleurs assez stricts avec la prohibition de la viande, des boissons fermentées mais aussi du pain grec et des légumes cultivés en dehors de la communauté.

Paradoxalement pour une religiosité inspirée du Christianisme, les Elkasaïtes se caractérisent par une forte propension à l’ésotérisme avec des pratiques divinatoires, astrologiques et incantatoires à caractère magique.

Une adaptation aussi particulière du Christianisme s’appuie sur un corpus de textes très spécifiques, composés de la Bible hébraïque et d’évangiles épurés. Cela ne suffisant pas à justifier les pratiques elkasaïtes, la communauté utilise des livres qui lui sont propres comme la « Révélation d’Elkasaï » qui aurait été remise au fondateur par un ange (on note là, comme avec l’idée de dernier prophète, des thématiques communes avec l’Islam qui se développe plus tard dans la même région). On note également que Saint Paul et ses écrits sont complètements rejetés, comme c’est généralement le cas dans les communautés judéo-chrétiennes. Il faut dire que Saint Paul, « l’apôtre des païens », n’avait eu de cesse de dénoncer leur manque d’ouverture.

Les Gnostiques

Les Gnostiques sont à l’origine d’une grande littérature formant une bonne part des textes apocryphes : Evangiles de Thomas, de Marie, de Judas… Ils forment un mouvement très complexe, une nébuleuse de mouvements divers structurés néanmoins par quelques constantes.

La Gnose (« connaissance ») est une pensée très hermétique et élitiste que l’on peut rapprocher des cultes à mystères. Pour les Gnostiques, le Dieu suprême créa des émanations mâles et femelles, les éons, mais la dernière, Sophia (la Sagesse), quitta le plérôme (le Royaume de Dieu) créant par la même occasion l’imperfection et la mort et engendrant le démiurge qui créa le monde terrestre. Accompagné de ses archontes, ce démiurge (« le façonneur »), généralement assimilé au Dieu de la Bible Hébraïque, emprisonna l’être spirituel qu’était l’homme dans une prison corporelle et le plaça dans ce monde matériel et mauvais qu’il venait de créer. Après cette chute, les rares hommes qui ont réussi à garder conscience de leur nature spirituelle doivent tenter de libérer leur âme de l’emprise de la chair pour atteindre le plérôme, le royaume du vrai Dieu, celui que l’on ne connait que très peu et que les Gnostiques appellent parfois « l’Inconnus ».

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L’origine de cette pensée est ancienne et mal connue. Les Gnostiques revendiquent souvent l’héritage de Simon le Mage qui apparait dans les Actes des Apôtres comme un magicien qui aurait cherché à acheter à Pierre et à Jean leur capacité à imposer le Saint-Esprit par les mains.

Concrètement, les Gnostiques répugnent tout ce qui est matière. Ils divisent les hommes en trois catégories : les hyliques (qui ne sont plus que chair et instinct), les psychiques (les autres Chrétiens, trompés par le démiurge) et les pneumatiques, les rares à être capable de recevoir la gnose, la connaissance. Ce rejet de la matière passe généralement par un refus de la procréation, bien que dans quelques rares cas le discrédit de la matière mène au contraire au libertinage.

Pour justifier cette pensée très élitiste, aux antipodes du discours universaliste des évangiles de Jean, Marc, Luc et Matthieu, les Gnostiques rejettent généralement tout ou en partie les évangiles anciens au profit d’une multitude de nouveaux évangiles qui représentent une bonne partie de la littérature apocryphe qui nous est connue. Dans cette gnose Jésus et le Saint-Esprit sont généralement deux éons mâles créés par Dieu pour secourir l’éon femelle Sophia qui cherche à réparer sa faute, ou du moins pour sauver les êtres pneumatiques. Pour les Gnostiques, le Jésus historique et charnel n’est en lui-même que peu de chose, au mieux un prophète, mais avant tout le simple réceptacle de l’éon qui s’infiltre lors du baptême dans le monde mauvais du démiurge.

Dès lors l’éon Jésus ne nait pas de Marie (contrairement au Jésus historique) et ne souffre pas sur la croix : soit qu’il quitte le corps du Jésus historique avant la crucifixion, soit que Simon de Cyrène soit crucifié à sa place, soit qu’il ne ressente pas la douleur infligée à la chair et rit sur la croix… Par conséquent le symbole de la croix ne représente rien pour les Gnostiques, le rôle de Jésus fut essentiellement de transmettre, après l’épisode de la crucifixion (quand l’éon est libéré du corps), la fameuse gnose : des révélations à l’origine d’une abondante littérature.

La pensée gnostique est avant tout un syncrétisme qui se nourrie du Christianisme comme parfois d’autres religions. Au IIIe siècle justement, le Perse Mani (216 – 276) développe ainsi le manichéisme, une pensée gnostique qui se veut héritière du Zoroastrisme, du Christianisme et du Bouddhisme…

Les Marcionistes

Les Marcionistes partagent avec les Gnostiques une différenciation nette entre le Dieu de la Bible hébraïque et le véritable Dieu qui n’apparait que dans les évangiles. Mais on ne sait pas vraiment qui des Marcionistes ou des Gnostiques a influencé l’autre (l’idée peut aussi avoir germée de façon autonome chez les deux)… Les Marcionistes forment une Eglise profondément anti-judaïque, fondée par Marcion (vers 95 – 161), un armateur pontique dont la légende raconte qu’il fut excommunié par son propre père qui était évêque… S’appuyant sur la phrase de Jésus citée par Luc « Personne non plus ne met du vin nouveau dans des outres vieilles », il rejette en bloc l’idée que Jésus ait pût être Juif !

Pour justifier et diffuser sa position, il réécrit ce qui doit être le corpus de base en supprimant la Bible hébraïque (il invente les termes d’Ancien et de Nouveau Testament qui seront repris par la Grande Eglise) et réécrit l’évangile de Luc en en retirant tous les éléments évoquant l’origine juive de Jésus. Il garde également les lettres de Saint Paul. Du coup, Marcion prêche que Jésus n’est pas né de Marie, qu’il est pleinement et uniquement Dieu, qu’il ne s’est pas incarné malgré les apparences et qu’il est apparu subitement dans la synagogue de Capharnaüm. Toutefois, même s’il ne s’est pas réellement incarné, Jésus aurait souffert sur la croix pour racheter les hommes avant de descendre aux enfers pour sauver tous ceux qui s’étaient opposés au démiurge de l’Ancien Testament (tout le monde, sauf les Juifs…).

Rejetant la matière, à l’instar des Gnostiques, les Marcionistes rejettent le mariage et la procréation. Pourtant cette doctrine va trouver de nombreux adeptes et se répandre en Orient, mais aussi à Rome où elle est bien implantée. Pour les Marcionistes, le Christ n’était ni homme ni femme, ces dernières ont un rôle important dans la communauté : imposant les mains, exorcisant, baptisant…

La Grande Eglise

Ce que l’on appelle la Grande Eglise est le mouvement majoritaire, mieux structurée que les communautés que nous avons vu précédemment. De l’Eglise de Rome à celle d’Alexandrie c’est tout un réseau en pleine ébullition, animé par les Pères de l’Eglise. Tout un entrelacs de communautés dont la doctrine s’unifie progressivement via les synodes régionaux (par exemple à Antioche en 268).

La doctrine de la Grande Eglise est de dire que le monde matériel, avec l’Homme, est l’œuvre d’un Dieu bon et un qui est bien celui de la Bible hébraïque. Les écrits juifs sont donc parfaitement acceptés et la Grande Eglise considère même qu’ils

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annoncent la venue de Jésus Christ. La nature de ce dernier fait encore largement débat, mais en s’appuyant sur l’évangile de Jean la majorité considère qu’il est le Fils de Dieu, incarné avec une double nature humaine et divine. Ce Jésus est bien considéré comme naissant de la Vierge Marie et de l’Esprit-Saint, étant crucifié et ressuscitant le troisième jour. La doctrine de la Grande Eglise se veut salvatrice, pacifiste et universelle (ouverte à tous sans distinction d’origine, de rang social, de richesse…).
 
Pour fixer sa croyance et ralentir la prolifération des autres doctrines jugées hérétiques, les Pères de l’Eglise décidèrent de faire un tri dans tous les textes et évangiles divers et variés que l’on trouvait alors dans la Chrétienté. Ce tri eu lieu entre le milieu et la fin du IInd siècle, il se base de façon méthodique sur l’âge et l’origine des textes. Les Pères de l’Eglise décident en effet de ne garder que les textes les plus anciens et qui ont été écrit par un apôtre, ou du moins le compagnon d’un apôtre. Le Nouveau Testament ainsi définit par Iréné de Lyon ne comporte plus que quatre évangiles : Matthieu, Marc, Luc et Jean.
 
Outre ces quatre évangiles sont également retenus les Actes des Apôtres, les Epitres de Paul, la Première Epitre de Pierre et la Première Epitre de Jean. Irénée considère également l’Apocalypse de Jean comme digne de foi. Toutefois, au IIIe siècle, certaines communautés de la Grande Eglise, encore assez autonomes, opèrent quelques arrangements avec ce corpus : certaines refusent par exemple l’Apocalypse de Jean. A l’inverse cette Apocalypse créée des mouvements extrêmes dans l’ascèse et l’exaltation évangélique : c’est le cas par exemple des Montanistes qui, du fait de l’approche imminente du Jugement dernier ne craignent pas le martyre (ce mouvement reste très vif au IIIe siècle, bien que condamné par la Grande Eglise).

Des Chrétiens dans l’Empire

Au IIIe siècle les Chrétiens sont devenus malgré les persécutions une minorité visible de l’Empire romain, ils sont même une minorité incontournable dans certaines régions comme en Asie Mineure, autour de Carthage ou dans le Nord de l'Égypte par le poids démographique qu'ils représentent. Le pouvoir romain quant à lui est de plus en plus hésitant envers les membres de cette communauté qui remet en cause plusieurs de ses valeurs fondamentales (notamment avec les notions de pacifisme, de dignité humaine, de monothéisme…) mais qui a pris une telle ampleur qu’on ne peut plus rationnellement espérer la détruire.

Le début du IIIe siècle est marqué par les persécutions orchestrées par l’empereur Septime Sévère. A la mort de celui-ci les relations Chrétiens / païens tendent à la normalisation, notamment sous le règne de Philippe l’Arabe (244 – 249). Le milieu du siècle est quant à lui beaucoup plus néfaste pour les Chrétiens avec le règne de l’empereur Trajan Dèce (250 – 251). Farouche païen, l’empereur Dèce cherche à souder son empire à un moment où les frontières, sur les Balkans surtout, sont menacées. Faisant des cultes officiels le ciment de l’empire, il publie un édit ordonnant à tous d’honorer par des sacrifices les divinités traditionnelles. Les Chrétiens, monothéistes, ne peuvent bien évidemment pas sacrifier à ces dieux qu’ils considèrent comme des idoles.
 
Dénoncés par des populations hostiles, mis devant la justice romaine, ceux qui persistent sont emprisonnés, torturés et mis à mort. Ainsi, à Rome même, l’évêque Fabien est exécuté. Ses confrères d’Antioche et de Jérusalem meurent en prison. Sous la menace, de nombreux Chrétiens renoncent à leur foi. La mort de Trajan Dèce aurait pu mettre un terme à ces persécutions, mais l’empereur Valérien les désigne comme responsables de la peste qui sévit de 250 à 265 : en 257 les célébrations liturgiques sont interdites, prêtres et évêques sont contraints à sacrifier aux dieux sous peine d’exil. L’année suivante, Valérien condamne à mort tout clerc, sénateur ou chevalier chrétien, ce qui montre bien l’angoisse des païens face à la diffusion du Christianisme dans les élites romaines… Le nouvel évêque de Rome, Sixte II, est décapité avec ses diacres.

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Le règne de Gallien marque quant à lui une rupture. Le nouvel empereur a pris conscience de l’incapacité de la politique de son père à enrayer la diffusion du Christianisme, il publie un édit de tolérance offrant aux Chrétiens la liberté de culte. Cet édit de tolérance impériale prévaut durant les quarante dernières années du IIIe siècle. Quelques années de répit qui tranchant avec la grande persécution orchestrée sous le règne de Dioclétien à l’aube du IVe siècle.
 

Le pouvoir romain a ainsi porté un coup très rude aux Chrétiens du IIIe siècle, directement bien sûr avec les exils, les persécutions, les mutilations, les mises à mort qui dépeuplaient les communautés et n’incitaient pas à la conversion… Mais aussi indirectement en créant de fait un nouveau statut : celui des Chrétiens qui ont reniés leur foi sous la contrainte mais veulent continuer à vivre en Christ. La question de leur devenir créée distinctement deux mouvements au sein de la Grande Eglise : celui du prêtre Romain Novatien qui prône la plus grande fermeté à leur égard, et le mouvement de Corneille qui incite au pardon et à leur réintégration au sein de l’Eglise. Les deux hommes sont consacrés évêques de Rome par leurs partisans, créant ainsi le premier schisme de la Grande Eglise qui n’est tranché que par le synode de 251 qui valide l’élection de Corneille. Ce qui n’empêche pas les partisans de Novatien de continuer à se faire entendre…

Les Chrétiens du IIIe siècle forment donc une véritable mosaïque qui fait tache d’huile sur le pourtour méditerranéen à l’insu d’un empire romain hésitant sur les modalités de l’endiguement qu’il tente de mettre en place. La Grande Eglise, malgré ses divisions internes et le nombre non négligeables de Chrétiens d’autres communautés, parvient peu à peu à se structurer, à convaincre, à établir une doctrine claire qui se veut universelle et qui s’imposera au siècle suivant sous les empereurs Galère et Constantin.

Pour aller plus loin

- COTHENET Edouard & PELLISTRANDI Christine, Découvrir les Apocryphes chrétiens : Art et religion populaire, DDB, 2009.

- FOCANT Camille & MARGUERAT Daniel (sdd), Le Nouveau Testament commenté, Bayard, 2012.

- GEOLTRAIN Pierre & BOVON François (sdd), Ecrits apocryphes chrétiens, Tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1997.

- LENOIR Frédéric, Comment Jésus est devenu Dieu, Fayard, 2010.

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