c croisade7 damiette1Dans un discours prononcé par Jean Paul II au cours de la journée du pardon de l'année sainte 2000, le papeassume au nom de l'Église Catholique la responsabilité des croisades qu'il qualifie d' « infidèles » en référence aux textes bibliques. Au-­‐delà une faute morale ou politique supposée, c'est d'abord la relation inconciliable entre les valeurs enseignées par les Évangiles et le bilan des actions menées pendant les croisades dont il cherche à amender l'Église. S'il faut attendre neuf siècles pour que le Vatican se positionne de manière si catégorique, des voix se sont élevées dés les premiers temps de la croisade, pour s'interroger sur son bien fondé, la critiquer et même dans quelques rares cas, s'opposer à elle. 

 

Les sources

Les critiques des contemporains des croisades ne représentent jamais le courant majoritaire. Force est de constater que leur acceptation sociale reste dominante au cours des XIe -­‐XIIIe siècles. Les contestations se transmettent essentiellement pas voies orales et ont, de fait, été perdues. On remarque que les sources augmentent à partir de 1200, après les échecs successifs des Deuxième et Troisième croisades et le détournement de la Quatrième croisade vers Constantinople en 1204 qui cristallise les condamnations, même chez ses défenseurs.

Le discours de ces opposants est intéressant dans ce qu'il apporte de novateur au lecteur, il retranscrit le point de vue des occidentaux contemporains de ces événements.

L'attitude du croisé

La Première Croisade fait figure de cas à part dans ce que René Grousset appelait « l'Épopée des Croisades » en cela qu'elle ait été la seule expédition qui soit parvenue à remplir ses objectifs -­‐ à savoir conquérir la ville de Jérusalem – par la voie guerrière. Sa réussite et son caractère assurément novateur lui assurent le soutien de tous les chroniqueurs et troubadours.

prise antioche croisesOn trouve néanmoins des écrits qui viennent fissurer cette façade. Guibert de Nogent, abbé de Nogent-­‐sous-­‐Coucy (1053-­‐1124) qui rédige une Geste de Dieu par les Francs ou encore Albert, chanoine d'Aix-‐la-­‐Chapelle, dans son Histoire écrite vers 1130 sont tous les deux favorables à la croisade. Cependant, ils reprochent le « très cruel massacre (1) », notamment envers les Juifs des villes rhénanes qui subissent des Pogroms et sont baptisés par la force (2).

Les deux chroniqueurs pointent également les errements des croisés lors du massacre qui suit la prise de Jérusalem en juillet 1099. Albert d'Aix parle d'un « carnage stupéfiants (3) » et condamne les chefs qui massacrent les rescapés musulmans qu'ils avaient épargnés pour en tirer rançon ou par souci d'humanité (4) » pour s'assurer qu'ils ne se révoltent.

 « Ils décapitent et lapident les filles, les femmes, les nobles matrones, même enceintes ou avec des enfants en bas âge ».

Ce n'est pas la croisade ou son bien fondé qui est remis en question par les chroniqueurs mais l'attitude de ses participants qu'ils estiment non conforme avec l'éthique que doit revêtir le pénitent qui se rend à Jérusalem et prend la croix pour elle.

L'idée selon laquelle un croisé doit savoir raison garder et se conformer à une attitude qui soit conforme au statut de pèlerin, est la critique principale que l'on rencontre dans les textes pour la période du XIIe siècle. La réussite ou non d'une expédition est même largement imputée à l'attitude des croisés et à leur comportement au cours de l'expédition.

Un prieur de Vigeois, en Limousin, Geoffroy (mort en 1184) attribue à l'indiscipline des croisés l'incapacité « à prendre une quelconque ville » (5). En Brabant, une Continuation de la chronique de Sigebert de Gembloux datée de 1112, donne une dimension catastrophique à l'échec : « il n'est pas facile de trouver (...) depuis les origines du christianisme, une si grande portion du peuple de Dieu ait été anéantie si vite et de façon si misérable ».

De la même manière, la bulle Audita tremenda par laquelle Grégoire VIII proclame la troisième croisade s'ouvre sur les « dissensions que la malice des hommes a récemment suscitées dans la patrie du Seigneur », et attribue les conquêtes de Saladin aux querelles des Latins (6).

La Vie de Saint Louis, rédigé entre 1305 et 1309 par Jean de Joinville, dresse un constat similaire. Il attribue la défaite de la Septième croisade aux luttes intestines entre chrétiens. En 1270, il refuse de suivre Louis IX, qui formule un second vœu de croisade, en prétextant des exactions commises par les croisés au cours de la dernière expédition et en rappelant que le devoir d'état prime sur une aventure lointaine et hasardeuse. Il attribue le déclenchement de la Huitième croisade aux mauvais conseillers du roi qui « commettent un péché mortel » en le poussant à appeler à une nouvelle expédition en Orient car ils laissent l'avenir du royaume incertain.

Le moine Rutebeuf (1230-­‐1285) compose sa Disputation du croisé et du décroisé (7), un débat poétique où il reprend ces arguments. Le décroisé préfère garder son héritage qu'il devrait dépenser pour se rendre en Terre sainte et fait remarquer qu'il laisserait ses enfants pauvres et sans leur père s'il se croisait.

Croisade et Évangiles

francois assise egypteLes promoteurs des croisades se réfèrent aux réflexions des Pères de l'Église qui se sont demandés dans quelles circonstances un chrétien peut brandir le glaive et faire la guerre. Le principe de « Guerre Juste », largement théorisé par Saint Augustin au Ve siècle dans La Cité de Dieu permet à un chrétien de combattre un infidèle dans une guerre défensive, et seulement s'il le fait au nom de la chrétienté. La Croisade, entreprise créée au nom de Dieu pour « recouvrer » la Terre sainte et Jérusalem qui appartient de droit au peuple Chrétien, rentre donc théoriquement dans les critères de la Guerre Juste.

D'autres théologiens ont offert une interprétation plus pacifique des Évangiles. Le canoniste Gratien, résidant à Bologne, rédige un Décret (8) entre 1140 et 1150 où il réunit plus de 3.800 lois ecclésiastiques parfois contradictoires qu'il met en relation et tente de concilier.

La cause 23 de la deuxième partie de son Décret reconnaît qu'un usage légitime de la violence peut être accepté au service de la justice mais qu'elle va nécessairement contre le message du Christ qui la rejette en bloc. Gratien conclut « qu'il apparaît que faire la guerre est un péché ». Il dresse une liste de versets de la Bible qui privilégie l'attitude non-­‐violente du chrétien (9).

La cause 23 du Décret de Gratien montre aussi le paradoxe qui s'établit entre le message christique et la croisade. Sa proclamation, sa direction et son encouragement par des religieux rompent avec la tradition qui interdit au clergé de pousser à la guerre.

Bernard de Clairvaux, qui prêche la Deuxième Croisade, devient le bouc émissaire des détracteurs après le désastre de l'expédition. Les Annales de Würzburg ouvrent l'année 1147 par une diatribe contre « les pseudo-­‐prophètes, fils du démon Bélial et témoins de l'Antéchrist, dont les « paroles illusoires » et les « vaines prédications » ont appelé à la croisade.

Jérusalem terrestre et Jérusalem céleste

L'ordre cistercien avance très tôt l'idée qu'être croisé ne suffit pas à sauver son âme, malgré la « rémission des péchés », gain obtenue par une personne qui prend la croix s'il venait à mourir sur la route du pèlerinage.

Le voyage intérieur doit être au moins aussi important que le voyage terrestre. Les cisterciens citent Saint Jérome : « Il est plus louable de vivre pour Jérusalem que d'être allé à Jérusalem ». Bernard de Clairvaux lui-­‐même affirme que « le but des moines n'est pas de chercher la Jérusalem terrestre mais la Jérusalem céleste ». En 1219-­‐1223, le Dialogue des Miracles, composée par Césaire (mort en 1240), maître des novices de Heisterbach (Rhénanie) propose à l'auditeur « la croix de l'expédition d'outremer », ou
« la croix de l'ordre cistercien ». Il explique avoir choisi la deuxième parce qu'elle est « la croix salutaire (...) préférable au morceau de tissu cousu provisoirement sur un vêtement ».

Raoul le Noir, un contemporain de Thomas Becket écrit à l'automne 1187 un Art militaire (10) qui décrits les chemins menant à Jérusalem. L'auteur répertorie trois pèlerinages corporels et matériels vers la cité sainte mais il en existe aussi des spirituels : un voyage intérieur guidé par la foi exclusivement. Il écrit qu' « il faut préférer les mérites du pèlerinage mystique » et de citer Saint Jean « Heureux sont ceux qui ont cru sans avoir vu (11) ».

La critique de Raoul rappelle également que lors de son arrestation, le Christ défend à Pierre d'utiliser le glaive pour le défendre de ses agresseurs et conclut que « Dieu ne désire pas la vengeance humaine, ni la propagation de la foi par la violence ».

Plutôt que frapper le païen du glaive, il préfère que la parole de Dieu lui soit apportée afin qu'une conversion raisonnée soit permis (12). En 1155, Pierre le Vénérable, auteur de Contre la secte des sarrasins s'adresse aux musulmans en soulignant l'amour infini de Dieu pour tous les hommes, païens compris. Il affirme préférer les missionnaires qui leur transmettent son message plutôt que les chevaliers qui les combattent : « Je ne vous attaque pas, comme le font si souvent les nôtres, avec les armes, mais avec les mots, et non par la force, mais par la raison, non pas dans la haine, mais dans l'amour ».

La mise en parallèle des musulmans et de l'Apocalypse et l'impossible réussite de la croisade

Le rejet de la violence au détriment de la foi se traduit dans les écrits d'autres penseurs à partir de la fin du XIIe siècle qui identifient les musulmans comme les armées de l'Antéchrist.

L'abbé Joachim de Flore (mort en 1202) écrit après la défaite de la Troisième Croisade que les victoires de Saladin sont des signes annonciateurs de la fin des temps, tels qu'ils sont décrits dans l'Apocalypse. Il apparaît donc inutile de s'opposer à eux par le glaive puisqu'ils accomplissent – bien malgré eux -­‐ la mission divine. Obéir à la Providence exige de favoriser la mission au détriment de la croisade (13). « Que les chrétiens s'imposent davantage par la prédication que par la guerre (14). En définitive, la guerre à court terme contre l'Islam est perdue d'avance puisqu'elle doit favoriser la venue de l'Antéchrist. Ne serait-­‐ce que par charité chrétienne, il importe donc de permettre la conversion des païens avant la venue de l'Antéchrist, qui sont voués à l'enfer dans le cas contraire.

François d'Assise, fondateur de l'ordre des Franciscains, prône la prédication universelle qui doit être accessible à tous, chrétiens comme païens. En 1219, il va jusqu'à se rendre au camp du sultan d'Egypte al-­‐Kamil pour lui prêcher les Évangiles afin de tenter de mettre fin à la croisade.

Les défaites à répétition et le désintéressement de l'Orient

En 1204, les croisés qui se dirigent vers Jérusalem attaquent et pillent la ville de Constantinople. Le pape Innocent III écrit à Pierre de Capoue son légat « Vous avez abandonné la terre que le Seigneur a consacrée (...) Nous vous avions délégué notre pouvoir, non pas pour conquérir l'Empire de Constantinople, mais pour défendre ce qui nous reste en Terre sainte (...) utilisant les glaives, qui auraient dû être destinés aux païens pour verser le sang des chrétiens ».

Malgré les reproches de la papauté, elle reste aux yeux des chrétiens celles qui a permis une telle aliénation de la croisade. Le poète Guilhem de Figueira, trouvère dans le comté de Toulouse écrit en 1227 « Rome traîtresse, la cupidité t'a fait perdre la mesure (...) Tu fais peu de mal aux sarrasins mais tu massacres les Grecs et les latins ».

Même chez ceux qui haïssent les Grecs, l'expédition reste indéfendable. Roger Bacon écrit en 1260 dans son Opus Maius « La guerre ne sert à rien contre eux (les Grecs) car les survivants et leurs enfants n'ont que plus de ressentiment à l'égard de la foi chrétienne ».

La conversion et le message biblique restent donc la voie à privilégier, en attestent les échecs des expéditions, même lorsqu'elles sont aussi bien préparées que celles de Saint Louis (Septième et Huitième). En 1250, il est fait prisonnier avec les survivants de son armée à la bataille de Mansourah. Le chroniqueur Matthieu Paris rapporte qu'un long deuil s'instaure dans tout le royaume de France et que beaucoup de gens perdent la foi (15). Lors de sa seconde croisade, Louis IX meurt en faisant le siège de la ville de Tunis, le 25 aoùt 1270. Il n'y aura plus de croisade après sa mort.

Au printemps 1274, Grégoire X veut mettre à l'ordre du jour du Concile de Lyon II un nouveau projet de croisade mais il est contraint d'y renoncer devant le manque d'enthousiasme des rois (16). Sa mort en 1276 met fin au projet. Le chroniqueur franciscain Salimbene d'Adam écrit qu'il « n'est pas dans les plans de Dieu que nous recouvrions le Saint-­‐Sépulcre, car tous ceux qui s'y sont essayés ont échoué ».

Entre 1291, chute de Saint-­‐Jean-­‐d'Acre et 1307 où l'Ordre des chevaliers du Temple est démantelé, les chrétiens n'ont plus de places fortes ni d'armées susceptibles de pouvoir intervenir en Orient. Pour les chroniqueurs, Dieu n'entend pas céder à la tentation conquérante du chrétien.

Dans sa Confession de l'amant, John Gower (1330-­‐1408) demande « s'il est juste de traverser la Méditerranée pour combattre et tuer les sarrasins » à un pénitent qui lui répond : « Je cite l'Evangile mon fils et j'y lis que l'on doit ''prêcher'' et ''souffrir'' pour la sainte foi. Je n'y trouve pas ''tuer'' »17. Au-­‐delà du constat d'échec des expéditions d'outre-­‐mer sur deux siècles, c'est l'idée même de croisade qui n'apparaît plus comme légitimement défendable et socialement acceptable.

Sources et Bibliographies

1 Albert d'Aix, 26.
2 L'interdiction de contraindre les juifs à devenir chrétiens remonte au plus tôt au Concile de Tolède IV en 633 où le baptême forcé est interdit, même s'il oblige ceux qui ont été baptisés contre leur volonté à demeurer chrétiens.
3 Albert d'Aix, VI, 23.
4 Op.cit, VI, 29-30.
5 Geoffroy, strophe 52.
6 Notamment au sujet de la succession de Baudouin IV où les deux factions aristocratiques en viennent aux armes, en s'alliant aux Turcs.
7 Le « décroisé » est ici celui qui renie son vœu de croisade.
8 Concordia discodantium canonum, « concorde des canons discordants ».
9 « La vengeance et la rétribution me reviennent en propre (DT, 32,35) ; « C'est la paix que je vous donne » (Jn, 14, 27) ; « Pourquoi se venger, plutôt que d'accepter de subir quelques injures ou fraudes ? (I, Co, 6, 7).
10 De re militari Tripli via peregrinatio Jerosolomitane.
15 Matthieu Paris, Historia Majora, 1251, t.5, p.108, 169-170.
16 Seul le roi Jacques IV d'Aragon, vieux et malade se rend au Concile.
17 John Cower, Confession de l'amant, III, I, v.2242-2506.
11 Jean (20,29).
12 Raoul le Noir, De Re Militari... III,90.
13 Daniel « Apocalyptic Conversion : The Joachite Alternative to the Crusade », p.136-139.
14 fol.164v.
15 Matthieu Paris, Historia Majora, 1251, t.5, p.108, 169-170.
16 Seul le roi Jacques IV d'Aragon, vieux et malade se rend au Concile.
17 John Cower, Confession de l'amant, III, I, v.2242-2506.

- Albert d'Aix, Histoire des Croisades, t.1, paléo.
- Guibert de Nogent, Geste de Dieu par les Francs, (trad.. Monique Cécile Garant), Miroir de Moyen-­‐Age, Brepols, 1998.
- Aurell Martin, Des chrétiens contre les croisades, XIIe-­‐XIIIe siècle, Fayard, Paris, 2013. Riley-­‐Smith Jonathan, Atlas des Croisades, « Critiques contre les croisades », Éditions - Autrement, 2005 (1990), p.80.
- Siberry Elisabeth, La critique de la croisade (1095-­1274).,Clarendon Press, 1985. Throop Palmer A., La critique de la croisade : étude de l'opinion publique et de la propagande de croisade, 1940.

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