Depart croisade2La notion de voyage, au sens où nous l'entendons aujourd'hui du déplacement d'une personne vers une région éloignée est un phénomène original au Moyen-Age. On confond les termes de viator et de peregrinator pour nommer le voyageur, sans pour autant décrire le motif de son déplacement. On désigne par là ceux qui empruntent la via, la voie terrestre pour se déplacer d'un endroit à un autre. On préfère parler de peregrini, de ''pèlerin'' pour qualifier celui qui prend part à la Croisade, ou de Hierosolymitani, nom usuel donné à ceux qui vont à Jérusalem. Les acteurs directs de cette expédition s'appellent eux-mêmes ainsi, le terme de croisade n'existant pas encore (1).

 

Les limites du voyage au Moyen Age

Au XIè siècle, les mouvements de population ne sont en général l'objet que de trajets sur de courtes distances : le village voisin, un marché, une foire, rarement plus loin. Les seigneurs et les chevaliers eux-mêmes n'entreprennent pas de longs voyages lorsqu'ils partent à la guerre, le service militaire qu'un vassal doit à son seigneur n'excède d'ailleurs pas les quarante jours par an. La Croisade va donc aux antipodes des coutumes de la société féodale d'alors. Elle exige un voyage long, une peregrinatio, où doivent se côtoyer militaires, hommes d'église et pèlerins non-combattants, issus pour la grande majorité des milieux pauvres et paysans.

Armée religieuse ou laïque? Bien que les croisés soient au service de Dieu, d'où leur nom de Miles Christi, aucun chef suprême ne commande l'armée. Le pape Urbain II, chef religieux, prêche la Croisade en restant en Occident. L'empereur byzantin Alexis Comnène refuse d'assurer la conduite de la Croisade malgré que sa nomination ait été plusieurs fois proposée par les chefs conduisant l'expédition. Les véritables ''leaders'' de cette opération sont conjointement hommes d'Église et membres de la noblesse, ceux que les historiographes appellent des « chevetaines (2) ».

La croisade : une entreprise internationale

On rencontre deux types d'armées à proprement parler, celle dite « des pauvres» d'une part, et celle communément appelée «des Barons» d'autre part. Les premières ne sont pas des armées régulières mais sont constituées de foules qui dans leurs grandes majorités sont non- combattantes, galvanisées par les exhortations des disseminator, les prédicateurs populaires, illustrés par la figure de Pierre l'ermite. Les armées, que nous appelons ''baronniales'' sont conduites par des seigneurs laïcs, propriétaires terriens, et composées dans une plus large proportions d'éléments combattants.

carte recrutement croisesLes principales zones de recrutement des premiers croisés se trouvent en France, dans le sud de l'Italie et au sud-ouest du Saint Empire. Le Pape a personnellement prêché entre 1095-1096 dans le sud et l'ouest de la France, où la participation des nobles et de leurs vassaux a été la plus importante. Les prédicateurs populaires ont eu plus de succès à l'est, dans les régions de Souabe et de Franconie.

Le discours du pape à Clermont, tel qu'il est rapporté par Guillaume de Tyr, laisse supposer que le pontife souhaitait une participation massive « de tous les chrétiens ». Foucher de Chartres, qui participe au Concile rapporte que « trois cent dix évêques ou abbés » sont présents (3) . C e s h o m m e s , i s s u s d e différents pays, vont ensuite prêcher chez eux. La vitesse à laquelle le plan de croisade se diffuse en Occident est semble-t-il s p e c t a c u l a i r e , e t l a participation du peuple dépasse de très loin celle espérée par le pape. Pour Robert le Moine, ce message est connu de toute la terre : « partout on sut que le pèlerinage à Jérusalem avait été décidé dans ce concile » (4).

Le don et l'entraide : les conditions matérielles du départ

Partir en croisade ne peut se faire sans avoir au préalable réuni les ressources nécessaires pour le voyage. Les dépenses pour les vivres, montures et équipements sont lourdes ; beaucoup cèdent tout ce qu'ils possèdent. L'appel lancé par l'Eglise exige un réel sacrifice, même si le pape a promis que « les biens de ceux qui partiront resteraient en la garde de la Sainte Eglise ; et ceux qui lui feraient dommage seraient excommuniés »(5).

Afin d'aider les plus démunis, la noblesse prend en charge une partie de leurs besoins. Ainsi, Raymond de Saint Gilles, le plus riche des princes croisés, se considère comme tenu de faire vivre les pèlerins et y consacre des sommes importantes. Guillaume de Tyr décrit comment le rapport de féodalité évolue en fonction de l'originalité de l'entreprise : les pauvres décident de donner leurs allégeances à tel ou tel baron en échange « de son aide et de sa protection en route » (6).

Les plus démunis trouvent également du secours auprès de l'Église. Ces donations sont nécessaires pour la survie des armées. Lors de l'escarmouche entre les Bulgares et les troupes de Pierre l'Ermite près de la cité de Nish (au nord-ouest de la ville de Sofia), ces derniers perdent un char, chargé de l'argent qui leur avait été donné en France pour secourir les plus pauvres de l'armée.

Ceux qui partent n'ont aucune idée du temps qu'il faut pour accomplir ce pèlerinage, ni de la distance qui les sépare de Jérusalem. Dans une lettre écrite par Etienne de Blois, pendant le siège de Nicée en mai 1097 à sa femme Adèle d'Angleterre, celui-ci écrit qu'il faudra à l'armée « environ cinq semaines pour se rendre à Jérusalem (7) ». Il faut en définitive plus de deux ans pour accomplir ce trajet. Foucher de Chartres met en scène le départ d'un « mari annonçant à sa femme l'époque précise de son retour, lui assurant que s'il vivait, il reverrait son pays et elle au bout de trois années (8) ».

Les motivations des croisés

L'armée croisée est formée de volontaires. Les raisons des départs sont diverses. En premier lieu, le vœu de croisade peut s'inscrire dans la logique classique qui prône le pèlerinage comme expiation des fautes. Selon l'historien Laurauson-Rosaz, tous les seigneurs du midi qui prirent la croix avaient peu ou prou quelque chose à se reprocher (9) ». Comme l'a justement dit l'historien Jaques Heers, « il serait trop schématique que de montrer les princes poursuivant un but commun, prendre la croix n'impliquait pas de se soumettre de la même façon au vœu de pèlerinage ou d'oublier toute considération politique et rêves de conquête (10) ». Des princes comme Bohémond de Tarente et Baudouin du Bourg décident de prendre la croix parce que leur patrie ne leur offre aucun avenir, alors qu'ils peuvent se tailler des royaumes en Orient. Lorsqu'ils partent, ils emmènent avec eux leurs femmes et leurs enfants, preuve qu'ils ne comptent pas revenir.

Pour les chevaliers, la croisade peut apparaître comme une bénédiction. En Occident, les mouvements de Paix et Trêve de Dieu, institués par les papes imposent « de travailler à faire la paix dans les guerres et à imposer de longues trêves » à la noblesse guerrière. La croisade est un moyen d'utiliser cette violence pour une cause juste : défendre les chrétiens et leur héritage. Michel Balard a expliqué comment le morcellement territorial, associé à un phénomène de surpopulation a entrainé un appauvrissement des particuliers, notamment chez les seigneurs fonciers : « Les Francs habitent un territoire exigu et pauvre entre mer et montagne qui peut à peine nourrir ses habitants (11) ». Il y voit notamment la cause des guerres intestines qui fait s'entre-déchirer les nobles, et un des facteurs qui entraine le départ massif de la petite noblesse à la croisade entre 1095 et 1096. À une époque où la violence tend à devenir obsolète, la croisade donne l'occasion à une catégorie sociale déclinante, la chevalerie, de se rendre utile, donc d'exister.

Urbain II a fait appel aux membres du clergé pour retrouver une légitimité sur la scène politique internationale. Ils sont chargés de garantir la protection des biens et des terres des hommes partis à la croisade, en les rendant inviolables : « ceux qui y feraient dommage seraient excommuniés ». C'est également aux évêques et aux archevêques que revient le droit de choisir ceux qui sont aptes ou non à partir. Robert le Moine, présent lors du concile de Clermont, nous renseigne plus précisément sur le statut de ces religieux, en disant qu'« il n'est permis ni aux prêtres ni aux clercs, quel que puisse être leur ordre, de partir sans le congé de leur évêque, car s'ils y allaient sans ce congé, le voyage leur serait inutile (12) ». Pour ce qui est de se battre, le pape a clairement défini lors du concile de Clermont qu'un homme d'Église n'a pas le droit de porter les armes. Les prélats sont là pour accompagner les laïcs et assurer au pèlerinage un caractère spirituel. Sur le champ de bataille, les prêtres tiennent un rôle d'assistance et de réconfort.

Le petit clergé, composé de moines et de prêtres, permet aux croisés de garder un lien fort avec leur spiritualité. Très nombreux, ils assurent des services équivalents à ceux qu'ils prodiguent habituellement : ils disent la messe, confessent, prient et sermonnent (13). La perspective d'être nommé à de plus hautes charges ecclésiastiques peut également être un facteur explicatif d'une participation aussi massive du bas clergé. « Un clerc venu en pèlerinage avec le duc Godefroy qui était du même pays » est ordonné par ce dernier archevêque de la ville de Césarée (14). Les exemples de Pierre Barthélémy (15), qui après avoir trouvé la Sainte lance à Antioche devient un des hommes les plus écoutés de l'armée, et celui de Pierre l'Ermite, qui est « après le seigneur Dieu, celui en qui ils (le peuple) avaient gré pour avoir si énergiquement entrepris de les délivrer (16)» sont également des exemples du pouvoir que certains religieux ont pu acquérir au cours de la croisade.

Une entreprise terrestre

depart croisadePour des raisons logistiques, il est préférable que les différents corps d'armées évoluent séparément. Le premier regroupement doit s'effectuer devant la ville de Nicée, située en face de Constantinople, ce qui arrive au printemps 1097 (17). La première armée, commandée par Gautier-Sans-Avoir, un chevalier français, y parvient le 1er août 1096 et la dernière, conduite par Robert, Duc de Normandie avec les seigneurs du Nord de la France n'entre à Constantinople que le 14 mai 1097 (18).

On distingue trois routes principales utilisées pour se r e n d r e à Constantinople. La première, qui part du Nord de la France ou du Saint Empire, suivant l'endroit d'où se regroupent les différentes armées, traverse l'Allemagne et la Hongrie. La route du sud passe par la Lombardie, la Vénétie et les Balkans et rejoint Constantinople en traversant l'empire Byzantin par la Via Egnatia, l'antique voie romaine. La dernière voie possible, adoptée par les autres chefs qui empruntent la route du sud est celle qui traverse l'Adriatique pour se rendre en Albanie. Pour cela, les ports de Bari et de Brindisi permettent en quatre jours (19) d'arriver à Duras (Durazzo), et surtout d'éviter la longue et dangereuse route à travers la Dalmatie, celle retenue par Raymond de Saint Gilles. Le trajet qui va de cette ville jusqu'à Constantinople nécessite encore un mois de marche.

Le siège de la ville de Nicée commence le 14 mai 1097 soit seulement neuf mois après le prêche du pape à Clermont. La Croisade a alors accompli plus des deux tiers du chemin qu'elle doit finalement parcourir avant d'arriver à Jérusalem. La deuxième partie du trajet nécessite un temps de voyage deux fois plus long, puisque la ville sainte n'est prise qu'en juillet 1099.

Le trajet entrepris par les croisés, dont le 15 août 1096 est reconnu comme date de départ officielle - même si il faut prendre en compte qu'à cette époque les croisades populaires étaient déjà en chemin depuis plusieurs mois - met finalement trois ans pour parvenir à son objectif. Sur les dizaines de milliers d'hommes qui l'entreprennent (20), ils ne sont plus que «quelques milliers» au siège de Jérusalem, en y incluant les renforts arrivés par mer tout au long de la campagne. 

Difficultés et aléas de la route

Au XIe siècle comme durant tout le Moyen-Age, voyager à pied reste la manière la plus commode de se déplacer. Le voyage se déroule par étapes, la vitesse à laquelle on se rend de l'une à l'autre peut varier suivant le terrain, l'état des routes, la saison, la condition physique et le moral de l'armée. Jean Verdon, dans ses statistiques, admet en fonction de ces variations qu'une armée peut parcourir entre dix et trente kilomètres en montagne en montée, de trente à quarante à la descente. En plaine, celle-ci va de dix à soixante kilomètres par jour - cette donnée maximum devant uniquement s'appliquer à une troupe équestre (21).Si l'on calcule le nombre de kilomètres parcouru par les croisés par rapport aux nombres de jours de marche, on s'aperçoit qu'ils parcourent entre trente et trente-cinq kilomètres par jour.

Favoriser la voie terrestre dans le cadre d'un voyage amène à se heurter à toute une série d'embûches. La première difficulté naturelle est liée à l'élément liquide qui suppose de recourir à la navigation si l'on ne trouve pas de pont ou de gué pour traverser. La peur de l'eau est très répandue au XIe siècle. Godefroy de Bouillon préfère prendre la route qui traverse l'Europe centrale car elle n'oblige pas, comme celle qui coupe au sud par l'Italie, « à passer par la mer (22) ». Raymond de Saint-Gilles lui aussi préfère éviter d'avoir à prendre la mer et emprunte la route qui, de Lombardie traverse la Dalmatie par les Balkans, cela malgré un hiver bien avancé. Il lui faut quarante jours pour accomplir cette étape, alors que quatre ou cinq suffisent pour traverser l'Adriatique, ce qui témoigne de son scepticisme à l'idée de faire traverser la mer à son armée.

croises pesteLes autres problèmes que rencontrent les croisés sont les étapes de montagne et les passages de cols. Les chemins, non balisés, escarpés, où les routes sont souvent défoncées, inondées et boueuses dés qu'il se met à pleuvoir, sont d'autant plus difficile à traverser pour les soldats croisés qui sont équipés lourdement. Le climat devient extrêmement éprouvant dans les pays traversés, notamment lorsque l'armée s'engage sur la route du plateau anatolien (23) . Guillaume de Tyr écrit : «Les gens à pied s'épuisaient et tombaient tous, les femmes grosses, par l'angoisse de la chaleur et la souffrance de la soif, accouchaient de leurs enfants sur le chemin. Dans la journée, au pire de la misère, il y eut bien cinq cents morts, tant hommes que femmes » (24).

Ce qui surprend également les Occidentaux, c'est la rigueur des hivers orientaux ; Une lettre d'Étienne de Blois à sa femme Adèle fait part de son étonnement face à la rigueur de l'hiver Syrien : «On dit que, dans toute l'étendue de la Syrie, on peut à peine supporter les ardeurs du soleil. Cela est faux, car leur hiver est semblable à nos hivers de l'Occident (25) ».

Les guides et le soutien des populations locales

L'inclination au choix des routes incombe aux chefs de l'expédition. Ces derniers n'ont jamais mis les pieds dans ces régions et s'attachent logiquement les services de guides durant tout pèlerinage. Il est à remarquer que la ville même de Constantinople n'est pas si évidente à trouver sans une aide extérieure : ainsi Pierre l'Ermite se voit «bailler par l'Empereur un bon g u i d e , b o n e t s û r, jusqu'à ce qu'ils arrivent à Constantinople (26)  ». Les Byzantins sont des alliés indispensables pour assurer à la Croisade une traversée de leur empire dans sa partie occidentale , m a i s également à travers les territoires du Proche-Orient qui étaient encore récemment sous leurs juridictions. Les royaumes Arméniens de Syrie et d'Anatolie, le pays que les Seldjoukides appellent «de Roum » comprend toutes les régions entre la mer de Marmara au Nord, les Monts du Taurus au Sud et l'Euphrate à l'Est. Cet espace est une ancienne province impériale où les Byzantins opèrent encore militairement quelques décennies seulement avant le départ de la Croisade.

baudoin edesseA partir du moment où les Grecs quittent les croisés, ceux-ci ne peuvent plus compter que sur l'appui des populations locales, majoritairement chrétiennes jusqu'en Palestine. Ces derniers ont tout intérêt, au delà de leur affiliation religieuse, à s'allier aux croisés qui sont la seule force militaire à même de résister aux Turcs. Lors d'une embuscade tendue par des éléments Turcs sur la route de Rohez, c'est le gouverneur arménien d'un château qui sauve les normands en l'accueillant dans sa place forte.

De nombreux guides se présentent eux-mêmes à l'armée pour offrir leurs services. Ceux-ci peuvent également être envoyés par les gouverneurs de villes, parfois même musulmans (27), qui souhaitent voir les croisés s'éloigner le plus rapidement possible de leurs terres : « Des Syriens arrivèrent à l'armée. Les grands hommes les appelèrent et les conjurèrent de leur enseigner la route la plus directe. Ils leur conseillèrent la route le long de la mer pour maintes raisons. Les Syriens se mirent devant pour les conduire, le bailli de Tripoli (un musulman Arabe) leur donna de ses gens (28) ».

Au siège de Jérusalem, un homme du pays leur enseigne l'existence d'une vallée où ils peuvent trouver des arbres suffisamment grands pour construire des machines de guerre, alors «qu'il leur semblait impossible de trouver aux alentours les arbres dont ils avaient besoin ». Lors du même siège, ce sont encore une fois «des indigènes, habitants Bethléem» qui montrent où trouver des ruisseaux, des puits et des citernes, au moment même où les chrétiens subissent une disette.

Une armée à nourrir : un ravitaillement multiforme

La principale difficulté à laquelle les croisés sont confrontés quotidiennement est l'approvisionnement des troupes, fortes de plusieurs dizaines de milliers d'hommes. Si les soldats connaissent les moyens pour se ravitailler en territoire étranger, notamment en razziant la campagne, les non-combattants, les simples pèlerins doivent leur subsistance aux dons des populations, à l'armée et surtout à la disposition des chefs laïcs de l'expédition qui prennent sur eux de les nourrir. Dans une lettre à sa femme Adèle, Etienne de Blois écrit comment sans le secours des barons « et de sa propre bourse », beaucoup de pauvres seraient morts de faim et de misère (29). Malgré les rivalités entre les différents barons, la charité dont ils font preuve reste un élément permanent, et un facteur fondamental de la réussite de la première croisade.

Le deuxième moyen de se ravitailler est d'acheter des denrées aux marchands et aux populations locales. L'avantage de cette pratique est de pouvoir nouer des liens commerciaux entre les croisés et les populations autochtones. Tout au long du périple, les croisés peuventcompter sur la présence de marchands qui ravitaillent l'armée, même lorsque celle-ci se trouve assiégée. La prise de villes côtières, et notamment de ports en eaux profondes est un moyen sûr pour les croisés de garder des voies de communications fiables, permettant aux marchands de toujours d'acheminer du ravitaillement. Le choix de la route côtière après la prise d'Antioche jusqu'à Jérusalem va dans ce sens.

marche jerusalemEnfin, les armées peuvent prendre la décision de s'emparer, par le pillage et la razzia, des ressources des villages et des campagnes lorsqu'ils n'ont plus la possibilité de s'approvisionner auprès des marchands, ou qu'ils se trouvent en territoire ennemi. C'est également un moyen de pression pour les croisés dans l'entrejeu diplomatique. Lorsqu'ils se trouvent devant Beyrouth, ils menacent de détruire les vergers si le bailli de la ville ne leur fournit pas le ravitaillement qu'ils demandent.

En territoire ennemi, la razzia est le seul moyen de subvenir aux besoins de l'armée. Lors des sièges de cités, ces expéditions deviennent la principale occupation des troupes (30) qui exploitent une zone de plusieurs dizaines de kilomètres autour des villes assiégées. Ces entreprises sont dangereuses et beaucoup de croisés sont tués ou capturés pendant qu'ils effectuent des razzias au point qu'à Antioche, ils se retrouvent pratiquement enfermés dans leur propre camp (31).

Les croisés ne semblent pas être des maîtres dans l'art de la logistique. A plusieurs reprises, il est question du «gâchis» qu'ils font de leurs vivres. Lorsqu'ils arrivent à Antioche, ils détruisent des arbres fruitiers, notamment des pommiers et des figuiers, «en grande quantité » pour y installer leurs tentes (32). Beaucoup de villes, à l'exemple d'Alexandrette (Iskenderun, en Syrie) que les croisés rasent, ne sont prises que dans l'espoir d'y trouver du ravitaillement, et non dans un but stratégique.

Il n'est jamais question de période d'abondance longue au sein de l'armée croisée. Les disettes, qu'elles soient dues et à la négligence des croisés ou en conséquence d'aléas climatiques sont régulières, et jamais les chefs n'arrivent à les prévenir, ni à les gérer efficacement. Guillaume de Tyr offre une idée des coûts que peuvent alors atteindre les denrées alimentaires : « Un homme faisait son repas avec deux sous de pain. Une vache coûtait trois marcs d'argent, alors qu'on l'avait au début pour cinq sous. Un agneau ou un petit chevreau, qu'on avait auparavant pour trois ou quatre deniers coûtait six sous. La viande d'un cheval se vendait huit sous. Ainsi le prix d'une vache était passé de cinq à trente sous; et celui d'un agneau de quatre à soixante-douze deniers ». (33) L'énormité de ces chiffres corrobore avec ceux de l'Anonyme qui évalue un âne à cent vingt sous en deniers (34).

Malgré toutes ces difficultés, les croisés accomplissent un voyage de plusieurs milliers de kilomètres à travers des terres hostiles, sans avoir connaissance du climat qu'ils vont subir, du terrain qu'ils ont à traverser et sans avoir au préalable reçu la garantie de disposer d'un appui efficace sur leurs bases arrières. De ce point de vue, on peut dire que le succès de la première croisade est le fruit d'une formidable improvisation dont l'objectif du voyage est atteint après trois ans d'efforts.

1 Le terme de croisade, cruciata en latin, n'apparaît que vers 1250.
2 Forme ancienne pour dire ''capitaine'', terme désignant une autorité commandante.
3 Foucher de Chartres, Histoire de la Croisade, le récit d'un témoin de la première Croisade. 1095-­1106., I, p.14.
4 Robert le Moine, I, 3, p.730.
5 Guillaume de Tyr, 1, XIV-­‐XV, p.28.6 Guillaume de Tyr., 1, XVI, p.29.
7 Baudry de Dol, Historia Jerosolimitana, 1, I, 8 ; Manuscrit de la Bilbiothèque Nationale de France, Arsenal, lat.1101.
8 Foucher de Chartres, Histoire de la Croisade, Cahord, 2002, II, p.17.
9 Lauranson-­‐Rosaz, C., « Le Velay et la croisade », dans le Concile de Clermont de 1095 et la Croisade, (Actes du Colloque universitaire international de Clermont-­‐Ferrand (23-­‐25 juin 1095), Rome, 1997, p.51.
10 Jaques Heers, La première croisade, p.112.11 Michel Balard, "La preparazione economica della crociata", dans Il Concilio di Piacenza e le cruciate, Piacenza, 1996, p.193-­‐194.
12 Robert le Moine, 1, II.
13 Jacques Heers, La Première Croisade, p.107-­‐112, sur le rôle des prêtres pendant la croisade.
14 Guillaume de Tyr, 10, XV, p.345.
15 Si la plupart des chroniqueurs n'accordent que peu de coneiance à l'authenticité de cette lance, tous s'accordent à dire qu'il est à partir de cet épisode, un prédicateur écouté, et cela jusqu'à ce qu'il meurt quelques mois plus tard, lors d'un ordalie.
16 Guillaume de Tyr, 8, XXIII, p.287.
17 Le deuxième livre de la chronique est le récit du trajet des armées ''baroniales'', de leur point de départ jusqu'à Constantinople.
18 Hegenmeyer, Chronologie de la première croisade, Août 1096 -­‐ Mai 1097.
19 Robert de Normandie embarqué le 5 avril arrive le 9.
20 On donne comme estimation vraisemblable le chiffre de 60.000 "croisés" qui sont passés par Constantinople entre 1096 et 1097.
21 Jean Verdon, Voyager au Moyen Age, p.17.
22 Guillaume de Tyr, 2, II, p.53.
23 La piste passe dans un terre aride entre les montagnes et le désert.
24 Guillaume de Tyr, 3, XVII, p104.
25 Comte Riant in "Inventaire des lettres historiques des croisades",(1881), p.169.
26 Guillaume de Tyr, 1, XVIII, p.33.
27 Les chroniques ne mentionnent pas de guide musulman en territoire Seldjoukides, mais les petites principautés Arabes qui se trouvent au Liban et en Palestine contribuent largement à l'avancée des troupes croisés jusqu'à Jérusalem.
28 Guillaume de Tyr, 7, XXI, p.246.
29 Traduction prise dans J.F.A. Peyré, Histoire de la Première Croisade, Aug. Durand, Paris 1859, vol. 2, pp. 475-­‐479.
30 Plusieurs chroniqueurs parlent de quatre cents homes alors que l'Anonyme avance lui des expéditions pouvant aller jusqu'à vingt mille hommes, chevaliers et piétons. Il est probable que le premier chiffre avancé soient ceux des expéditions coutumières, alors que L'anonyme cite là une opération extraordinaire.
31 Guillaume de Tyr dit «qu'ils n'osaient plus aller piller» 4, XVI, p.139.
32 Guillaume de Tyr., 4, XIII, p.135.
33 Une livre = deux marcs = vingt sous = deux cent quarante deniers.
34 Histoire Anonyme de la première croisade, p.77. 

Bibliographie

- VERDON Jean, Voyager au Moyen Age, Perrin, Paris, 2007.

- HEERS Jacques, La première croisade. Tempus, 2002.

 

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