paolo-sarpiL’idéologie du patriciat vénitien, classe dirigeante de la République de Venise à l’époque moderne, se caractérise par la forte imprégnation de la pensée juridictionnaliste. La suprématie de la noblesse de la Sérénissime s’exprime, de façon liminaire, par un juridictionnalisme exacerbé, qui permet de défendre les intérêts de l’État en matière de politique étrangère et, donc, de préserver l’omnipotence du groupe patricien au sein de la société vénitienne elle-même. Plus qu’une politique anticuriale, il s’agit d’une idée politique à part entière, proche de la raison d’État, qui vise à la conservation et à la perpétuation des intérêts vénitiens face aux velléités pontificales.

 

Aux origines du juridictionnalisme

Le « giurisdizionalismo », terme inventé par l’historien italien Arturo Carlo Jemolo, se définit par la pratique d’une politique ecclésiastique spécifique, qui vise à étendre et à renforcer l’autorité et le contrôle de l’État sur l’organisation de l’Église. Plus précisément, il s’agit d’une doctrine politique, ayant été développée par certains États de la péninsule italienne, lesquels ambitionnaient une mainmise et un pouvoir d’intervention étendu sur les questions civiles et juridiques, dans le cadre général des affaires ecclésiastiques. Le but étant, pour l’État, de « s’affranchir de la tutelle de Rome et soumettre le clergé à la loi commune », selon l’historien François Brizay. Le XVIIᵉ siècle italien vit une recrudescence de cette idée politique, qui se renforça considérablement au XVIIIᵉ siècle au sein du Royaume de Naples.

La République de Venise fut, en Italie, le « fer de lance » du juridictionnalisme du Seicento, autrement dit du XVIIᵉ siècle. En réalité, il s’agit d’opérer une démarcation claire et nette entre le pouvoir temporel et le spirituel. L’autorité papale, qui était avant tout spirituelle, ne devait pas déborder sur les prérogatives temporelles des États et, en l’occurrence, sur celles de l’État vénitien. La République fit du juridictionnalisme sa « marque de fabrique » à l’époque moderne, dans la droite lignée du régalisme espagnol du XVIᵉ siècle, développé par le roi Philippe II. Bien entendu, la Sérénissime n’était pas fondamentalement opposée à l’Église. Le juridictionnalisme vénitien s’exprimait avant tout lorsque le patriciat jugeait que la pérennité de l’État était mise en danger par l’autorité pontificale. Cette idée politique ne cherchait aucunement à déborder de ses prérogatives sur les questions dogmatiques, réservées à l’appréciation des conciles.

spinozaPlus précisément encore, le « giurisdizionalismo » se caractérisait par la remise en question de la plenitudo potestatis papale, que James Henderson Burns considère comme un « véritable pouvoir de gouvernement qui possède d’étroites affinités avec celui que possèdent les dirigeants temporels. » Ainsi, sous couvert de la plenitudo potestatis dont ils étaient investis, les souverains pontifes avaient tendance, à l’époque moderne, à s’adjuger tous les pouvoirs ou presque, débordant parfois très nettement sur les privilèges séculiers qui étaient l’apanage du Princeps, du Prince. Marsile de Padoue, dès le XIVᵉ siècle, niait toute prétention temporelle de l’Église sur un État : pour lui, l’État était un instrument de puissance et de domination exclusivement « terrestre », ne concernant que la société des hommes.

L’on peut véritablement trouver dans son ouvrage majeur, le Defensor Pacis, les prémisses du juridictionnalisme vénitien, voire un de ses fondements. Même si Marsile de Padoue ne peut, en aucun cas, être considéré comme un ardent défenseur de la politique vénitienne, il tend à vouloir détruire, ou du moins atténuer, le pouvoir du pape, à l’inverse de Baruch Spinoza qui, dans son Traité théologico-politique, voulait l’annihiler. Dès lors, et en cela, il peut véritablement être considéré comme un penseur se trouvant être aux fondements des théories prônant une séparation entre le pouvoir temporel et le spirituel, dont le juridictionnalisme fait partie.

Le juridictionnalisme était fondamentalement et diamétralement opposé à la doctrine dite « curialiste », défendue à la fois par le pouvoir pontifical et les « papalisti », c’est-à-dire les partisans du pape, nombreux parmi les « Vecchi », les opposants des « Giovani » à Venise. Si le curialisme considérait l’État en tant qu’émanation indirecte des desseins de Dieu, le juridictionnalisme vénitien se voulait être au contraire une œuvre directe de la volonté divine. François Brizay a par ailleurs proposé une définition tout-à-fait digne d’intérêt du juridictionnalisme.

Selon lui, le juridictionnalisme « rejetait donc toute révolte des sujets contre le pouvoir, dont il souhaitait le renforcement, mais il réclamait la restriction de la compétence des tribunaux de l’Eglise. En outre, il récusait l’origine divine de la plupart des droits de l’Eglise, et s’affirmait partisan d’Eglises nationales qui reconnaîtraient l’autorité de leurs conciles. » Le juridictionnalisme semble donc être une politique de « raison d’État », menée dans l’optique de la conservation du pouvoir face aux multiples invectives du pouvoir pontifical. En cela, il s’agit véritablement d’une idée patricienne, constitutive d’une partie de l’idéologie fondamentale du groupe dirigeant. Le patriciat détient le pouvoir et veut le conserver, et utilise, en ce sens, l’argumentaire du juridictionnalisme pour parvenir à ce but.

L’affaire de l’Interdit (1606-1607), l’expression du juridictionnalisme à Venise

paolo-sarpi-santa-foscaAvant le développement du juridictionnalisme sous la plume de Paolo Sarpi, à la fin du XVIᵉ siècle et au début du XVIIᵉ, le royaume de France a élaboré au cours du XVᵉ siècle une doctrine politico-religieuse semblable : le gallicanisme. Dans notre définition des fondements du « giurisdizionalismo » vénitien, il est important, sinon capital, de signaler l’existence préalable de cette politique anti-curiale qui a fortement marqué et inspiré le patriciat vénitien dans sa propre définition idéologique, culturelle et représentative au cœur de la société républicaine. Le gallicanisme naquît en 1438, lors de la promulgation par Charles VII de France de la Pragmatique Sanction de Bourges. Avec l’accord du clergé français (réuni en concile, évêques et abbés), cette ordonnance proclama la supériorité du roi de France sur le pape en ce qui concernait la nomination des évêques et les bénéfices ecclésiastiques.

C’est notamment ce point qui inspira Paolo Sarpi lors de la rédaction de son chef d’œuvre juridictionnaliste, le Trattato delle materie beneficiarie, ou Traité des bénéfices ecclésiastiques, publié en 1624. Néanmoins, il a fallu attendre près de quatre-vingt ans pour que les effets du gallicanisme soient atténués en France, par le biais du Concordat de Bologne, signé en 1516 par le pape Léon X et le chancelier Antoine Duprat, représentant de François Ier. Malgré la signature du Concordat, les idées gallicanes restaient absolument fondamentales et essentielles au sein de l’appareil d’État du royaume de France. Quoi qu’il en soit, l’idée évoquée par Marsile de Padoue d’une séparation stricte en matière de compétences spirituelles et temporelles entre l’État et l’autorité pontificale a trouvé sa première application aboutie dans le gallicanisme.

D’une façon générale, Marsile de Padoue s’est trouvé être au fondement des politiques anti-curiales : le gallicanisme dans un premier temps, et le juridictionnalisme dans un second. Aussi l’apparition du « giurisdizionalismo » à Venise, au début du XVIᵉ siècle, se trouve-t-elle dans le même ordre d’idées que l’émergence des idées gallicanes en France au XVᵉ siècle. Les deux phénomènes sont comparables, même si, à Venise, la situation peut se révéler tout de même différente. L’autonomie et la liberté affirmées des Vénitiens sont si fondamentales que les conflits et les dissensions avec la papauté sont à la fois fréquents et violents. L’affaire de l’Interdit de 1606-1607 en est l’exemple le plus frappant de l’affirmation de la politique juridictionnaliste vénitienne à l’époque moderne.

 

En effet, l’affaire qui mit aux prises la République et les États pontificaux entre 1606 et 1607 constitue un exemple tout-à-fait singulier de l’expression caractérisée du juridictionnalisme vénitien. Plus encore, sous la plume de Paolo Sarpi, dans le Trattato dell’Interdetto, comme nous l’avons exposé précédemment, la crise révèle l’affirmation de la politique juridictionnaliste de la Sérénissime. Il convient, afin d’introduire les évènements relatés, de faire un rappel historique relatif à l’Interdit. La première dissension intervint durant le mois d’août 1605 : Scipione Saraceno, chanoine de Vicence, en Terre Ferme vénitienne, fut arrêté sur ordre du Conseil des Dix pour divers délits de droit commun, et plus particulièrement pour outrages et violence.

Le 10 octobre 1605, le Conseil des Dix fit également arrêter le comte Marcantonio Brandolin, abbé de Nervesa, pour homicide et violences diverses. Le pape, Paul V Borghese, demanda, par l’intermédiaire de son nonce à Venise, que les criminels ecclésiastiques arrêtés et incarcérés par l’État vénitien soient remis sur-le-champ à son autorité. Profitant de cet événement singulier, le pape demanda également au doge l’abrogation d’une loi qui avait été votée par le Sénat, et qui interdisait notamment la construction d’établissements religieux en territoire vénitien sans l’autorisation préalable de la République – l’on retrouve ici, par cette mesure législative, toute l’indépendance dont se revêtait Venise à l’époque vis-à-vis de l’Église. Le pape Paul V ordonna également la révocation d’une seconde loi, qui permettait à la République de limiter l’expansion des biens religieux au sein de son territoire, en soumettant à sa discrétion l’aliénation des biens immobiliers du clergé. L’ambassadeur vénitien Nani répondit au pape en ces termes, selon l’éminent historien vénitien Alvise Zorzi : les « Vénitiens, nés dans la liberté, n’étaient pas tenus de rendre compte de leurs opérations sinon au Seigneur Dieu, seul supérieur au doge pour les choses temporelles. » Le juridictionnalisme vénitien était né, sinon affirmé aux yeux du monde.

Le conflit s’endurcit considérablement lorsque Paul V expédia, au mois de décembre 1605,deux brefs apostoliques au doge, lui signifiant que les deux lois qui constituaient l’essentiel du litige étaient nulles et qu’elles devaient, en conséquence, être abrogées. Quelques semaines plus tard, le 10 janvier 1606, Leonardo Donà, partisan du groupe des « Jeunes », hostile à l’ingérence papale et homme. Quelques jours plus tard, Paolo Sarpi fut nommé consulteur in iure de la République, publiant la même année son fameux Trattato dell'interdetto di Paolo V. Le 17 avril 1606, un monitoire de Paul V décida d’excommunier le Sénat et de frapper d’interdit le territoire vénitien. L’intervention de Paolo Sarpi dans le conflit marqua le début de la « guerra delle scritture », autrement dit la « guerre des écrits ». Le penseur vénitien, considéré par Gaetano Cozzi comme le « champion du juridictionnalisme » et de la « vaillante défense des prérogatives étatiques contre les ingérences ecclésiastiques », a véritablement incarné la figure du juridictionnaliste vénitien acharné.

La « guerre des écrits » : l’affirmation du juridictionnalisme vénitien

Cette « guerre des écrits », incarnée par la figure de Paolo Sarpi, représente véritablement l’enjeu fondamental de l’affaire de l’Interdit, interprétée par ses écrits. Plus précisément, le contexte général de la « guerre des écrits » est défavorable aux Vénitiens. Alors que l’affaire de l’Interdit, que l’on soupçonnait avoir été alimentée en sous-main par les Espagnols, touche à sa fin. Dès lors, Venise est encerclée militairement par les Habsbourg – d’Autriche et d’Espagne – dans les années 1610. De même, d’après l’historien Filippo de Vivo, des rumeurs conspiratives circulent alors à Venise, « selon lesquelles l'ambassadeur espagnol et le vice-roi de Naples auraient manigancé de brûler le Palais des doges, de tuer les plus importants des sénateurs et de s'emparer de la ville. » La peur règne sur la place Saint-Marc. À cette situation politico-militaire tendue, il faut ajouter le contexte de la « guerre des écrits », de cette « guerra delle scritture ».

Toujours selon Filippo De Vivo, plus de deux cent pamphlets critiquant le système vénitien et sa légitimité circulaient alors à Venise, à ce moment précis, dans les années 1610. Le cardinal Roberto Bellarmino, fortement engagé dans la préservation et l’extension des droits temporels de la papauté, a ainsi publié en 1610 son De potestate summi Pontificis in rebus temporalisbus. La République réagit avec vigueur, et notamment par la rédaction des « consulti » de Paolo Sarpi, c’est-à-dire de ses « avis », rendus régulièrement à la Seigneurie de Venise, ainsi que par les ouvrages qu’il diffuse. En ce sens, il contribue amplement à défendre avec insistance les intérêts de la Sérénissime face aux ingérences et aux manipulations orchestrées par l’autorité pontificale. Gaetano Cozzi a résumé avec finesse la pensée juridictionnaliste du fameux consulteur in iure, en avançant que selon « Sarpi, si le pape […] se trompait, abusait de son pouvoir […] un chrétien avait le devoir de lui désobéir. » Tout était dit.

paul-V-borgheseDe plus, Filippo de Vivo estime que, durant l’Interdit de 1606-1607, « Venise affirme de façon héroïque son indépendance. » Ainsi, Paul V Borghese, souverain pontife qui promulgua l’interdit en 1606, dut s’opposer à la fermeté indéfectible et puissante du courant juridictionnaliste. Une telle affaire marqua le début d’une succession de controverses entre l’État vénitien et la papauté, notamment entre le patriciat et le nonce. L’éminente historienne Dorit Raines a évoqué, à cet égard, un exemple intéressant, celui du patricien Angelo Badoer qui fut accusé, durant la crise de l’Interdetto, d’avoir rencontré secrètement le nonce de Paul V Borghese.

Soumis à un procès devant l’Inquisition d’État de la République de Venise, l’institution la plus secrète de la Sérénissime, il fut, selon les termes qu’il emploie dans ses mémoires, « privé de tous les biens, spolié des dignités ». Dès lors, l’on met au jour à Venise une véritable crise sociale et politique au sein de la classe dirigeante. Le patriciat, qui était déjà scindé en deux « factions », les Jeunes et les Anciens, depuis le XVIᵉ siècle et la crise institutionnelle de 1582-1583, connaît une forte radicalisation idéologique. L’utilisation de la pensée juridictionnaliste, en ce sens, est absolument fondamentale. En effet, le groupe qui parviendra le mieux à défendre les intérêts et les prérogatives de l’État vénitien face à la papauté, conformément aux préceptes de la raison d’État, pourra prendre en charge la direction des affaires étatiques. Il s’agit là, à Venise, d’un enjeu considérable, si ce n’est liminaire.

Le patriciat de la République de Venise utilisa donc le juridictionnalisme comme un véritable instrument de pouvoir, destiné à légitimer et à renforcer sa puissance. Plus encore, il s’agit d’un élément tout-à-fait caractéristique de l’idéologie patricienne, de ce groupe dirigeant qui est l’incarnation de l’État, et qui travaille en permanence dans l’optique de sa perpétuation … et donc aussi dans le cadre de la garantie de la pérennité de l’appareil étatique. Néanmoins, le juridictionnalisme vénitien ne fut pas le seul à s’exprimer en Italie à l’époque moderne. Alors que le patriciat connaît de graves difficultés démographiques au XVIIᵉ siècle, qui influent largement sur sa puissance, les Napolitains deviennent peu à peu les « champions » du juridictionnalisme italien, et le resteront par ailleurs jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle. En cela, il s’agit d’un phénomène plus « italien » que spécifiquement vénitien, même si le groupe dirigeant de la Sérénissime a largement développé le concept, notamment par le biais de son « génie » local en la matière, le servite Paolo Sarpi.

Bibliographie

- DELON Michel (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Quadrige Dicos Poche, 2007.

- BRIZAY François, L’Italie à l’époque moderne, Paris, Belin, Coll. Sup Histoire, 2001.

- BORGNA Romain, FAGGION Lucien (dir.), Le Prince de Fra Paolo. Pratiques politiques et forma mentis du patriciat à Venise au XVII siècle, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2011, p. 90-98 [développement sur le juridictionnalisme vénitien].

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