Les Lumières montrent assez qu'elles ont constitué un phénomène européen. Global même, car les idées, portées par des livres, des hommes et des images en mouvement, ont traversé révolutionnaire. Qu'elles aient servi à nourrir des débats savants, à organiser des luttes, à alimenter des commerces ou à bâtir des réputations, les circulations ont été le maître-mot des Lumières.

 

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Comment naissent les idées nouvelles ? Plus encore com­ment s'imposent-elles dans les esprits, au point quelque­fois de faire basculer une époque ? La révolution des Lumières en est un laboratoire. Et, parce qu'elle a ouvert la voie aux révolutions politiques, cette rupture historique continue de nous sidérer. La France « des philosophes » et de l'Encyclopédie revendique d'en être le berceau et entre­tient le culte de ceux qui, en ouvrant le règne de la raison, finirent par faire tom­ber les Bastilles.

Si fort que soit l'impact des grands textes du siècle, si vertueux que soit le ruissellement des idées nouvelles à tra­vers les bibliothèques, les académies ou les sociétés savantes, cette vision hé­roïque nous ferait oublier deux choses :
premièrement, cette révolution s'est jouée des fron­tières. Elle s'est déployée dans un espace qui, des Pays-Bas aux Caraïbes, de Lau­sanne à Philadelphie, fut la matrice d'une modernité occidentale. Jonathan Israël voulut il y a quelques années reconnaître en Spinoza le père de cette pensée ra­dicale qui allait bouleverser les esprits. Plus solidement peut-être, l'Ecosse qui en 1707 s'arrime à l'Angleterre en fut un terreau fertile et cosmopolite.

Peu importe d'ailleurs : la République des lettres est bien loin de coïncider avec un espace national. Hume passe plu­sieurs années en France. Kant préexiste à l'Allemagne, Rousseau est d'abord ci­toyen de Genève, et bien malin qui adju­gera une patrie à Voltaire, français sur­tout par le génie de la langue. Heureux temps où un Américain (Thomas Paine) pouvait être élu à l'Assemblée à Paris.

Deuxièmement, l'histoire des Lumières ne se limite pas à celle de la publication des grands livres et à leurs démêlés avec la censure. Depuis une bonne trentaine d'années les historiens (de tout genre) scrutent les correspondances, la presse, les feuilles volantes, les discours, plus récemment encore le théâtre, lui aussi sans fron­tières, qui diffuse parfois sans le savoir de nouvelles manières de penser - et de se comporter (« démocratie du par­terre », écrit Marmontel).
Plus fascinant encore est le paysage de la production et de la consomma­tion du livre dans la deuxième moitié du xviif siècle. Cinquante ans après son étude pionnière sur l'Encyclopédie, l'infa­tigable Robert Darnton a replongé dans le trésor d'archives de la STN (Société ty­pographique de Neuchâtel) et fait émer­ger cette fois tout un petit monde d'éditeurs, qui, pour gagner de l'argent, ne reculent devant rien : pillage, espion­nage, contrefaçons, ententes illicites... tout est bon pour ces pirates pour faire circuler les livres, parfois fabriqués au ra­bais, contourner les interdits mais aussi damer le pion aux libraires parisiens « à privilège ». Les livres qui circulent sont loin d'être tous des chefs-d'œuvre et la liste de ceux qu'on appelle alors « philo­sophiques », et qu'il vaudrait mieux dire « séditieux », réserve bien des surprises.

Loin de minimiser le big-bang, toutes ces recherches nous aident à com­prendre ce qu'est une révolution cultu­relle : non pas un simple corpus d'idées nouvelles, mais une appropriation, des pratiques et des comportements nou­veaux, où l'exaltation peut côtoyer les intérêts les plus vils, et le génie tutoyer la trivialité. A se plonger dans ce monde grouillant - où Voltaire circula mieux que personne - la jubilation nous saisit. Car c'est aussi comme cela que les Lu­mières sont grandes.

Les Lumières : comment les idées circulent. Mensuel L'Histoire, janvier 2018. En kiosque et sur abonnement.

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