Après les mésaventures d’Antonin durant la guerre d’Espagne, ce nouvel opus nous plonge dans le Brest de l’après-guerre aux côtés de son fils Marius. Prêtre dans une ville ravagée par la guerre et en pleine reconstruction, Marius découvre une ville de baraquements, une ville ouvrière où les revendications grondent et se heurtent à un patronat intransigeant n’hésitant pas à s’appuyer sur l’intimidation et le meurtre quand la loi ne sert plus ses intérêts.
Dans ce climat explosif, Marius fait la rencontre d’un prêtre ouvrier syndicaliste qui lui ouvre une nouvelle perspective pour vivre pleinement au service des plus démunis cette trente-troisième année de sa vie qu’une malédiction annonce être la dernière. Une bande dessinée originale et bien menée, un scénario palpitant et une parfaite honnêteté intellectuelle sur ce qui est historique et ce qui ne dépend que de l’imagination des auteurs.
La malédiction continue
En mai dernier nous vous présentions cette nouvelle saga avec la sortie du premier opus : « Antonin 1937 ». Ce premier opus, qui se déroulait en pleine guerre d’Espagne, nous faisait découvrir la malédiction pesant sur une famille depuis la découverte d’une idole précolombienne : tous les fils ainés de la famille semblent condamnés à périr dans leur 33ème année. À son tour Marius, le fils d’Antonin, se trouve confronté à cette terrible révélation et à cette question cruciale : que faire de cette vie qui s’annonce si courte ? Déjà séminariste sous l’impulsion d’une mère pieuse, Marius se fait convaincre par cette dernière que Dieu a une mission pour lui, une mission à l’image de celle du Christ mort lui aussi dans sa trente-troisième année. Alors qu’il envisageait de quitter le séminaire pour profiter de celle qu’il aime, Marius embrasse alors corps et âme sa vocation et devient prêtre. Il est alors envoyé à Brest en 1954. La ville de Brest a été complètement détruite par les bombardements alliés durant la Seconde Guerre mondiale, la ville est en pleine reconstruction, la population vit dans des baraquements précaires tandis que les usines tournent à plein régime. Les ouvriers enchainent les heures supplémentaires sans pour autant voir leurs salaires s’envoler proportionnellement. Les revendications ouvrières s’entremêlent de militantisme communisme (l’URSS apparait alors comme un parfait contre modèle) et de protestation anticolonialiste en cette fin de guerre d’Indochine. De leur côté la plupart des patrons sont bien conscients de la force des salariés qui bénéficient du plein emploi et que le préfet n’ose pas réprimer violemment depuis le scandale de la mort d’un manifestant. Pour eux une seule solution s’impose, aider à couler l’un de leurs collègues et faire reprendre l’entreprise par un Espagnol qui aura recours à la main d’œuvre de son pays : ainsi faisant les ouvriers français licenciés créeront le taux de chômage nécessaire pour rendre plus docile la classe ouvrière moins à même de revendiquer… Un thème d’actualité s’il en est… Dans ce contexte explosif, Marius découvre rapidement l’existence d’un clergé parallèle dans ce milieu des travailleurs brestois, celui des prêtres ouvriers, syndicalistes, qui tentent par tous les moyens de venir en aide aux plus démunis, quitte à enfreindre la loi. Surprenant l’un d’eux en train de voler une statue dorée de la Vierge pour la fondre, Marius se trouve entrainé dans l’engrenage de la lutte clandestine que se donnent ouvriers et patrons. Mais pour lui qui sait vivre sa dernière année, plus qu’une seule chose importe réellement : accomplir la mission que Dieu lui a confiée en repérant les signes qu’Il met sur son chemin.
Une histoire haletante
Dans cette saga qui regroupe quatre scénaristes, c’est cette fois-ci Jérôme Félix qui nous plonge dans une histoire poignante, dans une quête humaniste et clandestine vouée par avance à un destin funeste. Les dessins de Xavier Delaporte et la belle mise en couleurs de Scarlett Smulkowski épaulent parfaitement ce scénario convaincant pour en faire une histoire palpitante, pour ne pas dire addictive tant on ne peut l’abandonner avant d’en connaitre le dénouement. Autant dire que pour Xavier Delaporte, dont c’est seulement le second album, a parfaitement su s’intégrer à ce projet et le servir avec brio !
De la fiction à la réalité : une rare transparence !
Dans toute bande dessinée historique, ou du moins à cadre historique, le lecteur néophyte sur la période est généralement gêné pour trier ce qui dépend de l’Histoire, et ce qui ne sort que de l’imagination du scénariste et de la liberté créative du dessinateur. C’est une chose à laquelle nous portons une grande attention puisque certains éditeurs n’hésitent pas à présenter comme historique des histoires qui ne le sont que très partiellement. Rien à reprocher de ce point de vue là à cette BD, dès la première page l’auteur met les choses au clair : il souhaite faire revivre les baraques et la lutte sociale du Brest d’après-guerre, mais il s’est gardé une grande liberté et l’histoire dans son ensemble reste une fiction. Pourtant, vu le contexte historique, vu également la participation à ce projet d’anciens syndicalistes et de membres de l’association des anciens du Bouguen, on se doute bien qu’il y a du vrai derrière… C’est pourquoi nous militons pour la présence de dossiers en fin de BD pour présenter succinctement au lecteur ce qu’il y a de vrai dans l’histoire qu’il vient de lire, éventuellement le rediriger vers d’autres ouvrages, et ainsi faire une passerelle entre la fiction et la réalité historique. Autrement dit, donner une mission supplémentaire au neuvième art : celui d’aider à la vulgarisation historique.
Outre cette triste absence dans le dossier (mais maintenant que nous l’avons souligné nos lecteurs pourront aller compléter leurs connaissances par eux-mêmes à ce sujet), cette bande dessinée se fait donc remarquer par sa qualité intrinsèque, mais aussi pour sa capacité à réunir de nombreux acteurs issus du neuvième art, du milieu syndicaliste, du milieu associatif et du service Patrimoines de la ville de Brest qui parviennent ensemble à un très beau résultat alliant parfaitement Histoire et fiction dans une transparence qui est tout à leur honneur ! Un bel exemple à suivre pour le milieu de la BD, et un beau cadeau de Noël à envisager pour nos lecteurs !
"La Lignée"
- Maxime 1973 (à paraitre)
- Diane & David 1994 (à paraitre)
Scénario : Jérôme Félix
Dessin : Xavier Delaporte
Couleurs : Scarlett Smulkowski
Editions : Grand Angle
Pour compléter le dossier, sur les prêtres ouvriers :
- CAGNE Bernard, Prêtre-ouvrier à La Courneuve : Un insoumis de 1954, 2007, Karthala.
- DELBREL Madeleine, Ville marxiste, terre de mission, Paris, 1957, réédité en 1970, Le Cerf.
- GIARD Jean, Cinquante ans aux frontières de l'Église. De la Mission de France aux équipes d'Ivry, Paris, 1994, L'Harmattan.
- Lémonon Michel, Laurent ou l'itinéraire d'un prêtre-ouvrier, 2000, Karthala.
- OLHAGARAY Jean, Ce mur il faut l'abattre. Prêtre ouvrier de la Mission de Paris, 1999, Atlantica éditions.
- POULAT Emile, Les prêtres ouvriers. Naissance et fin, 1999 (édition revue et complétée), Éditions du Cerf.
- WATTEBLED Robert, Stratégies catholiques en monde ouvrier dans la France d'après-guerre, 1990, Paris, Les Éditions ouvrières.