rahamanvsmartelLa bataille de Poitiers est encore aujourd’hui considérée comme l’une des grandes dates de l’histoire de France. Son évocation provoque toujours nombre de débats et de récupérations, malgré les travaux récents qui ont relativisé son importance, et expliqué le contexte qui a conduit à sa mythification, jusqu’à nos jours. L’ouvrage de Salah Guemriche revient donc sur cette bataille, pour « disséquer ce mythe national ».

 

 L'auteur 

L’auteur d’Abd er-Rahman contre Charles Martel , Salah Guemriche, est un écrivain et un journaliste algérien, né en 1946, qui vit en France depuis 1976. Il a déjà évoqué la bataille de Poitiers dans le roman historique Un amour de djihad (Balland, 1995), mais semble cette fois-ci avoir voulu accomplir un travail plus historique. On le sait depuis Amin Maalouf et son très (trop ?) célèbre Les croisades vues par les Arabes, il faut parfois prendre avec des pincettes les ouvrages historiques faits par des écrivains (voir notre article "L'Orient au temps des croisades", Micheau/Eddé). 

Un style agréable et une diversité des points de vue 

Le livre est construit en vingt-quatre chapitres courts, aux titres littéraires tels « Eudes, le Wascon hâbleur », « Lampégie d’Aquitaine, un amour d’Antéchrist » ou « La conjuration des djinns ». On peut le préciser dès maintenant, ce côté littéraire est à la fois l’un des points positifs et l'un des points négatifs de l’ouvrage de Salah Guemriche : le style est très agréable, et on enchaine les chapitres sans s’en rendre compte, avec grand plaisir, même si on note plusieurs redites inutiles sur tel personnage ou tel événement. Mais à l'inverse, utiliser un style littéraire, voire romanesque, provoque souvent un manque de rigueur historique, comme on a pu le voir avec Maalouf, et comme c'est le cas ici, à plusieurs reprises. Un point intéressant cependant est le choix de s’intéresser aux deux « camps » (et même trois ou quatre si l’on considère l’Aquitaine ou le chef berbère Munuza comme des « camps » à part entière) : on se retrouve ainsi autant dans l’entourage de Charles Martel, que dans celui des émirs de Cordoue. L’auteur nous fait même presqu’entrer dans la chambre de Munuza et de Lampégie, vision qui tient justement plus du roman que de l'histoire…La section des « Annexes » est très complète, grâce à ses cartes mais aussi ses textes et une chronologie. 

La bataille de Poitiers resituée dans son contexte

Avec ce plan, la bataille de Poitiers est replacée dans son contexte général : l’auteur revient sur la réputation de Charles Martel, mauvaise dans les siècles qui ont suivi la bataille, à cause de ses relations plus que compliquées avec l’Eglise et avec sa belle-mère Plectrude, lui qui est pourtant devenu le champion de l’Eglise et l’héritier de Pépin de Herstal, avant d’être l’ancêtre des Carolingiens. On le voit donc prendre peu à peu le pas sur ses rivaux et installer sa domination sur la Gaule mérovingienne avant de lorgner sur l’Aquitaine. L’auteur revient également sur celle-ci, et sur le personnage passionnant d’Eudes, champion de l’Eglise avant Charles, justement, grâce à sa victoire à Toulouse contre les Sarrasins en 721. Ces mêmes Sarrasins dont Salah Guemriche retrace le parcours, de la conquête du Maghreb jusqu’à celle d’Al Andalus, sans oublier de donner une place conséquente (car décisive selon lui) aux luttes entre Arabes et Berbères. Il insiste (peut-être un peu trop vu le peu de sources et de traces aujourd'hui) également sur la conquête de la Septimanie et donc sur l’implantation des musulmans dans le Sud de la France actuelle, et ce jusqu’en 759. 

Combattre les clichés 

Dans son avant-propos, Salah Guemriche explique son choix d’évoquer la bataille de Poitiers par une volonté de combattre les clichés qu’il a entendus jeune pendant la guerre d’Algérie, tel « En l’an 732, Charles Martel écrasa les Arabes à Poitiers ». Il revendique également une démarche « d’intégration nationale », qu’il oppose au concept « d’identité nationale », pour expliquer que les descendants des Sarrasins ne sont pas moins légitimes à être considérés comme français que les descendants des Austrasiens. Ce choix est peut-être un piège dans lequel il tombe. 

Une conclusion confuse et parfois surprenante 

Sa postface est un peu plus confuse : il conclut d’abord sur les débats entourant cette bataille, comme le nombre de combattants (il n’insiste pas assez sur le fait que ces chiffres sont évidemment exagérés, chose banale dans les chroniques de l’époque, mais qu’il est toujours bon de préciser…), la date et le lieu. Sur les raisons qui ont poussé l’émir à agir, il met en avant l’expédition punitive contre Munuza, à cause de sa dissidence et de son mariage avec Lampégie, une expédition réussie qui l’aurait conduit à pousser plus avant sa razzia…Pourtant, les sources ne sont pas aussi bavardes ou unanimes, pour la plupart. Ensuite, il revient sur ce qu’il avait annoncé dans son avant-propos : pourquoi considérer comme « moins étranger » au monde gallo-romain un Franc qu'un Sarrasin? Selon lui, d’ailleurs, le duc d’Aquitaine est un « gallo-romain », expression que l'on pourrait contester, même si certains historiens l'emploient. Salah Guemriche place ici comme central le rôle de l’Eglise, et l’utilisation du christianisme et de l’appui (parfois forcé) des évêques à Charles, leurs riches terres comprises. On a cependant parfois l'impression qu'il parle plus de l'Eglise après les réformes carolingiennes, que de celle du VIIIe siècle. Il n’ignore pas non plus le rôle des luttes violentes entre Arabes et Berbères dans la péninsule Ibérique, et jusqu’en Septimanie, ainsi que les dissidences religieuses (le kharijisme) et ethniques (l’importation en Al Andalus des rivalités tribales de l’Arabie). 

C’est dans la suite de sa conclusion que Salah Guemriche qu'on le suit beaucoup moins : on a un peu de mal, quand il tente de déterminer si la bataille a été décisive ou pas, à se retrouver dans son évocation du mythe de Poitiers et surtout de sa remise en question. Il évoque pêle-mêle Chateaubriand, Marc Bloch et un biologiste algérien « négationniste », auteur de La bataille de Poitiers n’a jamais eu lieu (on sait que même en Espagne certains affirment que « les Arabes n’ont jamais envahi l’Espagne »…). L’auteur aborde aussi la remise en cause de la fonction des historiens par des « théoriciens du complot », et en rajoute une couche sur la génétique, sans trop qu’on sache où il veut en venir, tout en qualifiant la thèse de Pirenne de « révisionniste » (sic) ! Même si Pirenne a été contesté (et très vite, notamment par Maurice Lombard), le qualifier ainsi est un brin trop radical, et ne tient pas compte du contexte et des évolutions historiographiques (lire la préface de Christophe Picard dans la nouvelle édition de "Mahomet et Charlemagne"). Cette postface est profondément indigeste, surtout par rapport au plaisir des pages précédentes, et on se demande rapidement quelle est son utilité… 

salah_guemricheHeureusement, cela s’éclaircit peu à peu ; l’auteur définit donc plusieurs « versions » de cette bataille : homérique, alarmiste, révisionniste, négationniste, puis tiers-mondiste (le raffinement arabe stoppé par la barbarie franque) et enfin mondialiste (la thèse du choc des civilisations, mais ici Guemriche développe bien trop peu). Ensuite, l'écrivain analyse le retentissement de cette bataille, par rapport aux précédentes défaites sarrasines, comme celle de 721, mais aussi dans le temps. Ici, il note avec raison, mais toujours confusion et raccourcis - malheureusement-, les différents moments dans l’histoire où cette bataille va être plus ou moins considérée comme décisive, que ce soit face à l’islam ou dans la construction de l’identité européenne. Salah Guemriche dénonce enfin ce qu’il appelle « le syndrome de Poitiers », encore vivace aujourd’hui, selon lui. 

La fin de cette postface, il faut bien l’avouer, est une fois de plus un peu confuse. L’auteur fait à nouveau des redites, pour vraiment conclure sur la nécessité de relativiser la portée de cette bataille, surtout pour ne pas stigmatiser les « petits Sarrasins » (sic). Pour cela, il regrette que l’on martèle à tant de générations « qu’en l’an 732, Charles Martel écrasa les Arabes à Poitiers ». Selon lui, la formule serait peut-être « initiatique et structurante » pour les « petits Francs de souche » (sic), mais « terrorisante pour les petits Sarrasins », ce qui aurait empêché de « fonder un rapport serein entre immigration et identité nationale ». C'est une vision bien curieuse de la réalité de l'enseignement de l'histoire, celle des programmes (et pas seulement des manuels), mais surtout du terrain aujourd'hui. 

Des confusions et des erreurs ? 

Pour conclure à notre tour, abordons la « démarche historique » de Salah Guemriche. On l’a dit, il y a toujours des risques à aborder des faits historiques (l’auteur affirme « place aux faits ») dans une démarche qui est aussi très littéraire. L’auteur en convient lui-même, et il prévient dès son avant-propos qu’il n’ignorera pas les légendes, et qu’il prendra quelques « libertés narratives » ; c'est problématique dans une démarche qui se veut historienne. La bibliographie est intéressante et assez complète, même si on y croise quelques références curieuses (comme Hitler) qu’on explique toutefois par la fameuse postface qu’on a évoquée plus haut. En revanche, beaucoup de références sont relativement anciennes et, surtout, c’est semble-t-il celles que Salah Guemriche a le plus utilisées. Ainsi, reviennent très souvent dans les notes l’ouvrage de J-H Roy et J. Deviosse, La bataille de Poitiers (Gallimard, 1966) et celui de J. Deviosse, Charles Martel (Tallandier, 1978), mais surtout des études du XIXè siècle, qu’on a l’impression d’être parfois prises au pied de la lettre, non resituées dans leur contexte. C’est également le cas des sources, citées apparemment sans réel recul, comme pour « illustrer » le récit ; on a déjà noté l’exemple du nombre de combattants, même si l’auteur note bien que ces chiffres sont repris d’une autre bataille. Il faut néanmoins saluer l’utilisation et la référence à des sources arabes, ce qui est encore trop rare dans les ouvrages grand public tournant autour de l’histoire de l’Islam (ou même des débats actuels sur l’islam). 

Il y a également des interprétations sur lesquelles on peut émettre des réserves. Sans s’attarder sur le débat à propos des raisons qui ont conduit Charles à intervenir, c’est le mariage de Munuza et de Lampégie qui, à notre avis, pose problème. D’abord, le fait qu’il serve de prétexte à l’émir de Cordoue, mais surtout les circonstances de ce mariage. Dans une vision très « romantique », Salah Guemriche fait de cette union une sorte d’histoire d’amour tragique, qui aurait presqu’à elle seule déclenché les hostilités. Sa description de la « rencontre » entre les deux amants peut déjà être sujette à caution, mais le fait qu’il y voit un mariage d’amour également car il semblerait qu’aucune source n’en fasse état. On semble un peu là dans le « fantasme ». Cette union aurait plutôt été faite pour valider le rapprochement entre le duc d’Aquitaine et le Berbère, chose bien plus banale pour cette époque. Et il faut indiquer que Michel Rouche, l’une des références sur le sujet, considère « la réalité du mariage de Munuza avec une princesse chrétienne » comme « « insaisissable et même douteuse » (cité par P. Sénac, mais aussi présent dans la bibliographie du présent ouvrage)… 

Une démarche intéressante, mais aux conclusions problématiques 

Le sentiment général sur Abd er-Rahman contre Charles Martel est donc mitigé. Pour être honnête, l’auteur de cette critique est toujours réticent face aux « récits historiques », car ils mélangent un style littéraire proche du roman et des faits historiques, et ont donc tendance à « romancer l’histoire », et ainsi à faire des confusions ou des erreurs. On a vu aussi nos réserves sur les conclusions parfois rapides ou confuses de Salah Guemriche. On peut aussi indiquer que quelqu’un qui se sera déjà intéressé sérieusement à ce sujet n’apprendra pas grand-chose de neuf.

Si le plaisir de lecture, dans la partie "histoire" (ou histoire romancée dirons-nous), est présent, et que la volonté d'expliquer la bataille et ses enjeux est louable, il est malgré tout gênant que l'auteur fasse preuve à de trop grandes reprises d'une certaine liberté sur les faits, avec des interprétations de sources parfois étonnantes, et des choix de thèmes tout autant. On peut partager plusieurs de ses conclusions et de ses choix, mais émettre de sérieux doutes sur d'autres, et plus encore sur la méthode. En histoire, la rigueur, notamment dans le commentaire critique et l'usage de sources, est fondamentale, sinon les bonnes intentions peuvent, effet boomerang, se retourner contre leur auteur et donner des arguments à ses adversaires (en l'occurence l'extrême droite et les partisans d'un roman national et d'une identité française fermés). De plus, nous ne sommes pas certains que répondre à l'histoire identitaire par une autre histoire identitaire soit la solution pour combattre les usages publics de ce genre d'événement historique.

Article mis à jour en juin 2015.
 

Abd er-Rahman contre Charles Martel : la véritable histoire de la bataille de Poitiers, Salah Guemriche, Perrin, 2010, 311 p.

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