20100210_424px-seyyed_jamal_ad-din_al-afghani_wDans le contexte de l’affaiblissement de l’Empire ottoman, il existe un « retour » à l’islam. Ce retour à la religion se distingue par une référence aux salafs, c’est-à-dire les « pieux ancêtres », et c’est pour cela que l’on va appeler les réformateurs de la fin du XIXe siècle, les salafistes. Réformateurs car s’ils réagissent à l’occidentalisation, ils s’opposent aussi aux oulémas conservateurs. Trois personnages vont alors se distinguer : Jamal Eddin El-Afghani (1839-1897), Muhammad Abduh (1849-1905) et Rachid Rida (1865-1935).

 

Réformer l’islam face à l’Occident

Au sein de l’Empire ottoman, certaines voix s’élèvent pour critiquer le retard qu’aurait le monde musulman arabo-turc sur un Occident (l’Europe surtout) conquérant et innovateur dans tous les domaines. Mais loin de vouloir s’occidentaliser et abandonner l’islam, ces nouveaux penseurs proposent de réformer leur religion pour l’adapter à la modernité. L’islam est la vraie religion et a donc une supériorité morale. Il faut refuser la crispation sur le passé et l’acculturation aux valeurs européennes ; il y a dichotomie entre tradition et modernité. Les réformistes intériorisent le déclin historique des musulmans et de l’idée de progrès vers la civilisation ; la société est toute entière concernée, pas le seul fidèle. Le changement de l’islam doit être licite et s’appuyer sur des valeurs déjà existantes. L’islam ne doit pas être altéré ni sclérosé. Ils rejettent donc le taqlid, les traditions, pour retourner aux textes fondateurs et favoriser l’ijtihad (effort de réflexion), en rejetant l’imitation. Ils introduisent aussi de nouveaux modes d’intervention : le débat public et la presse. La réforme doit en effet s’appliquer à toute la société.

L’exemple délibérément invoqué par les réformistes est celui du protestantisme. Le mouvement se veut un retour aux salafs, les premiers croyants (y compris les califes rashidûn), et prend le nom de salafiyya.

Les premiers salafistes : El-Afghani et Abduh

Le premier des réformistes est un personnage complexe et en grande partie mystérieux. Jamal Eddin El-Afghani est probablement d’origine persane ; né en 1839, il milite d’abord en Perse, puis en Inde et en Afghanistan, contre les ingérences européennes. A son époque, être persan s’assimile à être chiite, ce qui est mal vu dans l’Empire ottoman ; c’est pourquoi il se fait passer pour afghan quand il arrive en Turquie. Cependant, il reste marqué par le chiisme dans lequel il a baigné.

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Il voyage dans l’Empire, et parvient jusqu’en Egypte, où il fait de nombreux adeptes, parmi lesquels un certain Muhammad Abduh. Ce dernier est né dans le delta du Nil en 1849 ; il étudie à Al-Azhar (il est donc un ‘alim), tout en se rapprochant du soufisme. Il rencontre El-Afghani en 1872, et les deux hommes développent une pensée tout à fait originale, s’opposant à la foi à l’influence occidentale et au conservatisme des oulémas d’Al-Azhar par un véritable activisme politique. Ils sont ainsi au cœur des troubles qui frappent l’Egypte des années 1870, en particulier El-Afghani, qui finit par en être expulsé en 1879. Le Persan retourne un temps en Inde, puis arrive en France, où le rejoint Abduh en 1883, lui aussi expulsé d’Egypte. Tous deux créent alors le journal « Le Lien Indissoluble », véritable manifeste du réformisme salafiste : ils critiquent les pouvoirs des pays musulmans, mettant sur le compte des nationalismes et des rivalités la décadence de l’islam (et la colonisation, due à la complicité de dirigeants musulmans), dont les croyants devraient tous être regroupés au sein d’une oumma indivisible, pour un idéal commun : le respect de la loi islamique.

En revanche, ils rejettent toute idée du pouvoir personnel d’un seul, affirmant que le despotisme est l’ennemi de l’islam. Les salafistes sont hantés par le vide moral des sociétés musulmanes et donnent donc une importance à l’éducation religieuse et morale, menée par les oulémas. Ils souhaitent rapprocher islam et Raison : Abduh en 1897 : « la religion et la raison fraternisèrent ainsi pour la première fois dans un Livre sacré et par la bouche d’un prophète, envoyé de Dieu ». Religion et raison sont donc en harmonie, il existe entre elles une complémentarité, et il doit y avoir un choix entre « chacun son domaine » et une égale implication dans tous les domaines de l’existence individuelle.

L’islam s’inscrit donc dans le social, et Abduh choisit la deuxième option par l’usage de l’ijtihad. Mais leur rationalisation a des limites : la Raison est finalement cantonnée dans un rôle instrumental, elle n’est pas le critère ultime qui est celui de la Révélation…Les salafistes veulent que les musulmans reprennent leur destin en main dans les registres sociaux et collectifs. Pour El-Afghani, il faut rechercher les causes historiques du déclin : il rejette la prédestination et le fatalisme, et revendique la liberté de l’action humaine. La Raison humaine distingue elle le Bien du Mal ; les salafistes donnent donc une grande place à la liberté de l’action humaine : l’Homme est un sujet responsable. La Loi de Dieu sert à inciter l’Homme à faire le Bien, elle a un rôle surtout collectif. Finalement, seule une application totale de la loi islamique peut permettre le retour à l’indépendance et de s’opposer à l’ingérence européenne.

Si El-Afghani, qui se rend célèbre à Paris par son opposition à Ernest Renan, est un agitateur politique, c’est bien Abduh qui diffuse le réformisme salafiste. Il quitte la France pour la Syrie, puis peut revenir en Egypte en 1888. La situation a changé, et Abduh obtient plusieurs postes importants, jusqu’à celui de grand mufti d’Egypte, en 1899. Il semble ainsi idéalement placé pour diffuser la pensée réformiste. Pourtant, et malgré le soutien des autorités britanniques, il échoue à réformer Al-Azhar. Il meurt en 1905.

Rachid Rida, l’héritier ?

Le réformisme d’El-Afghani, et surtout d’Abduh, s’est appuyé sur un retour aux salafs, une pratique de l’ijtihad, un combat contre le despotisme, et la nécessité d’une éducation des musulmans avec une renaissance de la langue arabe. Ils ont rejeté le wahhabisme, jugé comme trop doctrinaire et surtout trop proche du hanbalisme, ennemi du rationalisme musulman (le mutazilisme du IXe siècle). Pourtant, c’est l’un de leurs héritiers, Rachid Rida, qui initie un rapprochement entre réformisme salafiste et wahhabisme.

Rida est syrien, né en 1865 au Liban. Il rencontre Abduh lors du séjour de ce dernier en Syrie, puis le rejoint au Caire en 1897 ; là, il fonde son journal, « Al-Manar » (le Phare), dans la tradition de la revue révolutionnaire de son maître et d’El-Afghani, « Le Lien Indissoluble ». S’il est réformiste lui-aussi, il est plus conservateur que ses aînés. Parmi les disciples des salafistes, il s’oppose aux rationalistes modernistes, « libéraux » voyant l’islam plus comme une morale que comme une pratique, et débattant tant sur les droits de la femme que sur la légitimité islamique du califat. Rida, lui, insiste sur le respect des principes de la religion et sur le jihad personnel, sur la pureté de l’islam ; il s’oppose durement au soufisme. On peut le considérer comme plus « radical » qu’El-Afghani et Abduh, ce qui peut se remarquer par ses prises de position dans le contexte de la fin de l’Empire ottoman : il adhère au panarabisme, reliant identité arabe et musulmane (on parle d’arabo-islamisme), et avec son journal prend une vraie dimension politique. A la fin des années 1920, il se rapproche des wahhabites de la famille Sa’oud, et soutient la création du royaume d’Arabie Saoudite en 1932, trois ans avant sa mort en 1935.
 

Le réformisme conservateur salafiste de Rida, véritable activisme politique, va alors inspirer un mouvement encore plus important, celui créé en 1928 par Hassan al-Banna : les Frères musulmans. 

Bibliographie non exhaustive
 

-          N. Picaudou, L’islam entre religion et idéologie, Gallimard, 2010.

-          H. Laurens, L’Orient arabe (Arabisme et islamisme, de 1798 à 1945), A. Colin, 2004.

-          B. Rougier (dir.), Qu'est-ce que le salafisme ?, Presses Universitaires de France, 2008.

-          T. Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, d’al-Afghani à Hassan al-Banna un siècle de réformisme islamique, Bayard Éditions / éditions Tawhid, 1998.

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