Sayyid Qotb (ou Qutb) représente la frange radicale des Frères musulmans des années 1950-60. Il a influencé par ses écrits la plupart des mouvements islamistes actuels, en particulier les plus radicaux et les plus violents. Pour Olivier Carré, Qotb est pourtant plus complexe et s’affirme à la fois comme une continuité et une rupture avec les réformistes salafistes. Car si Al-Banna est en partie un disciple de Rida, Qotb s’en éloigne franchement, par sa volonté d’un Etat islamique et une pensée qui n’hésite pas à jeter le takfir sur les « faux » musulmans…

 

 

Sayyid Qotb, un Frère musulman qui se radicalise

 

Sayyid Qotb est né en 1906 (comme Hassan al-Banna) en Moyenne-Egypte près d’Assouan. Il a une formation d’instituteur et n’est pas un ‘alim (également comme Al-Banna) ; il n’est pas non plus un croyant zélé et compte parmi ses amis des écrivains comme Taha Hussein et Tawfiq al-Hakim. Après s’être engagé dans une branche dissidente du parti Wafd, il effectue entre 1949 et 1951 un voyage aux Etats-Unis qui sera décisif pour sa pensée. L’émerveillement fait en effet place à un rejet violent de toute la culture américaine marquée par le consumérisme, l’individualisme, la mixité sexuelle, etc. Il affirme que c’est de là que date sa « conversion à l’islam » ! A son retour en Egypte, il rejoint les Frères musulmans, dont il devient très vite un cadre au comité de la da’wa, sans passer par les étapes traditionnelles.

Après le coup d’Etat de 1952 que les Frères ont soutenu, les Officiers Libres proposent en 1953 à Qotb de présider leur parti, le Rally de la Libération, un parti unique avec une ligne patriotique. Qotb refuse et est emporté par la répression suite à l’attentat manqué contre Nasser en 1954 ; il est arrêté et torturé. C’est en prison entre 1954 et 1966 qu’il écrit la majeure partie de son œuvre : une exégèse du Coran, et surtout « Repères sur le chemin », qui servira de prétexte à sa pendaison en 1966, le texte étant jugé comme incitatif au meurtre de Nasser sur lequel Qotb jette le takfir (anathème). Mais cet ouvrage, régulièrement réédité (et parfois tronqué ou « adapté ») est le « Que Faire » (selon Kepel) des islamistes d’aujourd’hui…

Une nouvelle jahiliyya

Le terme jahiliyya désigne en Islam, et dans le Coran, la période pré-islamique : une ignorance de la Vérité révélée. C’est donc une notion péjorative et négative. Qotb la reprend en s’inspirant du pakistanais Mawdudi, et par ce biais rejette le christianisme, le capitalisme, la mixité,…Toute société qui n’est pas islamique (au service de Dieu) est jahilite, et il en fait un classement : les sociétés communistes, polythéistes, juives et chrétiennes et surtout les sociétés « prétendument musulmanes ». Qotb catalogue ces sociétés dans une « nouvelle jahiliyya » et en y incorporant des sociétés musulmanes, il va très loin. Il désigne celles-ci par le terme de taghut (tyrannie), comme toute forme d’idolâtrie qui détourne par définition du service de Dieu ; surtout, il jette le takfir sur les « faux » musulmans et ouvre la porte à l’anathème généralisé, vecteur de la fitna (discorde), hantise des musulmans !

Qotb a une vision littéraliste et fondamentaliste du Coran, influencée par l’abrahamisme ; il récuse donc les commentaires des orientalistes européens, car juifs ou chrétiens, mais aussi ceux des réformistes comme Abduh et en particulier le rationalisme. Pour lui, il ne faut pas chercher à comprendre le message coranique : il doit émouvoir et éduquer. Il fait également une distinction entre le Coran médinois et mecquois, avec une place très importante au second, plus spirituel, à la différence de nombreux musulmans ; c’est une lecture fidéiste du Coran, contraire de la théologie et de la rationalisation.

Du « combat pour Dieu » à la hakimiyya

Son tafsir (commentaire) est marqué par le combat : il y a deux partis possibles, celui de Dieu (Hizb Allah, qui a donné Hezbollah) et celui de Satan. Le combat a différents niveaux : spirituel, moral, prosélyte et militaire ; ce dernier est le jihad mineur, défensif mais pouvant devenir offensif parfois utilisé avec beaucoup de précaution par les oulémas et dont le « concept » a marqué l’Islam médiéval, et imprègne l’islamisme radical actuel. Mais Qotb, contrairement à la tradition, estime que ce n’est pas seulement le jihad défensif qui doit être individuel (et donc obligatoire) mais aussi le jihad offensif ! Il faut libérer l’humanité entière, non-musulmans, musulmans « perdus » ou « traîtres » ; le monde entier doit donc tomber sous domination islamique…

Qotb désigne des ennemis spécifiques : les Juifs, accusés d’avoir sapé les fondations occidentales par Marx, Freud ou Durkheim (sic !) mais aussi par l’existence d’Israël ; les pseudo-musulmans schismatiques et hypocrites. Il veut créer une avant-garde avec un parti de Dieu (Hizb Allah) qui soit un parti unique (comme Al-Banna).

Le but est l’avènement de la hakimiyya, ou souveraineté de Dieu. Le concept est aussi de Mawdudi et tend à un gouvernement où Dieu serait le seul souverain, et pas l’umma comme chez la branche Banna des FM…

La pensée de Qotb : l’importance du contexte et l’héritage

Il est évident que la pensée de Qotb est marquée par son emprisonnement et le fait qu’il ait été torturé. Son texte est avant tout une charge contre le nassérisme, relayé même pendant son enfermement par la Sœur musulmane Zeinab al-Ghazali. Il sort brièvement de prison en 1964, mais ses paroles ayant été largement diffusées il est accusé par le pouvoir de complot contre Nasser, à cause de son appel au takfir et retourne en prison avant d’être pendu en 1966. Il devient le second martyr de l’islamisme après Al-Banna.

Sa pensée reste inachevée : il veut le règne de la charia et de Dieu, mais ne dit pas comment y arriver. Olivier Carré parle ainsi pour Qotb « d’utopie islamique ». Pourtant, ses textes vont avoir un impact considérable chez les islamistes, y compris chiites puisque le Hezbollah ou Khomeyni ne nieront pas l’admirer ! Mais il sera aussi utilisé pour justifier le recours à la violence (et donc au terrorisme) sans jamais avoir lui-même théorisé précisément ce recours à la violence…Quant aux Frères musulmans, ils s’en détournent un temps sur décision d’Hudaybi (le Guide qui a succédé à Al-Banna) qui, lui, rejette la violence et la radicalité (le takfir surtout) de Qotb.

Bibliographie

 

-          O. Carré, M. Seurat, Les Frères musulmans (1928-1982), L’Harmattan, 2005.

-          O. Roy, L’échec de l’Islam politique, Esprit/Seuil, 1992.

-          N. Picaudou, L’islam entre religion et idéologie (Essai sur la modernité musulmane), Gallimard, 2010.

-          G. Kepel, Le Prophète et le Pharaon, La Découverte, 1984.

-          Olivier Carré, Mystique et politique. Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Frère musulman radical, Éditions du Cerf, 1984.

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