Larrey à la Moskova24.300 à 7.000 blessés dans les rangs de la Grande Armée au soir d'Eylau, plus de 21.000 blessés au soir de la Moskova ! Le revers de la médaille de ces victoires napoléoniennes ce sont les charniers, ce sont les ambulances de campagne où l'on ampute à la chaine, ce sont les hôpitaux de fortune où l'on entasse les estropiés de tout genre. Là, le combattant affronte de nouveaux ennemis : gangrène gazeuse, tétanos, dysenterie, fièvres... Pour sauver ceux qui peuvent encore l'être le service de santé met en place tout une chaine d'assistance depuis le champ de bataille jusqu'aux établissements de l'arrière.

 

Napoléon, la médecine et la chirurgie

Napoléon Bonaparte fut toujours très sceptique envers la médecine, mitigé quant à l'idée qu'elle puisse être réellement bénéfique et railleur quant à ceux qui la pratique. Il aimait à montrer à Corvisart et à ironiser sur les remèdes qui font plus de mal au patient que la maladie elle-même. Il affirmait encore à Sainte-Hélène :


Notre corps est une machine à vivre, il est organisé pour cela, c'est sa nature ; laissez-y la vie à son aise, qu'elle s'y défende elle-même, elle fera plus que si vous la paralysiez en l'encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite, qui doit aller un certain temps ; l'horloger n'a pas la faculté de l'ouvrir, il ne peut la manier qu'à tâtons et les yeux bandés. Pour un, qui à force de la tourmenter à l'aide d'instruments biscornus, vient à bout de lui faire du bien, combien d'ignorants la détruisent...

Le Docteur Godlewski reconnait que la méfiance de Napoléon à l'égard de la médecine de son temps n'était pas totalement infondée, et que si le début du XIXe siècle fut l'ère Napoléon à ratisbonnedes grands chirurgiens il ne fut pas celle des grands médecins qui n'arrivera qu'avec les découvertes de Pasteur, de la radiologie, de la bactériologie... En effet, s'il méprise la médecine, Napoléon tient en grande estime la chirurgie et en particulier les chirurgiens du service de santé des armées qui risquent leur vie pour sauver celle des autres. Napoléon avait même eut une certaine attirance personnelle pour la discipline et aurait suivis trois fois des cours d'anatomie d'avril à juillet 1792 avant que sa carrière militaire ne décolle.

Soigner l'armée en cantonnement

Chaque régiment a quelques chirurgiens pour soigner les soldats en garnison. Les cas les plus courants sont les cas « de fièvre », terme générique qui recouvre différentes maladies comme la grippe, la méningite, la dysenterie due surtout à la mauvaise qualité de l'eau et de certains aliments. Si besoin, le malade est envoyé vers un hôpital militaire, voire dans un hôpital civil dans le cadre de certaines unités particulières comme les Compagnies de Réserve départementale. D'autres soins ont lieu directement à la caserne, notamment pour les galeux ou les cas de maladies vénériennes.

Les ambulances de campagne

L'utilisation massive de l'artillerie est la cause des pires blessures que l'on trouve dans les armées du XIXe siècle, le chirurgien-major de La Flize rapporte dans ses mémoires quelques réalités plus froides et sombres que ne le laissent imaginer les tableaux épiques de la même période :

Je me souviens de quelques-unes [des effroyables blessures] qui m'ont particulièrement frappé. Un artilleur avait eut le visage aux trois quart enlevé par un boulet ; il ne lui restait qu'un œil mais il n'avait pas perdu connaissance et s'exprimait par signes ; il était horrible à voir. Un autre artilleur avait eut les deux cuisses et une main emportées et l'autre bras brisé près de l'épaule ; il pouvait encore parler et me demanda de l'eau-de-vie ; je le fis boire et il expira aussitôt après. [...]Un jeune sous-officier d'artillerie, qui était en faction près des pièces, avait les mains posées sur le pommeau de sa selle, lorsqu'un boulet les lui broya toutes les deux. Il pleurait comme un enfant et appelait sa mère.

AmbulancePour sauver ceux qui peuvent l'être, et assurer le moral de tous, la Grande Armée s'est rapidement dotée d'un important service de santé structuré par un réseau d'ambulances. Dans la Grande Armée, on appelle ambulance tous les centres de plus ou moins grande importance chargés d'apporter des soins aux nécessiteux que ce soit au niveau du régiment ou du corps d'armée. On dénote cinq types d'ambulances bien différenciées :

- L'ambulance régimentaire au plus près des combats, où l'on apporte les premiers soins aux blessés mais aussi toutes les opérations nécessitant une intervention urgente : de l'amputation à la trépanation... L'ambulance de division d'infanterie avec ses deux fourgons prend en charge les blessés à l'échelle de la division, elle est théoriquement composée de six chirurgiens, quatre pharmaciens et quatre employés.
- L'ambulance du corps d'armée est une ambulance montée, appelée ambulance légère, qui peut se déployer et sewurst2 fractionner selon les besoins. Elle peut former un dépôt d'ambulance juste derrière la ligne de front pour évacuer rapidement les blessés pendant la bataille. Elle peut également former des divisions d'ambulance venant renforcer les ambulances de divisions ou encore former des sections d'ambulances chargées de soutenir de petites unités détachées ou déployées aux avant-postes. Dans le cas des sections d'ambulance, l'unité transporte des vivres en plus de son traditionnel équipement de pansements et instruments médicaux.

- La réserve d'ambulance, rattachée directement au grand quartier général, est quant à elle une réserve stratégique composée d'une cinquantaine de chirurgiens (sous le commandement d'un chirurgien en chef) à cheval ou en voiture pour venir renforcer aussi rapidement que possible tout autre ambulance qui en aurait besoin.

- Enfin, l'ambulance de l'Empereur est chargée de la santé du souverain. Napoléon dispose en permanence d'un chirurgien, un médecin, un pharmacien et quelques infirmiers prêts à intervenir au cas où l'Empereur serait blessé. Ils disposent d'un fourgon avec tout le matériel nécessaire. Bien que souvent exposé, Napoléon eut beaucoup de chance sur le champ de bataille. Il fut néanmoins blessé le 23 avril 1809 lors de la bataille de Ratisbonne, en Autriche. Une balle tirée depuis les remparts de la ville le blessa au talon droit, rasant le talon d'Achille. C'est le chirurgien Yvan qui découpa la botte de l'Empereur et le pansa avant que celui-ci ne remonte à cheval pour donner le change à l'ennemi. 

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Etre blessé sur le champ de bataille

Même si dans la pratique cela se faisait, il était généralement interdit aux soldats pendant la bataille d'aller secourir les blessés. Cela risquerait de dégarnir les rangs au profit de l'ennemi. Si certains blessés atteignent l'ambulance par leurs propres moyens, d'autres sont pris en charge sur place par le service de santé. Pour ce faire, Larrey avait mis en place des ambulances volantes, des voitures à deux ou quatre roues montées sur ressort (pour amortir un peu les chocs) et pouvant transporter deux à quatre blessés couchés sur des lits mobiles. Ces ambulances volantes permettaient d'évacuer rapidement des blessés après qu'ils aient reçu les premiers soins prodigués par des chirurgiens suivant l'ambulance volante à cheval. Toutefois, pour des raisons de coût, ce système ne perdura pas sous l'Empire, si ce n'est dans la Garde Impériale où officiait Larrey. Sur le même principe Pierre-François Percy mit en place les Wurst, de longue charrettes en forme de saucisse (d'où le nom, « saucisse » en allemand) que les chirurgiens enfourchaient comme un cheval pour se déplacer rapidement où on les attendit. Elles sont utilisées lors des campagnes de Suisse, du Danube et d'Allemagne. Mais plus classiquement la Grande Armée disposait, du moins sur la fin, de brancardiers équipés de piques pouvant se transformer en brancard. Da La Flize raconte


Les brancardiers reçurent donc l'ordre de construire des civières. Ces hommes, deux par deux, enlevèrent les courroies roulées sur leurs sacs, dévissèrent le fer de leur piques, engagèrent la hampe dans un nœud coulant formé à l'aide des courroies et y fixèrent leurs ceintures de toile. Les brancardiers se dirigèrent alors vers le champs de bataille

Les blessés qui n'étaient pas évacués pendant la bataille passaient généralement la nuit sans aide et devaient llattendre le lendemain que l'on reprenne les évacuations.
Plus en arrière le poste de secours était improvisé soit dans un bâtiment préexistant, soit sous tentes sur un peu de paille récupérée aux environs. La situation est d'autant plus critique en hiver comme lors de la bataille d'Eylau car ces abris de fortune ne protègent guère du froid. C'est dans ces postes de soins que le diagnostic était fait et que le soldat blessé passait entre les mains des chirurgiens. Ancien officier de la Grande Armée, Elzéar Blaze tient un propos nuancé sur les chirurgiens, reconnaissant leur courage mais également le manque d'expérience des nouveaux venus qui se formaient « sur le tas »

 Les chirurgiens-majors étaient en général de bons patriciens. Couper un bras, une jambe, était pour eux chose aussi facile que d'avaler un verre d'eau ; j'en ai connu même à qui cette dernière opération aurait fait faire une laide grimace. Ces messieurs avaient un grand zèle, et souvent on les a vus sur les champs de bataille secourir les blessés, en payant eux-mêmes de leurs personnes. Beaucoup d'entre eux joignaient la science à la pratique ; chez plusieurs, la pratique tenait lieu de tout ; mais à force de panser des blessures de toute espèce, tous les cas se renouvelant chaque jour, ils en savaient autant qu'ils devaient savoir.
Mais à chaque instant il arrivait de France des jeunes gens qui, par protection et pour éviter de partir le sac sur le dos, avaient attrapé, je ne sais comment, un brevet de chirurgien sous-aide, après trois mois de séjour à l'Ecole de médecine. Ils faisaient ensuite à l'armée un cours pratique aux dépens des premiers venus. Malheur aux pauvres diables qui leur tombaient sous la main, échappant au canon ; le scalpel les attendait... et... alors... C'était, ma foi ! bien pire que Charybde et Scylla.

Le chirurgien-major de La Flize raconte dans ces mémoires l'horreur des mutilations et des opérations lors de la bataille de la Moskova en 1812 :


En ce jour de sinistre mémoire, que de cruelles opérations n'avons-nous pas faites ! On ne peut s'imaginer l'impression d'un blessé lorsque l'opérateur est obligé de lui annoncer qu'il est condamné, à moins qu'on ne lui ampute un ou deux membres. Le malheureux est réduit à se soumettre à son sort et à se préparer à d'horribles souffrances.
Il est impossible d'exprimer les gémissements, les grincements de dents qu'arrache aux blessés la fracture d'un membre par un boulet ; les cris douloureux qu'il pousse lorsque l'opérateur découvre le membre, tranche les muscles, coupes les nerfs, scie les os, sectionne les artères, dont le sang éclabousse. On peut dire que nous étions littéralement dans le sang, bien que nous ne fussions point responsables de son effusion, que nous nous efforcions au contraire d'arrêter.

Dans l'armée française on ne lésinait pas sur les amputations, lors de la bataille de la Moskova le chirurgien Larrey  mùresta debout pendant 36h de suite et prodigua lui-même 200 amputations ! Pour ce chirurgien expérimenté il ne fallait que 4 à 5 minutes pour amputer une épaule. En l'absence d'anesthésiants, la rapidité de l'opération à toute son importance pour réduire au minimum les souffrances du blessé. Souvent ce dernier ne recevait qu'un peu d'alcool à boire. Parfois il serrait sa pipe en terre pour supporter la souffrance : si le blessé mourrait pendant l'opération il arrivait que les mâchoires de desserres et que la pipe tombe au sol et se brise, origine de l'expression « casser sa pipe ». Les amputations rapides et récurrentes peuvent paraitre cruelles mais permettaient souvent de sauver des blessés que la gangrène aurait emportés. Ce recours massif à l'amputation se justifie également par le contexte très particulier de cette chirurgie de guerre : s'il survie le blessé va être trimballé sur les routes et pris en charge par un personnel peu expérimenté qui sera incapable de prendre en charge comme il se doit une blessure grave à panser régulièrement : le moignon offre plus de chances de survies. Outre quelques riches exceptions de généraux se payant une prothèse de luxe, la plupart des soldats amputés finissent leur vie avec une jambe de bois (parfois articulée au genou), voir un pilon. Certains, ne pouvant se la payer ou ne pouvant la supporter, se contentent de béquilles, voir de cannes.

La convalescence du soldat n'était pas la fin de ses malheurs, sur le champ de bataille de la Moskova de La Flize rapporte que l'on manquait de nourriture pour les blessés. La Garde toutefois était mieux nourrie. Alors que l'armée reprend sa route, les blessés sont laissés dans des hôpitaux de campagne, parfois à plusieurs dizaines de kilomètres du champ de bataille : tous n'arrivent pas vivants. Ainsi Percy raconte l'arrivée d'un convois de blessés pendant la guerre d'Espagne :

Il y avait cinq jours que la plupart n'avaient quitté la charrette qui leur avait servi de moyen de transport et de lit ; leur paille était pourrie ; quelques uns avaient sous eux un matelas qui était sali du pus de leurs plaies et de leurs excréments. [...] C'était une puanteur insupportable. Les plaies n'avaient pas été pansées depuis quelques jours ou l'avaient été légèrement ; plusieurs étaient déjà gangrénées...

A leur arrivée, ils étaient accueillies dans des conditions qui différent grandement selon les lieux et les époques. En 1809 il est même créé un corps d'infirmier des hôpitaux déployés en Autriche, en Espagne et en Italie. Ces infirmiers ne sont pas armés, pas même du petit sabre-briquet, Napoléon espérant ainsi assurer leur neutralité sur le théâtre d'opération, initiative française reprise bien plus tard par la Croix Rouge. Cette neutralité est renforcée par le fait que les médecins français soignent tous les blessés, quels que soit leur nationalité. Toutefois, aucun accord écrit sur l'inviolabilité des hôpitaux militaire ne fut conclu pendant les guerres napoléoniennes, malgré une tentative refusée par l'Autriche en 1800. Quoi qu'il en soit, ces hôpitaux sont restés de sinistre mémoire : les blessés manquent parfois de vivres, de chauffage, notamment pendant la campagne de Russie. Le typhus a tendance à faire son apparition dans ces mouroirs (comme à Mayence en 1813). On manque également parfois de personnel (si on ne dispose pas de personnel local, notamment les religieuses, on n'hésite pas à réquisitionner des prisonniers), de médicaments et de pansement, à l'hôpital de Mojaïsk en 1812 les blessés sont pansés avec du foin faute de charpie ou de linge. Il faut néanmoins nuancer ces noires descriptions et reconnaitre qu'il exista aussi sous l'Empire des hôpitaux de campagne bien tenus comme à Burgos en 1810 avec une salle de bain, des ventilateurs pour l'été et des poêles pour l'hiver. Malgré les conditions difficiles et l'improvisation récurrentes, on note que finalement seulement 10% des blessés arrivés à l'hôpital y succombaient. Pour comprendre ce chiffre, il faut prendre en compte le fait que les hôpitaux ne traitaient pas que les blessés de guerre, mais également les simples malades.

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En définitive, la vision que nous avons du service de santé en campagne sous le Premier Empire doit être nuancée. Il est tenu par des hommes dévoués, qualifiés et dynamiques, mais qui durent sans cesse bricoler au mieux avec le manque de moyen matériel et humain. Napoléon, qui privilégia toujours des campagnes courtes menées par des armées se déplaçant vite, ne s'investit finalement que peu dans la modernisation du service de santé, ne permettant pas de garder un personnel de base assez nombreux et expérimenté. Les jeunes chirurgiens se font la main, les infirmiers sont des néophytes plus ou moins volontaires selon les circonstances. Relevant le manque d'infirmier à Eylau le 9 février 1807 Napoléon s'exaspère : « Quelle organisation ! Quelle barbarie ! ». Le chirurgien Lombard se risqua alors à une explication de ce manque d'enthousiasme à rejoindre le service de santé :

Sire, lorsque l'on est sûr, à la paix, d'être supprimé, quelque bonne conduite que l'on ait tenue pendant la guerre la plus pénible et la plus périlleuse, il est difficile qu'on ait le zèle et qu'on se décide à suivre une armée comme employé ou infirmier ; ce titre même à notre retour en France, sera une détestable recommandation.

On peut réellement parler de manque de reconnaissance du service de santé qui, à cheval entre les sphères civile et militaire, reste dans l'ombre de cette dernière. Napoléon ne leur distribue la Légion d'Honneur qu'avec parcimonie (dix chirurgiens médaillés après Eylau, dont deux qui meurent quelques jours plus tard d'épuisement...) et interdit aux chirurgiens le port de l'épaulette qui selon lui doit rester l'apanage des vrais militaires (les chirurgiens de la Garde s'octroient néanmoins ce droit...). Ce sont pourtant ces quelques années de guerre qui permirent à la chirurgie de se développer à une vitesse sans pareil.

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Bibliographie

- BLAZE Elzéar, La Vie militaire sous le Premier Empire, Garnier Frères Editeurs, 1911 (réed)
- DAMAMME Jean-Claude, Les soldats de la Grande Armée, Perrin, 1998.
- PACAUD Fabien, Du cœur des volcans au fracas des combats. La compagnie de Réserve départementale du Puy-de-Dôme. 1805 - 1814, Mémoire de Recherche, 2010.
- PIGEARD Alain, Dictionnaire des batailles de Napoléon, Tallandier, 2004.
- PIGEARD Alain, Dictionnaire de la Grande Armée, Tallandier, 2002.
- PIGEARD Alain (textes réunis par), Mémoires du 1er Empire, Editions Cléa, 2009.
- GODLEWSKI Guy, Des médecins et des hommes, L'expansion éditeur, 1972.
- SOKOLOV Oleg, L'armée de Napoléon, Editions Commios, 2003.

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