Le rude automne de l'Union (1861)

Histoire Universelle | Guerre de Sécession (Etats-Unis, 1861-1865)

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Avec la cuisante défaite de Bull Run (21 juillet 1861) s’envolaient les espoirs d’une victoire rapide pour le Nord. Pour le président Abraham Lincoln, il s’agissait désormais de mettre l’Union en état de remporter une guerre d’usure, un conflit prolongé, tout en gérant les nécessités de la politique interne et des échéances électorales. Sa première tâche allait être de trouver un homme à qui confier la lourde mission de réorganiser la principale armée nordiste, durement étrillée à Bull Run, et d’en faire une machine à vaincre. Son choix allait rapidement se porter sur George McClellan.
 
 

L’homme providentiel

George Brinton McClellan est âgé de 35 ans en 1861. Élève brillant, il entre à West Point à l’âge précoce de 16 ans et en sort second de sa promotion, en 1846. Officier du génie, il sert avec distinction au Mexique. Après la guerre, il se fait d’abord remarquer en traduisant du français un manuel d’instruction sur l’utilisation de la baïonnette, avant d’être envoyé en Europe en 1855, comme observateur durant la guerre de Crimée. Ses rapports sur l’évolution des tactiques durant le conflit lui vaudront la réputation d’être un stratège prometteur et clairvoyant. Une réputation qu’il alimentera encore en rédigeant un manuel d’instruction de son crû, cette fois destiné à la cavalerie, et que l’armée fédérale adoptera. McClellan concevra également un modèle de selle qui portera son nom, et sera largement utilisé par la suite. 
 
Toutefois, le corps du génie ne lui offre que des perspectives de promotion bien lointaines. Ayant déjà, au cours de son service dans l’armée, mené des études prospectives pour de futures voies de chemin de fer, il profite de cette expérience pour démissionner et devenir ingénieur ferroviaire, en 1857. À l’époque, le réseau ferré états-unien est en pleine expansion, et travailler dans ce secteur d’activité représente l’assurance d’un salaire confortable et d’une position sociale prééminente. C’est également à cette époque qu’il se frotte pour la première fois à la politique, devenant proche des milieux démocrates de l’Illinois, où il travaille. 
 
Lorsque la guerre civile éclate, le besoin de généraux pour commander l’armée de volontaires levée par Lincoln se fait cruellement sentir. La réputation de stratège de McClellan n’a pas fané, et son jeune âge n’est pas considéré comme un obstacle. Le gouverneur de l’Ohio, William Dennison, lui offre le commandement des volontaires de son État et McClellan accepte début mai. Il passe les semaines suivantes à se livrer à son exercice favori, l’élaboration de plans stratégiques, qu’il soumet ensuite au général Scott. Ce dernier les rejette, non sans féliciter leur auteur. 
 
En juin, McClellan se lance à la conquête de la Virginie occidentale, remportant trois petites escarmouches à Philippi, Rich Mountain et Corrick’s Ford. Ces succès sont célébrés avec grandiloquence dans le Nord, où la presse n’hésite pas à faire de McClellan un nouveau Napoléon. Aussi, au lendemain de la défaite de McDowell à Bull Run, il apparaît comme évident aux yeux de tous que McClellan est l’homme de la situation pour le remplacer. Le 26 juillet, George McClellan reçoit de Lincoln le commandement du département militaire du Potomac. 

Naissance d’une armée

La première tâche de McClellan fut de réorganiser les régiments battus de l’armée de McDowell en une force digne de ce nom. Le gouvernement fédéral lui facilita les choses : dès le 22 juillet, Lincoln avait appelé sous les drapeaux 500.000 volontaires pour trois ans, tandis que le Congrès allait presque doubler la taille de l’armée régulière. De nouveaux régiments allaient affluer à Washington au cours des semaines et des mois suivants. Le 20 août, ces troupes allaient être regroupées en une seule force, baptisée armée du Potomac. Cette dernière compterait près de 200.000 hommes à la fin de l’année 1861. 
 
McClellan avait un talent indubitable pour l’entraînement et l’organisation. Il donna à l’armée du Potomac une structure rigoureuse, dont les éléments allaient passer les mois suivants à s’exercer consciencieusement. Les volontaires enthousiastes devenaient peu à peu de vrais soldats, auprès desquels McClellan était particulièrement populaire. Parcourant inlassablement les camps situés autour de Washington, multipliant les inspections, le chef de l’armée du Potomac se montrait soucieux de leur bien-être et de leur moral. Les hommes le lui rendaient bien, traitant avec respect celui que sa médiocre stature et son allure – soigneusement cultivée – de petit caporal napoléonien leur avait fait surnommer affectueusement Little Mac.

Celui-ci avait toutefois deux défauts majeurs dont il n’allait jamais se départir. Le premier résidait dans sa déraisonnable propension à surestimer les effectifs de l’armée qui lui faisait face. Ce défaut fut aggravé par les estimations emphatiques des services de renseignements de l’Union dirigés par Pinkerton. Tout au long de son commandement, McClellan allait demeurer persuadé que l’armée sudiste de Joseph Johnston était supérieure en nombre à la sienne, alors qu’en réalité elle ne comptait pas plus de 60.000 soldats. Cette croyance était de nature à paralyser en lui toute velléité de mener des opérations offensives d’envergure.

McClellan croyait ainsi que les Sudistes avaient installé des canons lourds à Manassas, et s’apprêtaient à faire le siège de Washington. Il fit donc fortifier la ville, et la capitale fédérale se hérissa de centaines de pièces d’artillerie pendant que les soldats du génie la ceinturaient d’une cinquantaine de forts en terre. Il ne s’agissait en réalité que d’une ruse des Confédérés : lorsque ceux-ci évacuèrent Manassas en février 1862, on réalisa que les fameux canons lourds en question n’étaient en réalité que de simples troncs d’arbres abattus et peints en noir. Ils furent par la suite baptisés non sans ironie Quaker guns, en référence à la mouvance religieuse, notoirement pacifiste, des Quakers. 

Crise de commandement

L’autre défaut de McClellan résidait dans son énorme vanité. Le chef de l’armée du Potomac avait une haute opinion de lui-même, et il était indubitablement ambitieux – même s’il affectait de penser le contraire. Il avait de surcroît la faiblesse de céder assez facilement à la flagornerie ; ainsi, lorsque la presse le comparait avec dithyrambe à Napoléon Bonaparte, il était assez enclin à y porter foi. Cela n’irait pas sans affecter ses rapports avec le gouvernement et ses supérieurs.
 
Sa première cible fut le général Scott. Les deux hommes avaient une vision très différente de la conduite de la guerre. Le vieux général en chef privilégiait une approche visant à étouffer l’économie sudiste : contrôle de la vallée du Mississippi et blocus des côtes. Une stratégie sûre, mais aux résultats lointains et exigeant beaucoup de temps. La vision pragmatique de Scott était contestée par McClellan qui, en bon théoricien, préférait livrer une campagne décisive dans le plus pur style napoléonien. Ce désaccord ne fit que s’amplifier au fil du temps, McClellan considérant Scott comme un obstacle à la bonne mise en œuvre de ses plans, qu’il ne confiait pratiquement à personne. 
 
Il finit par obtenir gain de cause. Âgé de 75 ans, Winfield Scott n’était plus physiquement apte à l’exercice du commandement. Son embonpoint l’empêchait de monter à cheval, et il faisait montre d’une fâcheuse tendance à s’endormir durant les réunions. Épuisé par les refus répétés de McClellan de lui dévoiler ses plans, Scott finit par offrir sa démission à Lincoln, tandis que McClellan affichait de plus en plus ouvertement sa défiance à l’encontre de son supérieur. Ne pouvant se permettre de mécontenter l’opinion publique, dont il savait qu’elle prendrait fait et cause pour Little Mac, le président finit par accepter, et Scott quitta l’armée le 1er novembre 1861 après 53 ans de service. 
 
Nommé pour lui succéder comme commandant en chef de l’armée, McClellan cumula ce commandement avec celui de l’armée du Potomac. S’il était débarrassé de Scott, McClellan se trouva rapidement en butte à Lincoln lui-même. Le président commençait sérieusement à s’impatienter face à l’inaction de son commandant en chef, tandis que ce dernier méprisait l’inexpérience militaire du chef de l’État, qu’il tenait pour un ignare en matière de stratégie. Qui plus est, la vanité de McClellan le portait à se croire capable d’assumer efficacement le commandement en chef et celui de l’armée du Potomac, ce dont Lincoln doutait sérieusement. 

Humiliation nordiste à Ball’s Bluff

Si elle resta autour de Washington durant l’automne 1861, l’armée du Potomac mena néanmoins quelques opérations de petite envergure en Virginie septentrionale. Un des principaux problèmes que rencontrèrent les généraux durant la guerre de Sécession concernait le manque de cartes fiables. En temps de paix, le corps des ingénieurs topographiques de l’armée régulière était limité à 39 officiers, lesquels étaient trop peu nombreux pour cartographier un pays aussi immense tout en maintenant à jour les cartes existantes. Souvent au début de la guerre, on dut se contenter des cartes du commerce, dont la précision laissait fréquemment à désirer. 

C’est en partie pour mieux cartographier le nord de la Virginie que McClellan, à la mi-octobre 1861, ordonna à une partie de son armée – les divisions de George McCall et Charles Stone – de traverser le Potomac pour mener une série de petites opérations dans le comté de Loudoun et autour de Leesburg, à une cinquantaine de kilomètres en amont de Washington. Il s’agissait également de tester la réaction des forces confédérées dans ce secteur, et de découvrir le pourquoi des mouvements de troupes sudistes observés durant les jours précédents. 
 
Le 20 octobre, Stone mena ainsi une petite démonstration sur la rive virginienne avec seulement une fraction de ses forces. Dans le cadre de cette opération, une patrouille fédérale découvrit ce qu’elle crut être un camp sudiste à la hauteur de Ball’s Bluff, un escarpement surplombant le Potomac. Dès le lendemain à l’aube, Stone fit traverser un de ses régiments pour attaquer le camp, qui s’avéra n’être en réalité qu’une banale haie d’arbres, confondue avec une rangée de tentes à cause de la pénombre. Informé de la méprise, Stone envoya sur place un de ses chefs de brigade, le colonel Edward Baker, pour mener une reconnaissance plus approfondie dans les environs. 
 
Baker était un homme politique en vue, qui avait servi, notamment, dans la législature de l’Illinois. Il s’y était lié d’amitié avec Abraham Lincoln, qui exerçait, comme lui, le métier d’avocat. Baker s’était ensuite installé sur la côte Ouest, d’abord en Californie, puis dans l’Oregon. Il fut élu sénateur de cet État en 1860, et se trouvait donc à Washington lorsque la guerre éclata. Soucieux de faire participer la Californie et l’Oregon à la suppression de la rébellion, il fit recruter plusieurs régiments en Pennsylvanie. Ces unités, armées aux frais du gouvernement californien, furent ensuite regroupées au sein de la California Brigade, dont Baker reçut le commandement. 
 
Baker apprit rapidement que le régiment nordiste qui avait traversé le fleuve avait été engagé dans plusieurs escarmouches contre de petits détachements sudistes. Il rameuta toutes les unités qu’il put trouver alentour et entreprit de leur faire passer le Potomac. Toutefois, il ne tint pas compte des moyens très limités dont il disposait pour ce faire, en l’absence de gué ou de pont à cet endroit. Les quelques bateaux disponibles furent bientôt insuffisants, ralentissement sérieusement l’opération. L’après-midi était déjà bien avancée lorsque les derniers des 1.700 hommes de Baker posèrent le pied sur la rive sud du Potomac. 
 
Pendant ce temps, les accrochages successifs autour de Ball’s Bluff avaient attiré l’attention de Nathan Evans, dont la brigade confédérée gardait les environs de Leesburg. Evans envoya sur les lieux des renforts, jusqu’à disposer d’un effectif sensiblement équivalent à celui de Baker. La lutte demeura incertaine jusqu’à ce que Baker ne soit tué après deux heures de combat. Les Nordistes tentèrent alors de se dégager en perçant les lignes confédérées, mais échouèrent. Ils n’eurent bientôt plus qu’à battre en retraite à travers le Potomac, un mouvement que le manque d’embarcations et la pression des Sudistes transforma en désastre. 

Washington dans l’embarras

L’Union perdit, en tout, près d’un millier d’hommes sur les 1.700 engagés. Incapables de retraverser le fleuve, plus de 500 soldats avaient été faits prisonniers. À la cinquantaine de tués dénombrés s’ajoutaient des dizaines et des dizaines de noyés, dont les corps dérivèrent les jours suivants jusqu’à Washington, donnant ainsi aux habitants de la capitale une macabre preuve visuelle du fiasco de Ball’s Bluff. Bien que relativement élevées dans l’absolu, les pertes confédérées semblaient bien minces en comparaison : à peine 150 hommes. 
 
À ces morts s’ajoutaient celle de Baker. C’était la première fois qu’un sénateur en exercice trouvait la mort sur un champ de bataille. Après la mort d’Elmer Ellsworth en mai, celle d’Edward Baker était de nouveau un coup dur pour Lincoln, qui perdait au combat un second ami en moins de six mois. Mais cette fois, les répercussions politiques allaient être autrement plus sérieuses, car le Congrès s’était trouvé très agité par la mort d’un de ses membres. La conduite de la guerre par le pouvoir exécutif fut questionnée, et la législature fédérale réclama des explications. 
 
Pour en obtenir, il fut créé, le 9 décembre 1861, un Comité du Congrès des États-Unis sur la conduite de la guerre. Formé de membres du Sénat et de la Chambre des représentants, tant républicains que démocrates, il se lança aussitôt dans une série d’auditions pour établir les raisons des défaites subies en 1861. Rapidement dominé par les républicains radicaux, il en vint à suspecter les généraux battus ou timorés de déloyauté envers l’Union, instaurant une atmosphère délétère dans le haut commandement nordiste. 
 
Concernant Ball’s Bluff, c’est le général Stone qui paya les pots cassés. Il avait été initialement exonéré de toute faute par son supérieur McClellan, tant il était évident que c’était Baker qui portait la responsabilité de la défaite. Mais le Comité recherchait un bouc émissaire vivant, et en février 1862, la position de McClellan était elle-même devenue précaire, son inaction chronique le rendant suspect aux yeux du Comité. Il « lâcha » donc Stone, qui fut arrêté et emprisonné arbitrairement, sans inculpation ni procès, jusqu’en octobre où il fut définitivement blanchi. 
 
Le 20 décembre 1861, l’humiliation de Ball’s Bluff fut finalement soulagée par un succès nordiste à Dranesville. J.E.B. Stuart, qui avait été promu général à la suite de sa prestation à Manassas en juillet, avait été chargé de chercher du ravitaillement pour l’armée confédérée dans le comté de Loudoun. En chemin, il rencontra la brigade nordiste d’Edward Ord, qui lui barra la route après un bref engagement de deux heures. Les Sudistes subirent des pertes assez importantes, notamment à cause d’un échange de salves entre deux de leurs régiments, mais parvinrent à se replier sans être inquiétés. Néanmoins, l’Union resta maîtresse du terrain, terminant ainsi l’année sur une note plus positive dans le théâtre d’opérations virginien.
 
 
Carte du théâtre d'ipérations de Virginie septentrionale durant l'automne 1861. D'après une carte mise en ligne par la bibliothèque Perry-Castaneda de l'Université du Texas.

 

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