La bataille de Shiloh, 6-7 avril 1862

Histoire Universelle | Guerre de Sécession (Etats-Unis, 1861-1865)

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Une estafette part aussitôt annoncer à Beauregard qu’il commande désormais l’armée du Mississippi. Au même moment, l’attaque contre l’aile gauche nordiste cesse complètement. Cette simultanéité sera abondamment commentée après guerre, notamment par les tenants de la « Cause Perdue », un courant historiographique animé par d’anciens généraux et dirigeants sudistes et défendant l’idée que la Confédération aurait pu gagner la guerre. Pour eux, le coup du sort que représente la mort de Johnston fut le tournant de la bataille de Shiloh, car il coupa l’élan de l’attaque sudiste et donna aux Fédéraux un répit précieux qui leur permit de recevoir des renforts. Le général Hardee, d’ailleurs, défendait déjà cette idée au lendemain même de la bataille. Mais corrélation n’est pas causalité et la réalité, vraisemblablement, est tout autre : les Sudistes commencent à manquer de munitions et doivent stopper momentanément leur attaque. Withers, notamment, le mentionne explicitement dans son rapport, et c’est sans doute pour cette raison que l’attaque commençait à faiblir avant même la blessure mortelle de Johnston.

Sitôt informé du décès de son supérieur, Beauregard décide d’en finir avec le Nid de Frelons. Il ordonne à toutes les unités qu’il peut trouver de converger sur la position nordiste, au besoin en se guidant au son du canon. La confusion règne dans la chaîne de commandement confédérée. En apprenant la mort de Johnston, Hardee abandonne ce qui reste de son corps d’armée après l’avoir confié à Hindman et se dirige vers la droite, puis il fait demi-tour lorsqu’il apprend que Bragg a pris en main la coordination des forces de l’aile droite. Après avoir récupéré tant bien que mal quelques cartouches, les hommes de la division Withers repartent à l’assaut vers 15 heures. Cette fois, c’est la bonne : la brigade Stuart craque et reflue vers l’arrière. Grant fait aussitôt envoyer une des brigades de la division W.H.L. Wallace, celle de John McArthur, pour colmater la brèche. Ses régiments sont composés en majorité d’immigrants écossais, dont McArthur lui-même, qui portent le traditionnel béret écossais Balmoral en lieu et place du képi réglementaire de l’armée fédérale. Ils ne parviennent toutefois qu’à retarder l’échéance, et la situation de l’aile gauche nordiste devient plus critique de minute en minute.

La victoire à portée de main

Simultanément, les troupes qui convergent contre le Nid de Frelons commencent à l’assaillir, mais elles se heurtent toujours au feu meurtrier déchaîné par les Nordistes. La division de Daniel Ruggles est ainsi repoussée, notamment parce que son soutien d’artillerie s’est avéré insuffisant. Qu’à cela ne tienne, Ruggles envoie alors ses aides de camp rameuter toutes les batteries disponibles. Imitant une des tactiques favorites de Napoléon Bonaparte, il veut les concentrer pour lancer un bombardement décisif. En tout, il récupérera dans l’heure qui suit douze batteries, soit en théorie près de cinquante canons. La « batterie Ruggles » ouvre le feu à 16 heures, prenant en enfilade la droite, désormais mal couverte, de la division W.H.L. Wallace. Cette dernière est accablée de mitraille et de shrapnell à courte distance pendant vingt minutes et, rapidement, les hommes commencent à reculer pour se mettre à l’abri.

Au même moment, l’aile gauche craque et la division Hurlbut ne tient plus : la ligne de l’Union est en passe d’être enfoncée en deux endroits. Sherman, McClernand et W.H.L. Wallace tombent rapidement d’accord : les ordres de Grant, qui étaient de résister à tout prix, ne peuvent plus être suivis sans courir le risque de voir l’armée anéantie. À 16h30, un repli général est décidé. Les troupes iront se repositionner sur une ultime ligne de défense, à la hauteur de Pittsburg Landing, que Grant a fait préparer en y plaçant ses réserves d’artillerie. Si les divisions Sherman et McClernand reculent en bon ordre sans être trop menacées, il n’en est pas de même du reste de l’armée. La division Hurlbut a retraité si précipitamment que la brigade McArthur s’est retrouvée isolée. Elle doit percer vers l’arrière pour se dégager, et son chef est blessé dans l’action.

Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation de 15 heures à 17 heures 30.


La confusion règne également au sein de la division W.H.L. Wallace, qui subit une forte pression de la part des Confédérés. Outre les hommes de Ruggles, elle est assaillie par des éléments du corps d’armée de Polk, et par Hardee qui a rassemblé tous les régiments isolés qu’il a trouvés pour les renvoyer au combat. Prentiss accepte de se sacrifier pour permettre à Wallace de se dégager, et reste en avant. Malgré tout, la retraite est désordonnée, et les Fédéraux subissent des pertes élevées. Hare est touché au bras et à la main et Wallace lui-même est grièvement blessé ; dans la panique ambiante, il ne sera pas évacué. On le retrouvera le lendemain là où il était tombé, mourant. Il expirera le 10 avril. Sentant venir la curée, Polk et Hardee lancent leur cavalerie à la poursuite de l’ennemi. Celle-ci parvient à capturer une batterie nordiste au complet, mais ne va pas beaucoup plus loin : stoppant momentanément sa retraite pour faire face au danger, la division McClernand l’accueille avec un feu nourri, brisant la charge des cavaliers sudistes.

Malgré tout, le sacrifice de la division Prentiss s’avère payant : les forces sudistes convergent vers ses positions, négligeant la poursuite du reste de l’armée. Tentant de décrocher à son tour, Prentiss se retrouve complètement encerclé et, à 17h30, il capitule pour éviter un massacre désormais inutile. Lui et ce qui reste de sa division, soit quelque 2.200 hommes, sont faits prisonniers. Le général Prentiss sera échangé quelques mois plus tard. Sous un ciel désormais couvert, la journée approche de son terme, et les Fédéraux se sont repliés sur leur dernière position défensive. Celle-ci court entre Pittsburg Landing, à l’est, et le pont sur l’Owl Creek, à l’ouest, par où la division de Lew Wallace doit arriver d’une minute à l’autre, en s’appuyant sur la route qui relie l’un à l’autre. Si la droite, avec les divisions Sherman et McClernand, est en bon ordre, la situation à gauche est plus préoccupante, car les divisions Hurlbut et W.H.L. Wallace (cette dernière désormais sous les ordres du colonel James Tuttle) sont très désorganisées et ont subi de lourdes pertes. Pour compenser cette faiblesse, Grant a fait masser une dizaine de batteries autour du débarcadère, soit plus de cinquante canons ; même les lourdes pièces destinées au siège de Corinth ont été mises à contribution. Mais les artilleurs ne disposent d’aucun soutien d’infanterie dans leur voisinage immédiat.

Bataille de Shiloh, 6 avril 1862 : situation de 17 heures 30 jusque dans la nuit.

Côté sudiste, Bragg se rue en avant avec l’aile droite. Guidée par un habitant du crû, la division Withers est parvenu à contourner la résistance offerte par Prentiss et marche droit sur Pittsburg Landing pour y livrer l’assaut final. La brigade de John Jackson est très désorganisée, et celle de James Chalmers n’a plus de munitions ; qu’à cela ne tienne, on attaquera baïonnette au canon. Mais quand les troupes confédérées débouchent dans le ravin situé au pied du plateau où est situé Pittsburg Landing, une mauvaise surprise les attend. Si le gros des forces fluviales de l’Union est désormais concentré sur le Mississippi, Grant n’en dispose pas moins sur la Tennessee de deux timberclads, USS Tyler et USS Lexington. Leurs canons ne peuvent pointer suffisamment haut pour atteindre le sommet des rives escarpées du cours d’eau, sauf, précisément, là où ces rives sont entaillées par des ravins. Les deux canonnières accueillent donc les hommes de Withers par un tir d’enfilade meurtrier.

Bientôt, l’artillerie placée sur le plateau se joint à elles, et les Sudistes encaissent des pertes sensibles avant même d’être arrivés au contact. Et pour enfoncer le clou, l’armée de l’Ohio est enfin là. Les premiers soldats ont débarqué à 16 heures, et la brigade de tête, celle de Jacob Ammen, est maintenant au complet. Alors qu’elle monte sur le plateau pour prêter main forte aux artilleurs, Beauregard a déjà compris que son attaque est vouée à l’échec. Ses forces sont trop dispersées et désorganisées pour coordonner leurs efforts, et il ne reste guère qu’une heure de jour. Il ordonne que l’action soit interrompue et que les troupes se retirent hors de portée du feu des canonnières. Vers 18h30, la bataille s’interrompt complètement pour la première fois depuis treize longues heures. Le commandant en chef sudiste demeure néanmoins optimiste : demain, il regroupera ses forces, reposées et ravitaillées, pour donner le coup de grâce à son ennemi affaibli.

Le soir se couche sur le champ de bataille le plus sanglant qu’aient connu jusque-là les Amériques, mais la lutte n’est pas terminée. Sur l’aile droite des Nordistes, la division de Lew Wallace a enfin rejoint le reste de l’armée de la Tennessee. À l’autre extrémité du front, les hommes de Don Carlos Buell ne cessent d’affluer. Les deux navires de transport présents à Pittsburg Landing vont s’activer toute la nuit pour leur faire traverser la Tennessee. En tout, Buell amènera 19.000 hommes appartenant à quatre divisions différentes. Avec ces troupes fraîches, Grant n’entend pas rester sur ses positions à attendre que Beauregard vienne le chercher : dès l’aube, il l’attaquera. En attendant, le grondement des fusils tirés par milliers laisse place au roulement du tonnerre : un violent orage s’abat sur le champ de bataille de Shiloh.

Une nuit en enfer

Sous les trombes d’eau, les combattants vont passer une nuit difficile. Les Fédéraux n’ont rien ou presque pour s’abriter, ayant laissé leurs campements aux mains des Sudistes. Dans de telles conditions climatiques, il n’est pas simple de faire du feu, et il n’y a pas toujours quelque chose à y faire cuire. Le général Hurlbut doit attendre 8 heures du matin pour obtenir « quelques biscuits pour [ses] hommes », et la division Sherman doit se débrouiller par elle-même pour trouver à manger. Les troupes de l’Union ont subi des pertes terribles, laissant derrière elles des milliers de blessés et au moins trente pièces d’artillerie aux mains de leurs ennemis, sans parler de tout ce que contenaient leurs camps en armes, munitions, vivres et équipements. De surcroît, des milliers de fugitifs s’entassent littéralement autour de Pittsburg Landing, dans l’espoir toujours déçu de réussir à traverser la Tennessee pour se mettre à l’abri.

Ambrose Bierce, qui allait devenir un écrivain et un critique littéraire renommé, n’avait pas encore 20 ans quand il arriva sur le champ de bataille de Shiloh, en tant que lieutenant dans l’armée de l’Ohio. Des années plus tard, il laisserait un récit saisissant des scènes auxquelles il avait assisté, intitulé Ce que j’ai vu de Shiloh (What I saw of Shiloh). Il faut dire que ce que les jeunes soldats de Buell avaient sous les yeux en arrivant à Pittsburg Landing n’avait rien de réjouissant. En fin d’après-midi, Buell dénombrait 4 à 5.000 traînards sur la rive, mais quand William Nelson débarqua à la nuit tombée, ce nombre avait probablement doublé. Bierce nous décrit cette masse d’hommes terrorisés : « Ils étaient sourds au devoir et insensibles à la honte. […] À chaque fois qu’un vapeur accostait, cette foule abominable devait être tenue à distance à la baïonnette ; quand il repartait, ils s’y accrochaient et se voyaient poussés à l’eau en masse, certains se noyant chacun à leur manière. Les hommes qui débarquaient les insultaient, les bousculaient, les frappaient. En retour ils exprimaient leur joie profane à la certitude de notre anéantissement par l’ennemi. »

On retrouve les mêmes scènes de chaos sous la plume de William Nelson, qui commande la division de tête de l’armée de l’Ohio : « Je trouvai, alors que je la traversai, de 7 à 10.000 traînards tapis sur les bords de la rivière, fous de terreur et complètement démoralisés, qui accueillirent ma courageuse division aux cris de "Nous sommes rossés, taillés en pièces !" Ils étaient insensibles à la honte ou au sarcasme – j’ai essayé l’un et l’autre – et, indigné devant tant de lâcheté, je demandai la permission d’ouvrir le feu sur ces fripons. » Il ne l’obtint pas, mais le rugueux Kentuckien qu’était Nelson justifiait là son surnom de Bull (le Taureau). Il demanda également aux canonnières de continuer à faire feu au jugé sur les positions sudistes à raison d’un coup toutes les dix minutes, tâche dont elles s’acquittèrent toute la nuit. Malgré cet embouteillage surréaliste sur les rives de la Tennessee, vers 21 heures, les trois brigades de la division Nelson avaient mis pied à terre et d’autres renforts lui emboîtaient le pas.

La nuit des Confédérés ne fut pas de tout repos non plus. Peu d’entre eux purent dormir tranquilles à cause des obus lourds tombant aveuglément, à intervalles réguliers, plus ou moins près d’eux. Pour les mettre hors de portée, Beauregard les avaient fait se replier jusque dans les camps qu’ils avaient pris aux Nordistes. Si cela permit à nombre d’entre eux de dormir au sec sous la tente, ce n’était pas nécessairement à leur avantage. Beaucoup de soldats sudistes, affamés, se jetèrent avec avidité sur les réserves de nourriture et d’alcool, qu’ils consommèrent avec excès. Certains généraux interdirent à leurs hommes de s’y installer, comme par exemple Patton Anderson : « J’avais évité délibérément les tentes de l’ennemi, craignant l’effet que leur riche contenu pourrait produire sur des troupes affamées et épuisées. » Certains s’adonnèrent au pillage, fuyant ensuite vers Corinth « chargés du butin des camps yankees » comme l’écrirait Patrick Cleburne. Morts, blessés et fuyards étaient à ce point nombreux qu’au matin du 7 avril, Beauregard n’avait guère que 20.000 hommes prêts au combat.

Misérable aussi fut la nuit des blessés. Des milliers d’entre eux avaient été abandonnés sur le champ de bataille, exposés aux intempéries. Au moins la pluie évita-t-elle à certains d’entre eux un sort bien plus cruel : comme au fort Donelson, l’épais tapis de feuilles mortes s’était avéré facilement inflammable, brûlant vifs les infortunés blessés qui n’avaient pas réussi à se mettre à l’abri. Marqué à jamais par ce qu’il avait vu, Ambrose Bierce a fait le récit de ces scènes d’horreur : « […] à chaque pas je m’enfonçais dans les cendres jusqu’à la cheville. […] Certains [corps] étaient enflés jusqu’à doubler de volume ; d’autres ratatinés jusqu’à ressembler à des homuncules. Suivant leur degré d’exposition, leur visage était boursouflé et jaune, ou noir et rabougri. Les contractions de leurs muscles […] les avaient figés dans un sourire hideux. Fichtre ! Je ne saurais recenser tous les charmes de ces courageux messieurs qui avaient eu là ce pour quoi ils s’étaient engagés. »

D’autres agonisent, sans secours : « Il reposait sur le dos, inspirait en reniflant convulsivement et expirait une écume crémeuse qui s’écoulait le long de ses joues, et s’accumulait dans son cou et ses oreilles. Une balle avait ouvert un sillon dans son crâne, au-dessus de la tempe ; par là, sa cervelle sortait et tombait en flocons et en filaments. J’ignorais jusque-là que l’on pouvait vivre, même dans ce peu satisfaisant état, avec aussi peu de cervelle. Un de mes hommes […] me demanda s’il devait l’achever avec sa baïonnette. Ineffablement choqué par cette proposition faite de sang-froid, je lui répondis que je ne le pensais pas ; c’était inhabituel, et trop d’hommes regardaient. » Les plus chanceux – ou les moins gravement atteints – s’entassent dans des hôpitaux de fortune : « Ces tentes recevaient constamment les blessés, mais n’étaient jamais pleines ; elles éjectaient continuellement les morts, mais n’étaient jamais vides. »

La bataille reprend

Les combats du 7 avril seront aussi confus que ceux de la veille. L’armée confédérée est dispersée : certaines brigades sont restées proches des lignes nordistes, d’autres ont été ramenées très en arrière pour bivouaquer. Dès 4 heures, les soldats des deux camps sont prêts à se mettre en marche et à 5h20, l’aile gauche nordiste passe à l’attaque. Buell progresse lentement : il n’a aucune carte du champ de bataille et avance pour ainsi dire en aveugle. À 6h15, il ordonne à Nelson de stopper sa division, car elle est trop avancée et celle de Thomas Crittenden – le fils du sénateur du Kentucky John Crittenden commande deux brigades – ne couvre plus sa droite. Elle repart bientôt de nouveau mais vers 7 heures, elle est accueillie par les Sudistes déployés en ligne de bataille, probablement ce qui reste de la division Withers. Ambrose Bierce fait partie des tirailleurs nordistes qui reçoivent la première salve : « Alors – je ne saurais le décrire – la forêt parut d’un seul coup s’enflammer et disparaître dans un grondement semblable à celui d’une grande vague sur la plage – un grondement qui expira en sifflements brûlants, avec le son écœurant du plomb frappant la chair. Une dizaine de mes braves compagnons s’écroulèrent […] ».

À l’autre extrémité du front, Lew Wallace s’est mis en marche lui aussi, probablement vers 6 heures. Déployée dans une formation impeccable qui lui vaudra les éloges de Sherman, sa division accroche bientôt l’aile gauche sudiste. C’est la brigade de Preston Pond, de la division Ruggles, très avancée et accompagnée d’éléments de cavalerie. Ceux-ci font mine de charger les canons nordistes mais doivent rapidement se raviser face à l’intensité du tir auquel ils font face. Pendant que le reste de la division Ruggles se rapproche pour secourir Pond, Wallace entreprend de tourner la gauche confédérée : la brigade de Charles Whittlesey passe dans le dos des Sudistes en longeant la rive droite de l’Owl Creek. Parallèlement, la division McClernand arrive en soutien de Wallace. La double manœuvre réussit et malgré une contre-attaque de la brigade Gibson, les Confédérés doivent reculer. Vers 10 heures, l’engagement devient général et des renforts sont envoyés sur la gauche par les deux camps : les divisions Sherman et Hurlbut côté nordiste, celle de Cheatham pour les Sudistes.

Bataille de Shiloh, 7 avril 1862 : situation entre 5 heures et 10 heures.

 

Buell, lui, est dans une situation de plus en plus inconfortable. Ses hommes ont été cueillis à froid et surtout, il manque de soutien d’artillerie. Une conséquence de la rapidité de sa marche : la route que son armée a dû emprunter pour atteindre le point de passage sur la Tennessee était inaccessible aux attelages, et il a fallu transporter les canons par bateau directement depuis Savannah. De l’armée de l’Ohio, seules trois ou quatre batteries arriveront à temps pour prendre part au combat. Vers 9 heures, Nelson a perdu l’initiative et subit une pression grandissante de la part du corps d’armée Breckinridge. Les Confédérés tentent même de le flanquer, et Grant doit lui envoyer deux batteries en soutien pour lui permettre de faire face à la manœuvre ennemie. Il y parviendra, mais devra encore courber le dos face à l’artillerie ennemie pendant plusieurs heures.

Au centre, des combats incertains font rage, faits d’attaques et de contre-attaques, non loin de ce qui était la veille le redoutable « Nid de Frelons ». Malgré son triste état, la brigade Cleburne est encore une fois lancée en avant, sans aucun soutien – à tel point que son commandant incrédule doit faire répéter l’ordre donné par Bragg, qui coordonne cette fois la gauche sudiste. Plusieurs de ses hommes sont tués avant même le début de l’action par les branches d’arbres que les obus de l’artillerie nordiste abattent. Ambrose Bierce, encore, a bien décrit l’effet dévastateur des projectiles sur la végétation : « L’écorce de ces arbres, de la racine jusqu’à une hauteur de dix ou vingt pieds, était à ce point percée par les balles et la mitraille qu’on n’aurait pu y poser la main sans recouvrir plusieurs trous. » La brigade Cleburne est taillée en pièces et reflue vers l’arrière, les Nordistes aux trousses. Son commandant regroupe son dernier régiment encore présent, le 15ème de l’Arkansas, et lance une contre-attaque qui repousse l’ennemi – mais à l’exception de Cleburne lui-même, il ne reste plus aucun officier supérieur dans la brigade.
Bataille de Shiloh, 7 avril 1862 : situation entre 10 heures et 12 heures.
 
 

Sur la droite nordiste, la division Wallace continue à progresser. La manœuvre de flanc de Whittlesey, combinée aux tactiques intelligentes de Wallace lui-même – qui a ordonné à ses hommes d’utiliser au mieux le couvert fourni par le terrain pour minimiser les pertes – oblige les Confédérés à reculer graduellement à travers un vaste champ ouvert situé à environ deux kilomètres au nord de l’église de Shiloh. Vers midi, les Sudistes s’arrêtent sur une nouvelle position, dominant un profond ravin et directement ancrée sur l’Owl Creek, empêchant ainsi les Nordistes de les flanquer davantage. Cela oblige Wallace à réaligner ses brigades, et les Confédérés en profitent pour tenter de le déborder par la gauche. La situation devient vite inconfortable, car les hommes de McClernand sont en difficulté et ne peuvent offrir leur soutien. Heureusement pour l’Union, la division d’Alexander McCook (trois brigades) est désormais à pied d’œuvre, et Buell la lance aussitôt au centre pour colmater la brèche.

Beauregard bat en retraite

Les brigades fraîches de William Gibson et Lovell Rousseau ne tardent pas à faire la différence face aux Sudistes épuisés. À 13 heures, les Fédéraux ont repris l’initiative sur toute la ligne. La pression renouvelée de Wallace contre la gauche confédérée exsangue ne tarde pas à la faire reculer malgré une nouvelle tentative avortée de la cavalerie sudiste, tandis qu’à l’autre bout du champ de bataille la division Nelson a reçu l’ordre de reprendre sa progression. Beauregard n’a plus de réserves depuis longtemps et sent que son armée est au bord de la rupture. Il décide de battre en retraite. Celle-ci se fera en deux temps : une première position, fortement dotée en artillerie, sera installée en prenant appui sur l’église de Shiloh et les épais sous-bois qui l’entourent. Elle permettra à l’aile droite de l’armée de reculer sur environ un mile, et Breckinridge établira alors une arrière-garde sur la route principale menant à Corinth. À 14 heures, les régiments sudistes décrochent l’un après l’autre, en commençant par la droite.

Peu après, les Fédéraux commencent à assaillir la position sudiste autour de Shiloh, mais sont accablés de mitraille par l’artillerie adverse. L’attaque est menée par le 32ème régiment de l’Indiana du colonel August Willich, dont l’action arrache un cri d’admiration au général Sherman : « Alors s’éleva le plus violent feu de mousquèterie qu’il m’ait été donné d’entendre, qui dura quelque vingt minutes, jusqu’à ce que ce splendide régiment ne doive se replier. » Néanmoins, la brigade Rousseau renouvelle bientôt l’attaque avec l’appui de ce qui reste de troupes à Sherman et McClernand. Pendant que leur première position défensive résiste, les Confédérés s’efforcent d’emmener vers l’arrière autant de matériel qu’ils peuvent – ils ramèneront ainsi 17 canons nordistes à Corinth – et de détruire tout le reste. Les blessés aussi sont évacués, en premier lieu vers un hôpital de campagne installé à plusieurs kilomètres, puis à Corinth.

Bataille de Shiloh, 7 avril 1862 : situation après 12 heures.

Entre 14 heures 30 et 15 heures, l’aile gauche sudiste décroche à son tour, en bon ordre. Pour se donner un peu d’air, Breckinridge lance peu après une contre-attaque limitée sur la division Nelson. Elle est repoussée, mais s’avère suffisante pour dissuader Buell d’aller plus avant. Fidèle à son habituelle circonspection – souvent excessive – le général nordiste estime plus prudent de ne pas tenter de poursuivre son ennemi avec aussi peu d’artillerie, et sans cavalerie ni cartes de la région. Grant, pour sa part, ne peut guère demander plus à ses propres troupes éreintées. La fusillade diminue graduellement d’intensité, les coups de feu s’espacent. Ils cessent entre 16 et 17 heures. Les hommes de Breckinridge retraitent à leur tour, sans être inquiétés. La bataille de Shiloh est terminée, bien qu’il reste encore un accrochage à livrer.

Le lendemain, mardi 8 avril, les Fédéraux se décident à lancer un semblant de poursuite. Sherman regroupe quelques éléments de cavalerie épars et deux de ses brigades, qu’il joint à la division de Thomas Wood, arrivée trop tard la veille pour prendre une part significative aux combats. Arrivé à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Pittsburg Landing, son détachement tombe sur les restes d’un camp confédéré, avec notamment leur hôpital de campagne – lequel ne renferme plus que des blessés intransportables. Il n’est défendu que par un abattis destiné à ralentir la progression des Nordistes, et le régiment de cavalerie de Forrest. Celui-ci prend son ennemi par surprise en le chargeant, lui causant de sérieuses pertes et manquant de peu d’abattre Sherman lui-même avant que les renforts nordistes n’affluent. Ce mouvement faillit toutefois coûter cher à Forrest, qui reçut une balle dans l’abdomen à bout portant mais parvint miraculeusement à rester en selle et à s’enfuir. Les Fédéraux n’insistèrent pas, et le combat de « Fallen Timber » (« bois coupé », surnom donné en référence à l’abattis) ne servit guère qu’à rallonger un peu plus l’interminable liste des victimes.

Un bilan effarant

Les deux camps s’attribuèrent la victoire. Au soir du 6 avril, Beauregard avait fait télégraphier à Richmond « une victoire complète ». Qu’il ne fût pas resté maître du terrain lui importait peu, puisque c’était de toute manière ce que son prédécesseur A.S. Johnston avait prévu à l’origine. Toutefois, le but avoué de l’opération, la destruction de l’armée de la Tennessee, n’avait pas été atteint, et Corinth était toujours menacée. La Confédération pouvait se consoler en se disant qu’elle avait rééquipé en partie ses troupes aux frais du gouvernement fédéral, même si le butin fut nécessairement plus maigre qu’escompté. Halleck aussi avait crié victoire : ses hommes avaient retourné la situation et repoussé l’ennemi, restant maîtres du terrain.

Une fois l’euphorie des premières dépêches retombée, les deux camps découvrirent l’ampleur du carnage. Ce dernier choqua l’Amérique, le Nord aussi bien que le Sud : avec 3.500 tués et 16.500 blessés, la bataille de Shiloh avait fait plus de victimes que toutes les batailles livrées depuis le début de la guerre réunies. Il y eut en 36 heures à Shiloh pratiquement deux fois plus de pertes au combat que durant les 18 mois de la guerre contre le Mexique. Morts et blessés se répartissaient à peu près également entre les deux belligérants : l’Union avait perdu 13.000 hommes et la Confédération un peu moins de 11.000, la différence correspondant à peu près au nombre de prisonniers que les Sudistes avaient capturés lorsque la division Prentiss avait capitulé. La bataille de Shiloh avait été une effroyable boucherie alors qu’elle n’avait amené aucun résultat stratégique significatif, posant à l’opinion publique des deux camps cette angoissante question : combien d’autres hécatombes du même genre faudrait-il encore pour mettre un terme à cette guerre ?

Les circonstances de la bataille allaient également appeler leur lot de critiques, en particulier dans le camp nordiste. Alors que Buell fut acclamé en sauveur, Grant fut particulièrement visé : le début de la bataille l’avait de nouveau surpris loin de ses forces et son armée n’était absolument pas prête à soutenir l’attaque sudiste. Son refus de faire établir des fortifications de campagne pour protéger ses positions le rendit, aux yeux de beaucoup, responsable des lourdes pertes subies, et avait failli coûter plus cher encore si l’armée avait été détruite. Beaucoup réclamèrent son remplacement, mais Lincoln refusa de lui retirer son soutien. C’est dans ce contexte qu’il aurait proféré à l’égard de Grant une citation restée fameuse : « Je ne peux pas me passer de cet homme. Il se bat. » Il est vrai que comparé à un McClellan, un Halleck ou un Buell, Grant n’hésitait jamais à passer à l’attaque – chose rare dans l’armée fédérale en 1862. Il conserva son commandement.

La campagne, du reste, n’était pas terminée. La bataille de Shiloh – ou Pittsburg Landing pour les Nordistes – n’avait en rien changé les plans du général Halleck. Tout au plus avait-elle retardé de quelques semaines la poursuite des opérations. Conformément à son plan, Halleck vint prendre le commandement des deux armées combinées et le 29 avril, il entama les opérations contre Corinth. Peu désireux d’être à nouveau surpris par une attaque inopinée de l’ennemi, il se livra à une avancée précautionneuse, faisant creuser d’imposantes fortifications de campagne à chaque étape. Il mit ainsi près d’un mois à s’installer à portée de canon de la ville, tout en faisant affluer tous les renforts disponibles – il réunit ainsi une imposante armée de 120.000 hommes. Il n’y eut pas de combats d’envergure, mais le siège de Corinth fut un désastre sanitaire. La ville était entourée de marais insalubres, et des milliers de soldats des deux camps moururent de maladies dans des hôpitaux de campagne absolument inadaptés.


Beauregard n’avait que 65.000 hommes pour faire face aux entreprises de Halleck, et ne pouvait risquer de se laisser enfermer dans Corinth pour y perdre son armée. Il eut recours à la ruse pour dissimuler son départ et éviter d’être poursuivi. Le 28 mai, il fit distribuer à ses hommes des rations de combat pour trois jours en prévision d’une attaque. Prévenus par des déserteurs, les Nordistes se mirent sur la défensive : exactement ce que Beauregard espérait. Le général sudiste en rajouta en faisant exécuter par son artillerie un faux bombardement préliminaire, puis commença à faire évacuer la ville par la voie ferrée. Chaque train était accueilli comme s’il amenait des renforts, tandis que des canons factices remplaçaient les vrais dans les tranchées sudistes. Finalement, l’armée confédérée s’échappa nuitamment et le 30 mai 1862, les Nordistes dupés entrèrent dans Corinth déserte. Mais même si leur ennemi s’était échappé, ils tenaient néanmoins l’objectif stratégique de la campagne. La Confédération, elle, devrait désormais se passer de cet axe ferroviaire capital.

 

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