La bataille d'Isandlwana (Afrique du Sud, 22 janvier 1879)

Les grandes batailles de l'histoire | Fin du XIXème siècle

Par le

 

La chute de Cetshwayo

Courant mai, Chelmsford dispose de douze bataillons d'infanterie et deux régiments de cavalerie régulière, cinq batteries d'artillerie dont une intégralement composée de mitrailleuses – une première dans l'armée britannique – et divers éléments coloniaux et indigènes, pour un total de 17.000 hommes. Si ce nombre est à peu près similaire à celui de la première force d'invasion, en revanche, sa puissance de feu est notablement supérieure. La colonne n°1, réorganisée en 1ère division et confiée désormais à Henry Crealock, devra à nouveau avancer le long de la côte. Chelmsford commandera lui-même la force principale, ou 2ème division, dans une avance vers Ulundi – cette fois à partir de Kambula. Quant à la colonne n°4 de Wood, elle est rebaptisée « colonne volante » et chargée de couvrir les flancs de la 2ème division. À partir de la mi-mai, les Britanniques multiplient les reconnaissances en vue de leur offensive, livrant à l'occasion des escarmouches avec les Zoulous.

L'une d'entre elles, insignifiante à l'échelle de la campagne, allait avoir des répercussions importantes sur... la France. Le 1er juin 1879, une patrouille de neuf hommes est surprise dans un kraal abandonné et attaqué par une quarantaine de guerriers zoulous. Trois militaires sont tués ; parmi eux, un jeune lieutenant de 23 ans, Napoléon Eugène Louis Bonaparte. Le fils de l'empereur des Français déchu, Napoléon III, vit en exil en Grande-Bretagne depuis 1870. Son père y meurt en 1873. Le prince impérial devient officier d'artillerie dans l'armée britannique en 1875 – à titre purement honorifique, car le cabinet Disraeli refuse que l'encombrant prétendant au trône des Bonaparte serve la Couronne. Toutefois, il se porte volontaire pour aller combattre en Afrique du Sud lorsque la guerre contre les Zoulous éclate, et grâce aux bonnes relations entre sa mère et la reine Victoria, sa requête est acceptée. Désireux de se bâtir une gloire militaire dont il pourrait ensuite tirer un profit politique, le jeune homme cherche l'affrontement avec les Zoulous – au grand dam des officiers britanniques qui l'accompagnent. La chance n'est toutefois pas de son côté : alors qu'il galope pour échapper à ses poursuivants, une sangle de sa selle se brise et le jette à terre ; rattrapé, il est tué de dix-sept coups de lance. La mort du prince impérial, en qui les bonapartistes plaçaient leurs espoirs, porte un coup fatal aux perspectives de restauration de l'empire en France. Sa mort arrachera à Disraeli ce commentaire incrédule : « Qui sont ces Zoulous, qui sont ces gens remarquables qui battent nos généraux, convertissent nos évêques et en ce jour ont mis un terme à une grande dynastie ? » Encore quelques mois, et le premier ministre pourra ajouter à cette liste son propre cabinet.

L'incident ne change rien aux plans de Chelmsford. Le 3 juin, ses forces se mettent en route. L'avance des Britanniques est précautionneuse, mais les Zoulous ne les attaquent pas. Cetshwayo, qui sait son armée affaiblie par les engagements précédents, cherche à temporiser et renouvelle ses ouvertures pour obtenir la paix. Chelmsford, derechef, les rejette, alors que son armée parvient en vue d'Ulundi à la fin du mois. Le général britannique se retrouve lui-même pressé par les événements : Wolseley est arrivé en Afrique du Sud et fait route pour rejoindre la 1ère division ; dans l'intervalle, il a ordonné à Chelmsford de suspendre ses opérations et d'attendre que les deux divisions réunissent leurs forces. Wolseley, toutefois, est retardé par une tempête qui l'empêche d'arriver au Zoulouland par bateau, et il doit faire le trajet par la route. Chelmsford en profite pour ignorer ses instructions. Il veut sa revanche sur les Zoulous, et déclenche la bataille finale le 4 juillet. Sachant pertinemment que ses ennemis n'attaqueront pas son camp fortifié après leur déconvenue de Kambula, Chelmsford décide d'aller les affronter en rase campagne. Ce faisant, il adapte la tactique du laager à l'offensive : 5.200 hommes forment un carré mobile soutenu par dix canons et deux mitrailleuses, à l'intérieur duquel la cavalerie attendra le moment opportun pour lancer une sortie décisive. C'est un succès, et le scénario de Kambula et Gingindlovu se répète. 12 à 15.000 guerriers zoulous voient leurs charges se briser face à la puissance de feu britannique, aucun d'entre eux n'approchant à moins de trente mètres du carré des « soldats rouges ». Puis vient de nouveau la sortie des cavaliers, qui disperse et massacre les vaincus. Cetshwayo fuit son kraal, et Ulundi est incendiée. La dernière bataille majeure de la guerre anglo-zouloue est terminée en moins de deux heures.

Le désastre d'Isandlwana, et avec lui l'honneur de Chelmsford, sont vengés. Sa carrière n'en subit pas moins un coup d'arrêt : bien que jamais blâmé officiellement, Chelmsford sera cantonné à des postes administratifs jusqu'à sa mort en 1905. Wolseley poursuit les opérations au Zoulouland, mais ne rencontre pratiquement plus de résistance. Ses hommes finissent par capturer Cetshwayo en août. Le roi déchu est emprisonné au Cap, puis emmené à Londres. Les Britanniques ne démantèlent pas formellement le royaume zoulou, mais le divisent entre treize roitelets en s'appuyant sur les convoitises que la chute de Cetshwayo ne manque pas d'attiser. Ces chefs s'avèrent toutefois difficiles à contrôler et en 1883, les Britanniques ramènent Cetshwayo au Zoulouland pour en faire leur fantoche. Blessé lors d'une tentative de coup d'État, il doit solliciter la protection de ses anciens geôliers, et meurt l'année suivante. Après avoir vaincu les chefs renégats, les Britanniques annexent officiellement le Zoulouland en 1887, avant de le rattacher à la colonie du Natal dix ans plus tard. La seule révolte majeure des Zoulous à laquelle ils seront confrontés, celle du chef Bambatha en 1906, sera écrasée dans le sang. 

De la victoire à la défaite

Avec l'occupation du royaume zoulou, la politique de « confédération » sud-africaine initiée par Carnarvon et poursuivie par Bartle Frere semble en passe de se réaliser. Elle finit toutefois par se retourner contre le haut-commissaire, déjà sur la sellette en métropole dans la mesure où ses menées agressives ont conduit à la catastrophe initiale d'Isandlwana, en dépit du succès ultérieur des armes britanniques. En 1880, toujours désireux de désarmer les royaumes tribaux indigènes, Bartle Frere s'aliène les Basutos, qui refusent de déposer les armes. La guerre qui s'ensuit ne tourne pas à l'avantage des Britanniques, qui subissent plusieurs déconvenues face à leurs anciens alliés. Le traité de paix signé l'année suivante leur concède une grande autonomie. Bartle Frere n'est alors plus en Afrique du Sud : les conservateurs ont perdu les élections législatives de 1880 – en partie à cause du mécontentement généré par les agissements de Bartle Frere en Afrique du Sud – et le libéral William Gladstone, qui succède à Disraeli comme premier ministre, l'a fait remplacer le 1er août 1880. Son départ sonne le glas du projet de confédération sud-africaine mais quelques mois plus tard, c'est le rêve d'une Afrique du Sud unifiée sous la férule britannique qui va subir un coup d'arrêt.

Désormais soutenus financièrement et matériellement par leurs voisins de l'État libre d'Orange, les Boers du Transvaal n'ont pas renoncé à leurs velléités d'indépendance, en dépit – mais aussi à cause – de la présence accrue des Britanniques après leur victoire sur les Zoulous. Le 16 décembre 1880, le Transvaal dénonce l'annexion de 1877 et réaffirme son indépendance, demandant aux troupes britanniques de se retirer. Le 20 décembre, ils détruisent un convoi de ravitaillement et dans les jours qui suivent, assiègent les garnisons britanniques à travers la région. Le chef des forces britanniques locales, George Colley, met alors sur pied une colonne de secours forte de 1.200 soldats, qu'il mène depuis le Natal pour aller les délivrer. Le 28 janvier 1881, Petrus Joubert lui barre la route à la tête d'un groupe de kommandos boers comptant 2.000 hommes à Laing's Nek, un col des montagnes du Drakensberg. L'attaque des Britanniques tourne au fiasco : ils perdent plus de 200 hommes face aux tranchées bien dissimulées que les Boers ont creusées, sans réaliser le moindre progrès. Colley décide d'attendre des renforts et de sécuriser sa ligne de ravitaillement, mais un raid boer sur ses arrières lui inflige un nouveau revers à Schuinshoogte le 8 février.

Colley reçoit néanmoins les renforts dont il a besoin et, le 27 février, il se lance dans une nouvelle opération. À la tête de 400 hommes, il escalade la colline de Majuba, une hauteur escarpée qui domine le flanc droit des défenses boers à Laing's Nek. C'est vraisemblablement un coup de bluff, car il ne fait pas hisser d'artillerie avec lui : il espère sans doute que les Boers se retireront une fois Majuba occupée. Toutefois, ses ennemis ne tardent pas à réagir, et 4 à 500 Boers gravissent, eux aussi, les pentes de Majuba. La bataille qui s'ensuit leur donne un avantage décisif. Tandis que les Britanniques s'appuient toujours sur des tactiques en formations, une stricte discipline et des feux de salves, les Boers leur opposent une façon de combattre étonnamment moderne. Excellents tireurs grâce à leur pratique régulière de la chasse, ils savent utiliser le couvert fourni par le terrain, hautes herbes et rochers, aidés en cela par les teintes discrètes de leurs tenues civiles. Combattant dans des formations dispersées qui laissent à chaque soldat une grande liberté d'action, ils progressent par bonds, les uns couvrant par leur feu l'avancée des autres – les armées d'aujourd'hui ne procèdent pas autrement. À Majuba, cette tactique leur permet d'approcher suffisamment près d'une éminence pour la noyer sous une grêle de balles et s'en emparer ; de là, surplombant la principale position britannique, ils n'ont plus qu'à en massacrer les défenseurs. Près des trois quarts de ces derniers sont tués, blessés ou capturés, dont Colley, abattu d'une balle en plein front. Pertes parmi les Boers : deux morts et quatre blessés.

Le face-à-face se poursuit devant Laing's Nek, mais il paraît vite évident que les Britanniques ont perdu la guerre. Le 6 mars, les négociations commencent et le 23 mars, un cessez-le-feu entre en vigueur. La convention de Pretoria, signée le 3 août, entérine la victoire des Boers. Les Britanniques reconnaissent une très large autonomie au Transvaal, désormais appelé « République Sud-africaine », sur lequel le Royaume-Uni conserve une suzeraineté de pure façade. L'Angleterre victorienne avait connu auparavant de nombreux déboires militaires, perdant des batailles, mais s'était jusque-là presque toujours débrouillée pour gagner les guerres. Cette guerre du Transvaal (ou « première guerre des Boers ») est la première qu'elle perd en trente ans. La défaite est d'autant plus cuisante qu'elle a été infligée à des soldats de métier par des miliciens, de simples fermiers ne pouvant compter sur aucune espèce d'armée permanente pour les défendre. Les Britanniques doivent renoncer – provisoirement – à soumettre les républiques boers. Le Royaume-Uni n'en continue pas moins à poursuivre une politique coloniale active dans la région, avec d'autant plus de nécessité que les Allemands établissent pour de bon un protectorat sur le Namaqualand, qui devient le Sud-Ouest africain allemand en 1884. Les Britanniques réagissent en annexant une partie du Bechuanaland et en imposant leur protection au reste – l'actuel Botswana – en 1885. 

Vers l'Afrique du Sud d'aujourd'hui

Leurs entreprises militaires ayant été déjouées, les Britanniques se tournent vers d'autres moyens. Ils optent pour une colonisation commerciale : fondée en 1888 par Cecil Rhodes, la British South Africa Company se voit accorder le monopole de l'exploitation industrielle des colonies britanniques en Afrique australe. Son influence s'étend rapidement, et Rhodes devient premier ministre de la colonie du Cap en 1890 – ce qui lui confère un pouvoir considérable. Rhodes caresse le rêve d'une zone d'influence britannique s'étendant d'un seul trait du Cap au Caire, assortie d'une ligne ferroviaire. La Compagnie établit un protectorat sur le royaume des Matabélés en 1893, et l'annexe en 1897, à chaque fois par la force. Le territoire conquis, et d'autres situés encore plus au nord, formeront la Rhodésie, administrée directement par la Compagnie jusqu'à ce que la souveraineté en soit transférée au Royaume-Uni en 1924. L'action de Rhodes enferme bientôt les républiques boers dans un étau. Confrontés au nombre croissant de colons anglophones venus dans l'espoir de faire fortune dans l'extraction minière, et à l'attitude de plus en plus menaçante des Britanniques, l'État libre d'Orange et la République Sud-africaine leur déclarent la guerre en 1899, envahissant la colonie du Cap et le Natal. Après plusieurs défaites, le Royaume-Uni réussit à prendre l'avantage grâce à un énorme effort de mobilisation, occupant les deux républiques boers en 1900. À cette phase de guerre conventionnelle succède une guérilla insaisissable, que les Britanniques ne soumettent qu'en 1902 après avoir pris des mesures brutales – regroupant notamment les populations rurales dans des camps de concentration, où les civils boers mourront par milliers de privations en tous genres.

En 1910, les deux républiques annexées deviennent des provinces qui, ajoutées à celles du Cap et du Natal, forment l'Union Sud-africaine, un dominion autonome semblable à ceux qui existent déjà au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande. La confédération envisagée par Carnarvon en 1877 voit ainsi le jour... après 33 ans d'efforts, de conflits et de sang versé – bien plus que le secrétaire d'État ne l'avait imaginé. Contre toute attente, la majorité des Afrikaners demeurent loyaux envers le Royaume-Uni lorsqu'éclate la Première guerre mondiale, ce qui leur permet par la suite de devenir la principale force politique du pays, devenu formellement indépendant en 1931. La politique d'intégration de la population noire, déjà sérieusement réduite sous l'impulsion de Rhodes en son temps, cesse complètement en 1948, après la victoire aux élections législatives du Parti national. Cette formation, qui prône la ségrégation raciale et le nationalisme afrikaner, conserve le pouvoir jusqu'en 1994. Elle prône une politique de « développement séparé » (Apartheid) qui assure à la minorité blanche d'Afrique du Sud d'exercer seule le pouvoir. L'Apartheid, avec son lot de violences et d'inégalités, va mettre l'Afrique du Sud au ban de la communauté internationale, une situation à laquelle le pays réagit en quittant le Commonwealth en 1961. Une des mesures majeures de cette politique consiste en la création de bantoustans, sortes de réserves à l'indépendance purement nominale. L'un de ces bantoustans, le KwaZulu, était réservé aux Zoulous et s'étendait sur une portion large, mais pauvre, de la province du Natal.

L'identité nationale zouloue, en effet, n'avait pas disparu. D'abord entretenue par des associations culturelles, elle aboutit en 1975 à la fondation du Parti Inkatha de la liberté, dont le leader incontesté est encore aujourd'hui Mangosuthu Buthelezi, un arrière-petit-fils de Cetshwayo. Nationaliste et réclamant une large autonomie pour le KwaZulu, l'Inkatha s'oppose violemment au principal parti anti-Apartheid, le Congrès national africain (ANC), dont les dirigeants sont majoritairement Xhosas, durant la période de transition entre l'Apartheid et le régime multiracial actuel. L'Inkatha obtient un certain nombre de concessions dans la constitution de 1994, dont un changement symbolique lors du redécoupage administratif du pays, le Natal devenant KwaZulu-Natal. Initialement influente dans la province, l'Inkatha est aujourd'hui en net déclin. Incident de parcours pour la colonisation européenne de l'Afrique du Sud, la bataille d'Isandlwana n'en est pas moins devenue un marqueur fort de l'identité zouloue. Les cairns blanchis qui marquent les tombes des soldats britanniques tués au pied de la montagne, et forment une piste macabre jusqu'au « gué des fuyards », sont à présent côtoyés par un monument dédié aux guerriers zoulous qui moururent par centaines le 22 janvier 1879. Isandlwana, déchaînement de brutalité digne de ce que le genre humain sait faire de pire, symbolise toute la violence de l'histoire sud-africaine. Par contraste, elle rappelle aussi que l'Afrique du Sud a finalement choisi de s'en démarquer, optant pour la réconciliation, grâce notamment au charisme de Nelson Mandela, plutôt que pour la vengeance. Un choix historique, même s'il n'a pas effacé les inégalités d'un pays que la pandémie de sida place au seuil d'une grave crise démographique. 

Sources et bibliographie

- Donald R. Morris, The Washing of the Spears : the Rise and Fall of the Zulu Nation, Cambridge, Da Capo Press, 1965. Réédité en 1998, c'est un des ouvrages de référence sur l'histoire du royaume zoulou, son système militaire, et la guerre anglo-zouloue de 1879.

- John Keegan, Histoire de la guerre, du Néolithique à la guerre du Golfe, Paris, Dagorno, 1996. Le célèbre historien militaire consacre un large passage aux réformes de Shaka.

- Jean Guilaine, Jean Zammit, Le sentier de la guerre, Paris, Le Seuil, 2001. Cet excellent ouvrage sur la violence dans les sociétés préhistoriques décrit bien la pratique de la guerre dans les cultures tribales.

 

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