Les tactiques de la guerre de Sécession

Histoire Universelle | Guerre de Sécession (Etats-Unis, 1861-1865)

Par le

 

Une arme sur le déclin

Une charge de cavalerie traditionnelle est normalement menée au pas, les chevaux ne passant progressivement au trot, puis au galop, que dans les derniers hectomètres avant le contact avec l’ennemi. Il est en effet important de ménager les montures, dans la mesure où un régiment peut être amené à charger jusqu’à dix ou douze fois dans la même journée. Les deux plus grands ennemis de la cavalerie sont l’artillerie, dont les boulets et la mitraille peuvent lui causer des pertes sensibles, et la formation d’infanterie en carré, qui s’avère pratiquement impossible à briser si sa cohésion n’a pas été au préalable amenuisée par une préparation d’artillerie.

Des charges menées de cette manière purent réussir tant que l’infanterie adverse était armée de mousquets lisses à silex. La « zone mortelle » dans laquelle la mousqueterie était réellement une menace ne dépassait pas quelques dizaines de mètres ; face à des cavaliers au galop, les fantassins ne pouvaient généralement tirer qu’un seul coup de feu avant le contact. Il n’en fut plus de même dès lors que l’infanterie fut équipée de fusils rayés tirant des balles Minié et soutenue à distance par une artillerie moderne.

La guerre de Crimée avait déjà fourni, durant les années précédentes, un sérieux avertissement – par le biais d’un des plus célèbres épisodes de ce conflit, la fameuse « charge de la brigade légère ». Cette unité de cavalerie britannique avait été décimée par les feux croisés de l’artillerie et de l’infanterie russes en chargeant, au cours de la bataille de Balaklava (25 octobre 1854), une batterie couverte sur ses flancs par d’autres canons. Pilonnée et tiraillée de trois côtés, la brigade avait perdu 40% de ses effectifs en moins d’une demi-heure.

Il était désormais quasi suicidaire de lancer une charge de cavalerie contre une ligne d’infanterie bien soutenue et, comme cela allait être de plus en plus souvent le cas au cours de la guerre de Sécession, bien retranchée. La formation en carré, auparavant la meilleure défense des fantassins contre les cavaliers, n’était même plus nécessaire. Le feu de l’infanterie pouvait décimer une charge de cavalerie avant même qu’elle n’arrive au contact. Déjà peu habitués à l’employer, les commandants de cavalerie évitèrent aussi souvent que possible de recourir à cette dangereuse tactique.


Les rares fois où ils passèrent outre, l’issue leur fut souvent fatale. Lors des combats du 3 juillet 1863 à Gettysburg, le général nordiste Elon Farnsworth reçut l’ordre de son supérieur, Hugh Kilpatrick, d’exécuter une charge avec sa brigade de cavalerie. Il refusa, et ne s’exécuta que lorsque Kilpatrick le taxa de lâcheté. Farnsworth mourut criblé de balles avec nombre de ses cavaliers, abattus comme à l’exercice par les tireurs sudistes au cours d’une action qu’un des officiers confédérés présents qualifia de « parodie de guerre ». La réussite de la charge de J.E.B. Stuart à Bull Run (21 juillet 1861), beaucoup plus psychologique que réelle, ne doit qu’à ses circonstances propres – en s’abattant par hasard sur des troupes en pleine retraite – de ne pas avoir tourné au désastre.

En dehors telles occasions, les charges de cavalerie n’avaient de chances de réussir que contre… d’autres unités de cavalerie. Encore fallait-il pour cela que la cible fût elle-même montée, car le feu des carabines à chargement par la culasse pouvait faucher l’assaillant aussi rapidement que les tirs de l’infanterie. De tels combats de cavalerie montée restèrent cependant assez rares, et furent souvent le fruit de rencontres fortuites. La bataille de Brandy Station (9 juin 1863), le plus gros engagement de cavalerie de la guerre avec près de 20.000 combattants, en offrit plusieurs occasions.

Des cavaliers... à pied

Paradoxalement, les cavaliers de la guerre de Sécession allaient le plus souvent combattre… à pied. Les chevaux servirent bien plus souvent de moyens de transport que de montures de guerre à proprement parler. Les antécédents de la cavalerie américaine n’y étaient pas pour rien. Celle-ci était habituée à employer des tactiques visant à se déplacer à cheval pour en suite combattre à pied. Les deux régiments de dragons existant avant la guerre étaient équipés et entraînés pour combattre montés ou non, utilisation traditionnelle de ce corps de troupe. Le régiment d’infanterie montée, comme son nom l’indique, n’utilisait le cheval que pour se déplacer. Quant aux deux régiments de cavalerie, armés seulement de sabres et de révolvers, ils n’avaient été formés qu’en 1855 et correspondaient davantage à une recherche d’économies qu’à un véritable choix tactique.

Les officiers de cavalerie étaient de toute manière habitués à combattre de la sorte. Hormis en de rares occasions, comme la guerre contre le Mexique (1846-48), les cavaliers américains avaient passé l’essentiel des décennies précédentes à affronter les Amérindiens. Face aux formations clairsemées employées par ces derniers, l’effet de masse qui constituait l’atout habituel de la cavalerie montée n’était d’aucune utilité. En revanche, les vastes espaces sans routes et souvent montagneux du Far West nécessitaient une mobilité que seule la cavalerie possédait. Se déplacer à cheval pour ensuite combattre à pied y était donc tout naturel.

Plusieurs déploiements sont alors possibles. Le plus courant est la ligne de tirailleurs : les cavaliers démontés forment une ligne de soldats espacés, de la même manière que l’infanterie. Le principal problème, dans ce cas de figure, est de savoir quoi faire des chevaux. Les cavaliers peuvent continuer à les tenir par la bride : si elle a l’avantage de permettre à tous les soldats de combattre, et de se remettre en selle rapidement si nécessaire, elle s’avère toutefois peu pratique car il n’est pas évident de viser et tirer correctement à la carabine tout en tenant les rênes d’un cheval plus ou moins stressé par les bruits du combat.

L’autre solution consiste donc à confier les chevaux à la garde d’un détachement restant en arrière. L’inconvénient de cette pratique est qu’elle immobilise facilement jusqu’à un soldat sur quatre, réduisant d’autant la puissance de combat effective de l’unité considérée. Si nécessaire, on pouvait même former une ligne en rangs serrés, similaire à celle de l’infanterie. La différence majeure était que la taille plus réduite de leurs carabines, et leur rechargement se faisant de plus en plus fréquemment par la culasse, permirent aux cavaliers de profiter davantage du couvert fourni par le terrain. Il leur était en effet plus aisé de recharger leurs armes en étant couchés ou avec un genou en terre, ce qui n’était pas évident avec les longs fusils de l’infanterie.

Toutefois, l’armement même des cavaliers les rendaient difficilement en mesure de tenir tête à l’infanterie dans ce type de combat. Sur le plan balistique, les carabines de cavalerie étaient généralement inférieures en portée comme en précision aux fusils d’infanterie. Dans certaines circonstances, néanmoins, la cavalerie sut employer sa meilleure utilisation du terrain, sa flexibilité et la cadence de tir supérieure de ses armes pour tenir la dragée haute à l’infanterie adverse. Durant les premières heures de la bataille de Gettysburg, le 1er juillet 1863, la division de cavalerie nordiste du général Buford gagna ainsi un temps précieux qui permit au reste de l’armée fédérale d’arriver à temps sur le champ de bataille.

Un nouvel emploi stratégique

L’emploi de la cavalerie évolua non seulement sur le plan tactique, mais également à l’échelon opérationnel et stratégique. Désormais privée de la puissance de choc qui constituait jusque-là son principal intérêt sur le champ de bataille, la cavalerie allait se concentrer sur des missions qui étaient déjà siennes auparavant, et d’autres plus inédites. Dans ce cadre, c’était la mobilité qui allait constituer son principal atout. Si la Confédération allait assez rapidement entrevoir les possibilités que lui offraient ce nouvel emploi, l’Union allait davantage tarder à la suivre dans cette voie.

Quand éclate la guerre de Sécession, l’armée fédérale n’envisage pas de confier un rôle important à la cavalerie. Les régiments de volontaires sont presque tous d’infanterie, et peu d’unités montées sont constituées. Les compagnies prélevées sur les régiments de l’armée régulière sont jugés suffisantes pour les missions qu’elles devront mener à bien : reconnaissance, escorte et liaison. Cette certitude est à ce point ancrée au sein du commandement nordiste qu’il fut même envisagé pendant un temps de réarmer tous les régiments existants sur le modèle de la cavalerie légère, avec un armement limité aux sabres et aux révolvers. C’est dans cette optique que les régiments réguliers de dragons, d’infanterie montée et de cavalerie seront tous renommés et renumérotés en août 1861. Toutefois, les carabines s’avérèrent rapidement trop utiles pour qu’on en fît l’économie, et furent progressivement distribuées à toutes les unités.

En conséquence de cette approche, durant les premiers mois de la guerre, les régiments de la cavalerie nordiste ne furent pratiquement jamais employés en tant que tels. Le plus souvent, leurs compagnies furent dispersées à travers les différents échelons de l’armée ; elles étaient parfois groupées en bataillons ad hoc. Brigades, divisions et corps d’armée se voyaient affecter ces détachements en fonction de leurs besoins pour effectuer des reconnaissances, fournir une escorte aux états-majors ou assurer la protection des convois de ravitaillement.

Les Sudistes, pour leur part, eurent très vite une autre vision de l’emploi de la cavalerie. Ils comprirent rapidement que regroupées et dirigées indépendamment, les unités de cavalerie pouvaient avoir un impact nettement plus important sur le développement des opérations. L’un des précurseurs de cette doctrine fut Turner Ashby, dont le régiment de cavalerie joua un rôle décisif dans les succès remportés par Stonewall Jackson au cours de sa fameuse « campagne de la Vallée », début 1862. Ashby renseigna précisément Jackson sur les forces ennemies et leurs mouvements, tout en lui fournissant un écran de cavalerie qui empêchait les Nordistes de connaître ses effectifs et ses intentions réels.

Surnommé « le chevalier noir de la Confédération » en raison de l’image romantique qu’il affectait de se donner et de son habitude de monter des chevaux entièrement noirs, Ashby fut tué le 6 juin 1862 dans une action d’arrière-garde à Good’s Farm. Toutefois, il allait faire des émules. Quelques jours plus tard, le général Lee confia à J.E.B. Stuart l’essentiel de la cavalerie de son armée et l’envoya mener une vaste opération de reconnaissance. Non seulement Stuart s’en acquitta, mais il contourna entièrement l’armée nordiste qui menaçait Richmond, pillant pratiquement sans opposition pendant tout un mois ses arrières et ses dépôts de ravitaillement, au cours d’une chevauchée aussi audacieuse que spectaculaire.

Dès lors, la cavalerie, groupée au sein de divisions voire de corps autonomes, allait s’avérer particulièrement efficace pour menacer le ravitaillement des forces ennemies. Les raids sur les arrières adverses allaient se multiplier, et plusieurs généraux confédérés allaient exceller dans ce domaine. Ce fut particulièrement vrai dans l’Ouest, où l’étirement des lignes de communication nordistes les rendait particulièrement vulnérables à ce type d’action. Des officiers comme Forrest, Wheeler ou Morgan menèrent de nombreux raids de cavalerie, causant aux Fédéraux des difficultés logistiques considérables.

Les Nordistes tardèrent à trouver les contre-mesures adéquates. Le général Rosecrans ne forma la première division de cavalerie autonome qu’à l’automne 1862, et le corps de cavalerie de l’armée du Potomac se constitua seulement en avril 1863. Il fallut du temps pour que les Nordistes n’apprennent à maîtriser les tactiques de leurs ennemis. Une fois au niveau de sa contrepartie sudiste, la cavalerie fédérale prit le dessus en 1864 grâce à une nouvelle génération de généraux plus agressifs, tels Custer ou Sheridan, et un meilleur équipement – carabines à répétition en tête. Désormais à même de prendre l’initiative, les cavaliers nordistes firent à leur tour subir à leurs adversaires des raids dévastateurs, contribuant eux aussi à l’effondrement de l’effort de guerre sudiste.

Plus encore que la cavalerie, l’artillerie fut durant la guerre de Sécession une arme secondaire. Pour les raisons déjà évoquées – terrain boisé et réseau routier médiocre – l’artillerie de campagne ne joua que très rarement le rôle décisif qui avait été si souvent le sien durant les guerres napoléoniennes. Quant à l’artillerie de siège, elle perdit beaucoup de son efficacité dès lors que les vieux forts en maçonnerie se virent substituer des fortifications en terre. L’emploi de l’arme ne fut pas non plus égal par les deux belligérants, l’Union étant assez nettement favorisée dans ce domaine, par rapport à la Confédération.

Une arme technique 

Sur le terrain, l’organisation de base de l’artillerie est la batterie – l’équivalent de la compagnie dans les autres armes. Commandée par un capitaine, la batterie est divisée en deux ou trois sections elles-mêmes dirigées par un lieutenant, et comprenant chacune deux canons. Chaque pièce, un sous-officier à sa tête, nécessite au moins dix ou douze hommes pour être utilisée à pleine efficacité. L’emploi d’un canon est en effet une opération assez complexe requérant un travail d’équipe et, si l’on peut dire, une véritable chorégraphie. 

Il faut d’abord nettoyer le canon après le précédent tir, afin d’éviter que des résidus incandescents ne mettent prématurément le feu à la charge suivante. À cette fin, on utilise des refouloirs, instruments qu’on décrira assez sommairement en les comparant à de gros cotons-tiges. L’un présente une extrémité métallique (particulièrement utile pour nettoyer les rayures) qui « récure » le canon, l’autre une éponge servant à le vider des résidus ainsi récupérés. Cette opération peut être effectuée par un ou, le plus souvent pour les canons rayés, deux hommes. Une fois la pièce ainsi décrassée, on peut procéder au chargement. 

La charge de propulsion est contenue dans une gargousse de flanelle. Elle peut être introduite séparément du projectile ou en même temps que celui-ci si les deux sont combinés par le biais d’un sabot de bois – c’est souvent le cas des boulets pleins. Hormis dans le cas du rarissime canon Whitworth à chargement par la culasse, cette opération s’effectue par la bouche. Le projectile et la charge sont alors poussés avec l’autre extrémité du refouloir. 

Il faut alors viser. Pour ce faire, le pointeur – sans doute l’homme le plus important parmi les servants, car il vise et commande le feu – utilise une hausse métallique amovible et plutôt sommaire. Le pointeur évalue la distance et la direction, et doit aussi prendre en compte le sens et la vitesse du vent. Le tout est fait de manière assez pifométrique, et à ce jeu, l’expérience du pointeur est souvent primordiale. Ce dernier applique lui-même les corrections nécessaires en élévation, au moyen d’une vis située sous le canon, et communique celles à appliquer en direction à un autre servant qui agit sur la flèche de l’affût. 

Une fois ceci fait, le pointeur se retire et un autre servant perce la gargousse à l’aide d’un instrument introduit dans la lumière – l’orifice situé sur le dessus du canon. Une étoupille à friction – autrement dit, un gros pétard – est ensuite insérée dans le conduit. Cette amorce est reliée à un cordon qui permettra de l’actionner. Au commandement « prêt ! », les servants s’écartent des roues, car le canon peut reculer parfois de plusieurs mètres pendant le tir. On peut alors faire feu en tirant sur le cordon, l’explosion de l’étoupille se communiquant à la charge par le trou percé dans la gargousse. On ramène ensuite le canon à sa position de batterie, où le cycle peut alors recommencer.

La mobilité, un facteur essentiel 

Compte tenu de son poids (jusqu’à 800 kilos, affût non compris, pour un Parrott de 20 livres), il n’est pas possible de mouvoir un canon à bras sur plus de quelques dizaines de mètres sans en épuiser complètement les servants. Pour le transport sur de longues distances, le canon est couplé à un avant-train renfermant des munitions, ce qui le transforme en un véhicule à quatre roues tiré par un attelage de quatre à six chevaux. Un autre attelage transporte le caisson à munitions, d’une capacité bien supérieure à celle de l’avant-train du canon. En tout, une batterie d’artillerie comprend pratiquement autant de chevaux que d’hommes. 

On distingue alors, traditionnellement, artillerie à pied et artillerie à cheval. Dans la première, les servants suivent leurs pièces en marchant et, si nécessaire, en courant. Dans la seconde, tous les servants montent à cheval. Il s’ensuit que l’artillerie à cheval est plus mobile que l’artillerie à pied, mais coûte également plus cher à l’entretien en raison du nombre notablement plus élevé de chevaux qu’elle requiert. Durant la guerre de Sécession, l’artillerie de campagne sera essentiellement à pied, l’artillerie à cheval étant réservée à l’accompagnement des unités de cavalerie. 

La première manœuvre que l’artillerie doit accomplir sur le champ de bataille est la mise en batterie. Il s’agit d’une opération parfois ardue, car elle s’effectue souvent sur une position exposée – c’est généralement le prix à payer pour que le tir qui s’ensuivra soit efficace. La mise en batterie – et son contraire, la mise hors de batterie – prend plusieurs minutes, période durant laquelle l’unité est vulnérable. Les canons sont placés en avant, l’avant-train et les caissons plusieurs mètres en arrière pour limiter les effets du tir ennemi sur les munitions qu’ils contiennent. Quant aux chevaux, particulièrement précieux, ils sont disposés plus en arrière encore. 

À la veille de la guerre contre le Mexique en 1845, l’armée fédérale avait adopté un manuel d’utilisation écrit par le major Samuel Ringgold. Ce dernier avait adapté les tactiques de concentration de l’artillerie alors en usage en Europe aux particularités de l’Amérique du Nord – terrain difficile et faible nombre de canons. Sa doctrine reposait sur une artillerie à cheval très mobile, capable de se déployer très rapidement au plus près de l’armée ennemie pour l’accabler de mitraille. Ringgold fut mortellement blessé à Palo Alto durant la première bataille importante de la guerre du Mexique, mais son « artillerie volante », telle qu’elle avait été baptisée, s’avéra décisive dans la victoire finale des Américains. 

En conséquence, cette utilisation de l’artillerie avait encore cours en 1861. Elle ne résista pas à l’épreuve des faits. Les Mexicains n’avaient à lui opposer que de lourds canons et des mousquets à âme lisse. Il en était tout autrement des belligérants de la guerre de Sécession, désormais armés de fusils rayés à la portée bien supérieure. Les Nordistes en firent les frais à Bull Run en juillet 1861 : ayant avancé leurs batteries pour bombarder la ligne confédérée sur Henry House Hill, ils en virent les servants abattus par l’infanterie sudiste, quelque peu aidée par la confusion qui régnait sur le champ de bataille. La leçon fut retenue et par la suite, les deux camps évitèrent soigneusement d’exposer leur artillerie, la disposant le plus souvent assez loin des lignes de front. La contrepartie fut que son efficacité diminua d’autant, cantonnant l’artillerie à un rôle souvent secondaire.

Tir à longue portée : boulets et obus 

Privée de cet usage, l’artillerie eut comme mission principale le tir de soutien contre l’infanterie ennemie, que ce soit en défense en ouvrant le feu sur l’assaillant, ou en attaque par le bombardement des lignes adverses. À cette fin, chaque batterie transporte avec elle, dans ses avant-trains et ses caissons, plusieurs centaines de projectiles de différents types. Leur utilisation est essentiellement fonction de la distance à laquelle se trouve la cible, et leur dotation par pièce peut varier. 

Le plus répandu et le plus simple est le boulet plein, une simple sphère de plomb. En dépit de sa rusticité, il sera encore très employé durant la guerre de Sécession. Son principal avantage réside dans sa grande portée : n’explosant pas, le boulet peut ricocher sur de longues distances si le sol s’y prête, conservant en bout de course une force suffisante pour causer des blessures incapacitantes aux jambes des hommes et des chevaux. Son effet moral est considérable, car le boulet transperce et mutile des rangées entières de soldats avec une terrifiante facilité. La seule onde de choc générée par son sillage – le « vent du boulet » – suffit à tuer un homme s’il passe suffisamment près de sa tête. 

En contrepartie, les boulets sont globalement peu efficaces contre une ligne d’infanterie, celle-ci n’ayant que deux rangs de profondeur. Ils le sont davantage contre une formation profonde ou en colonne, ou bien lorsqu’ils prennent la ligne ennemie en enfilade, c’est-à-dire de flanc. Mais dans ce cas, la précision du tir s’avère primordiale, et celle des canons lisse fait souvent défaut aux longues distances. Les canons rayés ont permis de résoudre ce problème, en tirant des « lingots » (bolt en anglais, les boulets sphériques étant pour leur part appelés cannonball ou solid shot) pleins et cylindriques. 

Sont également employés en abondance des obus à mitraille (appelés case shot en anglais), ou shrapnells. Ces derniers doivent leur nom à leur inventeur, l’officier britannique Henry Shrapnel, qui les introduisit à la fin du XVIIIème siècle. Comme les boulets, ils existent en version sphérique pour les canons lisses, et cylindro-coniques pour les pièces rayées. Ils contiennent plusieurs dizaines de balles de plomb, couplées à une charge d’éclatement (centrale ou arrière) actionnée par une fusée – un détonateur à retardement. 

Lorsque le shrapnell explose, la mitraille qu’il contient est propulsée autour de l’obus ou devant lui, pouvant ainsi blesser ou tuer davantage de soldats ennemis qu’un boulet plein. Son inconvénient majeur est la faible portée de son contenu. Idéalement, le shrapnell doit exploser juste devant ou au-dessus de l’infanterie adverse pour produire des effets maximaux. Il est donc primordial que la fusée soit réglée sur la bonne distance, ce qui implique d’évaluer correctement celle-ci – alors que les artilleurs de l’époque ne disposent pas de télémètres. 

Pour compenser cela, on utilise également des obus explosifs (shell en anglais), doté de parois plus épaisses et d’une charge d’éclatement plus importante. Les éclats ainsi générés sont plus gros et portent plus loin, ce qui accroît leur efficacité létale et permet d’obtenir des effets significatifs même avec une précision moindre. Toutefois, ces fragments sont également moins nombreux, ce qui réduit leurs chances de toucher quelqu’un. Au final, ils s’avèreront moins efficaces que les obus à mitraille, et resteront minoritaires dans la dotation en munitions des batteries. Leur poids (9 kilos pour un Parrott de 20 livres) était en outre trop réduit pour leur permettre d’être efficaces contre les fortifications, nécessitant le recours à des pièces de siège aux projectiles beaucoup plus lourds (jusqu’à 300 livres, soit 136 kilos environ).

À bout portant : le tir à mitraille

Ces munitions, destinées à un usage à longue et moyenne portée, représentent la majeure partie des munitions distribuées aux batteries. À courte et à très courte distance, cependant, elles se voient substituées des projectiles plus adaptés à ce type d’utilisation. Il s’agit de la grosse mitraille (grapeshot) et des boîtes à mitraille (canister). Les uns comme les autres s’avèrent les plus meurtriers (d’où leur emploi privilégié au travers de la tactique de « l’artillerie volante »), mais leur utilisation signifie aussi que les artilleurs sont à portée de fusil de l’adversaire. 

En 1861, la grosse mitraille est essentiellement désuète ; elle sera donc peu employée, la boîte à mitraille étant considérée comme plus moderne et plus efficace. Elle consiste en une dizaine de balles disposées autour d’une tige métallique centrale. Le tout est parfois emballé dans un sac de flanelle maintenu par des cordes. Si le mot « mitraille » évoque immanquablement au lecteur de petits projectiles, il n’en est rien ici : en taille, la grosse mitraille se rapproche davantage de la boule de pétanque que du petit plomb. Si elle porte plus loin que le contenu des boîtes à mitraille, causant au passage de cruelles blessures, son efficacité est limitée – de la même manière que pour les obus explosifs – par le nombre restreint de balles tirées à chaque coup. 

Comme son nom l’indique, la boîte à mitraille est un récipient cylindrique de métal léger, rempli d’une trentaine de balles de gros calibre tassées dans de la sciure de bois. Lors du tir, la boîte se fragmente, ajoutant ses éclats aux balles qu’elle contient et créant devant le canon un cône mortel de mitraille. L’effet d’une batterie entière tirant à mitraille sur une ligne d’infanterie pouvait être particulièrement meurtrier. La seule faiblesse de la boîte à mitraille résidait dans sa faible portée : en raison de leur taille relativement réduite et de leur dispersion, ses éclats n’étaient guère mortels au-delà de 200 mètres, et devenaient pratiquement inoffensifs à plus de 300 ou 400 mètres. Avec les fusils rayés de l’infanterie, ce défaut la réduisait à un usage strictement défensif. 

La boîte à mitraille constituait également le dernier recours de l’artillerie en cas d’attaque directe contre une batterie. Si la situation le requérait, les officiers pouvaient ordonner un tir à coup redoublé (double canister). Cette tactique de la dernière chance n’était employée que si la batterie était directement menacée par un assaillant sur le point de la submerger. Il s’agissait tout simplement de charger le canon avec deux boîtes à mitraille au lieu d’une seule. Balles et fragments étaient alors deux fois plus nombreux, mais la charge de poudre demeurant la même, ils avaient évidemment beaucoup moins de force à l’impact, ce qui limitait leur efficacité à quelques dizaines de mètres seulement.

Différents canons, différents usages 

Tous les types de canons n’utilisèrent pas les mêmes munitions avec la même efficacité. Les canons rayés en fer, précis et portant loin, firent un excellent usage des projectiles pleins. Les obus explosifs et les shrapnells bénéficiaient également de leur précision, mais leur poids généralement restreint – l’obus tiré par le Parrott de 10 livres et le canon de 3 pouces ne pesait guère plus de 4 kilos – en réduisait les effets meurtriers. Les pièces de bronze à canon lisse, en revanche, n’étaient pas aussi précises, et se révélèrent inférieures aux canons rayés à longue portée. Mais le principal d’entre eux, le canon de 12 livres Napoléon, compensait par des projectiles plus lourds. Ses boîtes à mitraille contenaient également plus de balles, ce qui en augmentait l’efficacité aux courtes distances.

Si les canons de bronze et les pièces rayées se complétèrent ainsi plutôt bien, les unes comme les autres étaient encore d’une efficacité assez médiocre, pris individuellement. Leur tir ne devenait réellement meurtrier qu’à très courte distance – mais ils étaient alors vulnérables aux feux de la mousqueterie – ou en grandes concentrations. Essentielles dans le succès de l’artillerie durant les guerres napoléoniennes, celles-ci ne se virent que rarement durant la guerre de Sécession, pour les raisons déjà évoquées : terrain boisé couplé à un réseau routier médiocre, et difficulté à trouver des positions non exposées. 

Globalement peu efficaces et dispersées, les batteries ne purent compenser par un tir plus rapide. Même si en théorie un équipage aguerri pouvait tirer jusqu’à quatre coups par minute, dans la pratique ce type de séquence n’était que très exceptionnellement souhaitable. En effet, les canons de l’époque reculent librement lors du tir. Ceci nécessite de ramener la pièce en batterie, puis de refaire entièrement le pointage, une opération de la minutie et de la précision de laquelle dépend l’efficacité du tir. Sauf en cas de danger immédiat, il est donc préférable de prendre son temps. Qui plus est, un tir rapide impliquerait une consommation élevée, pour ne pas dire un gaspillage, de munitions – chose à laquelle la logistique de l’époque n’était pas encore prête à faire face.

Outre le tir de soutien, l’artillerie eut également pour mission de réduire au silence les canons ennemis. Ce type d’attaque, appelé tir de contre-batterie, requérait une grande précision, car une batterie offre une cible encore plus restreinte qu’un régiment d’infanterie en ligne de bataille. Les canons rayés furent par conséquent les meilleurs dans ce type de combat. Les projectiles pleins suffirent souvent à causer des dégâts importants : en ricochant, ils pouvaient endommager les attelages et les caissons même en ayant manqué les canons, et la mort ou la blessure de quelques chevaux suffisait à réduire considérablement la mobilité d’une batterie. 

L’artillerie fut rarement décisive durant le conflit. Un des rares exemples d’utilisation concentrée est fourni par la bataille de Malvern Hill, le dernier engagement de la campagne dite des « Sept Jours », le 1er juillet 1862. Le colonel Henry Hunt, de l’artillerie nordiste, concentra une soixantaine de canons qu’il employa comme une seule énorme batterie de réserve. Tirant avec une terrible efficacité, elle permit de repousser les assauts sudistes pratiquement à elle toute seule. L’artillerie confédérée, quant à elle, brisa l’attaque du XIIème corps d’armée de l’Union à Antietam (17 septembre 1862), que son commandant avait, il est vrai, imprudemment déployé en colonnes par compagnie. Les boulets sudistes purent ainsi faire des ravages dans les formations profondes de l’infanterie fédérale.

Des belligérants inégaux

 

L’emploi et l’organisation tactique de l’artillerie varia beaucoup au cours de la guerre, non seulement dans le temps, mais également d’un camp à l’autre. Durant les premiers mois de la guerre, il était commun de disperser les batteries et d’en attacher une à chaque brigade, afin que ces dernières puissent bénéficier de leur propre soutien d’artillerie rapproché. Parallèlement, d’autres batteries étaient rattachées directement au commandant de l’armée, afin de constituer une réserve que celui-ci pourrait utiliser à sa discrétion au moment opportun. 

Cette disposition s’avéra rapidement peu pratique. Dans les deux camps, on déposséda les brigades de leur batterie organique pour regrouper toutes les batteries d’une même division au sein d’un bataillon placé directement sous les ordres du commandant divisionnaire. L’unité ainsi constituée, forte généralement de deux à quatre batteries, permettait ainsi une plus grande concentration des feux – lorsque toutefois c’était possible. Cette organisation demeura la base du fonctionnement de l’artillerie sudiste durant toute la guerre. En sus, chaque corps d’armée confédéré se vit doter d’un ou deux bataillons d’artillerie de réserve. Cette disposition, en revanche, fut plus rarement appliquée à l’échelon de l’armée – l’ensemble débouchant ainsi sur une structure décentralisée qui allait souvent s’avérer problématique.

Les Fédéraux, eux, ne s’arrêtèrent pas là. Ils remplacèrent bientôt les bataillons d’artillerie divisionnaire par des brigades. Chacune d’entre elle regroupait généralement cinq ou six batteries, et se voyait directement rattachée au commandant de corps d’armée plutôt que de la division. D’autres brigades formaient quant à elles une réserve d’artillerie d’armée. Cette organisation plus centralisée permit de concentrer l’artillerie plus aisément. Le dernier jour de la bataille de Gettysburg, le 3 juillet 1863, fournit un exemple frappant de la supériorité de l’Union dans l’organisation et l’emploi de l’artillerie. Si les Confédérés purent aligner près de 150 canons pour préparer leur attaque contre le centre de l’armée nordiste, ceux-ci furent généralement trop mal disposés pour que leur bombardement soit efficace. Les Fédéraux, au contraire, avaient prévu où leur ennemi frapperait et purent y concentrer leur réserve d’artillerie d’armée, qui prit une part importante à la victoire finale. 

L’infériorité de l’artillerie sudiste sur sa contrepartie nordiste n’eut pas que des causes tactiques et structurelles. Elle fut aussi numérique et technique. Le Sud n’avait pas le potentiel industriel du Nord, qui put produire assez de canons durant la guerre pour que ses besoins soient satisfaits – plusieurs milliers de pièces d’artillerie au total. La Confédération dut se contenter des pièces se trouvant dans ses arsenaux au début de la guerre, et de ceux qu’elle put capturer ensuite – dans les dépôts fédéraux ou directement sur le champ de bataille. L’importation ne pouvait subvenir aux besoins des Confédérés en canons, le blocus nordiste en limitant sérieusement le volume. 

Pour ces raisons, les canons furent toujours des denrées rares et précieuses dans les armées confédérées. De façon significative, il fallut limiter la dotation de chaque batterie à quatre pièces au lieu de six. Cela pouvait aboutir à des différences numériques importantes sur le champ de bataille : alors qu’un bataillon d’artillerie sudiste se contentait de 12 ou 16 canons, une brigade d’artillerie fédérale pouvait en aligner jusqu’à 30 ou 36. Pour ne rien arranger, les canons d’une même batterie étaient souvent de types différents, ce qui compliquait grandement son ravitaillement en munitions. Les armées nordistes n’éprouvèrent que rarement ce problème. 

En outre, les rares usines sudistes capables de fondre des canons manquaient d’expérience dans ce domaine, en particulier pour ceux en fer. De surcroît, la Confédération manquait des matières premières, et notamment des minerais, nécessaires à l’alimentation d’une industrie sidérurgique. Le résultat fut que les canons produits dans le Sud se montrèrent souvent de qualité et de fiabilité inférieures à ceux fondus par l’industrie nordiste. Pour ne rien arranger, les munitions péchèrent encore plus fréquemment, les fusées nécessaires à l’éclatement des obus montrant une fâcheuse tendance à exploser trop tôt ou trop tard – gâchant ainsi tout le travail accompli par les artilleurs confédérés. 

Sources 

- John GIBBON, The Artillerist’s Manual, New York, 1859. 

- William FRENCH, William BARRY, Henry HUNT, Instruction for Field Artillery, Philadelphie, 1861. 

Site regroupant une large base de données sur l’artillerie de la guerre de Sécession

Article général sur l’artillerie de campagne de la guerre de Sécession

Biographie de Samuel Ringgold.

- Page du Civil War Preservation Trust consacrée à la bataille de Malvern Hill

 

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