La campagne de la Vallée, printemps 1862

Histoire Universelle | Guerre de Sécession (Etats-Unis, 1861-1865)

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Lors de la bataille de Bull Run en juillet 1861, le général confédéré Thomas Jackson avait gagné à la fois son surnom de Stonewall et une réputation de bon tacticien. Néanmoins, pour le Virginien, le meilleur était encore à venir. Cette fois, c’est une image de stratège brillant et insaisissable qu’il allait gagner, à l’issue d’une campagne éclair dans la vallée de la Shenandoah, au printemps 1862. Une opération tellement emblématique qu’elle reste encore aujourd’hui connue principalement comme la « Campagne de la Vallée », bien que la guerre de Sécession ait traversé d’autres vallées et que celle de la Shenandoah ait connu d’autres campagnes.

 

 

Singulier personnage

Après sa prestation remarquée à Bull Run, Thomas Jonathan Jackson fut promu major-général à seulement 37 ans. Ce descendant d’une des premières familles européennes à s’être installée dans la vallée de la Shenandoah présentait une personnalité pour le moins pittoresque – particularité grandement amplifiée par la légende qui viendrait plus tard entourer le personnage. Orphelin de père à deux ans et de mère à sept, Jackson fut élevé par ses oncles. Il reçut une éducation profondément religieuse qui le marqua pour le restant de ses jours, et en conçut une attitude ambiguë vis-à-vis de l’esclavage – ce qui ne l’empêchera pas de lutter jusqu’à la dernière extrémité pour défendre une nation dont la servitude était un des fondements idéologiques. Dès sa jeunesse pourtant, il n’hésita pas à apprendre à lire à des esclaves, chose alors interdite en Virginie comme dans le reste des États esclavagistes.

Autodidacte mais travailleur acharné, il entra à West Point en 1842 avant de servir dans l’armée au Mexique. Il y gagnera la bagatelle de trois promotions, une régulière et deux par brevet, qui en feront sans doute le soldat le plus « décoré » (à l’époque, l’armée des États-Unis ne distribue aucune médaille) du conflit. Malgré cela, il quitta l’armée en 1851 pour devenir enseignant au sein de l’Institut militaire de Virginie à Lexington, dans sa Shenandoah natale. Durant cette période, il continua à enseigner à des Noirs, libres ou non. Ces derniers l’adulaient, au contraire de ses élèves de l’Institut, qui détestaient ses méthodes d’enseignement rigides et basées sur l’apprentissage par cœur. Lorsque la guerre éclata, Jackson se mit tout naturellement au service de la Virginie, puis de la Confédération.

Jackson allait se rendre célèbre autant pour sa personnalité singulière que pour son style de commandement. Très à cheval sur la discipline, le Virginien entendait bien que ses ordres soient exécutés à la lettre. Il ne tolérait aucun échec de la part de ses subordonnés, même s’ils avaient de bonnes excuses, et n’hésitait jamais à faire traduire en cour martiale ceux qui échouaient à accomplir leur mission. Leur tâche se voyait compliquée par Jackson lui-même, qui ne confiait ses plans à personne. Passé maître dans l’art de tromper ses ennemis, « Stonewall » l’était également dans celui de mystifier ses propres officiers – ce qui n’allait pas sans poser, parfois, quelques problèmes dans l’exécution de ses plans.

Strict, religieux – il était aussi diacre presbytérien, Jackson était absolument dépourvu de toute forme d’humour. Bien qu’étant de toute évidence de santé médiocre, il avait également des tendances hypochondriaques. Il fut toute sa vie persuadé d’avoir un bras plus court que l’autre, ce qui le poussait constamment à lever le bras censément plus long pour « équilibrer la circulation sanguine ». Ayant été artilleur, il avait laissé au Mexique une partie non négligeable de son acuité auditive. James McPherson décrit encore quelques autres de ses excentricités, réelles ou supposées : « […] Jackson n’arrêtait pas de sucer des citrons pour soulager ses mots d’estomac et refusait de poivrer ses aliments parce que (disait-il) cela lui faisait mal à la jambe gauche ». Enfin, son acharnement au travail le conduisait à veiller extrêmement tard, ce qu’il payait en retour en s’endormant de manière impromptue et irrépressible dans n’importe quelles circonstances.

Sur le plan de l’apparence, Jackson n’était pas en reste. Le général sudiste se promenait pour ainsi dire en permanence vêtu d’une capote de simple soldat, usée jusqu’à la corde et maculée de boue. Pour ne rien arranger, il montait – mal – une jument famélique baptisée Little Sorrel, juché sur des étriers trop courts et coiffé d’une casquette défraîchie de l’Institut militaire de Virginie. Toutes ces bizarreries avaient conduit ses soldats à le surnommer Old Tom Fool (« Tom le vieux fou »). Ils étaient encore bien loin de se douter qu’il ferait d’eux une des unités d’élite de la Confédération, ni qu’ils lui voueraient une admiration sans bornes en dépit de ses travers.

L’expédition de Romney

Le 22 octobre 1861, Jackson reçut le commandement du district militaire de la vallée de la Shenandoah. Longue d’environ 250 kilomètres, cette dernière constitue, en plein cœur de la Virginie, une sorte d’enclave coincée entre les montagnes de la Blue Ridge, à l’est, et la chaîne principale des Appalaches, à l’ouest. Il s’agit en fait d’un ensemble de vallées étroites séparées par des montagnes souvent abruptes. Elle doit son nom à la rivière Shenandoah, un affluent du Potomac, qui se jette dans celui-ci à Harper’s Ferry. La vallée présente la particularité d’être orientée du sud-ouest vers le nord-est, ce qui en fait une sorte d’avenue pour circuler dans le sens nord-sud et inversement – contrairement aux fleuves côtiers de Virginie, qui coulent d’ouest en est et forment de ce fait autant d’obstacles pour une armée.

De par son caractère enclavé, la vallée de Shenandoah a favorisé chez ses habitants l’émergence d’une forte identité culturelle. À tel point qu’en Virginie, la vallée de la Shenandoah est simplement appelée « la Vallée », de la même façon que la péninsule entre les rivières James et York était baptisée « la Péninsule ». La Vallée allait être amenée à jouer un rôle important au cours de la guerre de Sécession, et de ce fait, son surnom virginien allait se généraliser. Ce rôle à venir n’était pas seulement dû à ses caractéristiques physiques. Contrairement à l’est de la Virginie, où la culture du tabac était prioritaire, on y récoltait d’importantes quantités de céréales et autres produits alimentaires, ce qui en faisait le grenier à blé de la Virginie. Qui plus est, la population, contrairement à celle de l’Ouest des Appalaches, y était restée dans l’ensemble très attachée à son État et, par extension, à la Confédération. 

Jackson était né dans la Vallée, qu’il connaissait par cœur. Il était donc l’homme le plus indiqué pour commander le district militaire qui couvrait cette région. Il s’y montra très vite entreprenant. Peu de temps après les revers de Lee en Virginie occidentale, Jackson suggéra au président Davis d’accomplir un raid contre le chemin de fer du Baltimore & Ohio, similaire à celui qu’il avait mené avec succès au printemps. Cette opération serait le prélude à une campagne de plus grande envergure  qui permettrait de réussir là où Lee avait échoué, et de reconquérir l’ouest de l’État. Dans cette optique, la ville de Romney constituait une base avancée possible, et Jackson se proposa de l’occuper. Davis donna son accord et fin novembre, Jackson commença à rassembler et à préparer ses forces.

Pour mener ses projets à bien, Jackson n’avait guère que 11.000 hommes en tout. Les forces nordistes qui lui faisaient face lui étaient supérieures en nombre mais, par chance, elles étaient divisées en deux commandements distincts. L’un était basé à Frederick, dans le Maryland, sous les ordres de Nathaniel Banks, et dépendait du département militaire du Potomac. L’autre constituait une entité indépendante, le département de Virginie occidentale. Ce dernier était commandé par William Rosecrans, dont les forces très dispersées avaient su résister aux offensives de Lee lors des mois précédents. Rosecrans envisageait lui aussi de passer à l’offensive, précisément contre la principale base d’opérations de Jackson à Winchester, vers laquelle il entendait envoyer l’essentiel de ses 22.000 hommes.

Toutefois, Rosecrans fut court-circuité en décembre par George McClellan, qui usa de sa qualité de commandant en chef pour lui retirer l’essentiel de ses troupes et les attribuer au département militaire du Potomac. Rosecrans se retrouva avec moins de 2.000 soldats, avec lesquels il ne pouvait évidemment plus accomplir la moindre action offensive. Le nouveau récipiendaire des 20.000 hommes transférés, le général Frederick Lander, n’avait pas les mêmes projets ni le même esprit offensif. De ce fait, Jackson put dérouler son plan sans être pris de court. Laissant 2.000 soldats garder sa base de Winchester, il se mit en route le 1er janvier 1862, par un froid mordant et de fortes chutes de neige.

Au bord de la mutinerie

Lander ayant déjà retiré ses éléments les plus avancés, les Confédérés avancèrent pratiquement sans rencontrer de résistance, et atteignirent le Potomac à la hauteur de Hancock, dans le Maryland, le 5 janvier. Là, ils se heurtèrent à une garnison commandée par Lander en personne, qui refusa de se rendre lorsque Jackson lui en fit la demande. Les Sudistes cherchèrent alors un point de passage pour franchir le fleuve, mais Lander les avait fait garder solidement. Deux jours durant, Jackson fit bombarder la ville par son artillerie, mais cela fut insuffisant pour affaiblir les défenses fédérales. Après avoir détruit une courte section du Baltimore & Ohio, Jackson renonça à y causer plus de dégâts et le 7 janvier, il fit route vers Romney.

La ville abritait une petite force de 5.000 Nordistes aux ordres de Benjamin Kelley. Elle accrocha le jour même l’avant-garde de Jackson et lui infligea une petite, mais cuisante défaite à Hanging Rock Pass. Bien que cet accrochage lui ait permis de ralentir l’avancée des Sudistes, Kelley jugea sa position trop exposée et, le 10 janvier, il évacua la ville – qui fut aussitôt occupée sans plus de combats par ses ennemis. Ayant atteint son objectif, Jackson ne s’éternisa pas. Laissant sur place la division du général William Loring, un vétéran manchot de la guerre contre le Mexique, il ramena à Winchester sa fidèle Stonewall Brigade, celle qu’il avait commandée à Bull Run.

Quelques jours après le départ de Jackson, le 24 janvier, la situation à Romney commença à se dégrader. Cantonnés dans une position avancée, mal ravitaillés et souffrant des rudesses de l’hiver, les hommes de Loring, qui pour la plupart n’étaient pas virginiens, se plaignirent de plus en plus ouvertement de leur sort. Ces protestations finirent par remonter jusqu’à Loring qui, inquiet à la fois de l’état de son détachement et du risque de contre-offensive nordiste, finit par demander à Jackson l’autorisation de ramener sa division à Winchester. Lorsque celui-ci refusa, Loring s’adressa directement au secrétaire à la Guerre, Judah Benjamin.

Lorsque ce dernier accéda à sa demande et fit évacuer Romney, Jackson, fidèle à sa conception de la discipline et de la hiérarchie militaire, fit traduire Loring en cour martiale. Accessoirement, furieux que le secrétariat à la Guerre vienne s’immiscer dans les affaires de son district militaire, Jackson donna sa démission et demanda à réintégrer l’Institut militaire de Virginie. L’une et l’autre de ces demandes furent rejetées, et le héros de la bataille de Bull Run se laissa persuader de changer d’avis. Néanmoins, la relation entre lui et Loring était devenue trop difficile pour laisser les deux hommes servir dans la même armée. La division Loring fut, pour l’essentiel, transférée dans l’Ouest, où elle allait combattre à Shiloh.

Toutefois, ce dénouement priva Jackson de la majeure partie de ses forces, réduisant les effectifs sous ses ordres à seulement 4.000 hommes. Les Fédéraux réoccupèrent ainsi Romney sans opposition, annulant tout le bénéfice de l’opération entreprise précédemment par les Sudistes. Incapable de mener la moindre opération d’envergure, Jackson demeura à Winchester. Il se contenta de lancer le 7ème régiment de cavalerie de Virginie, sous les ordres de Turner Ashby, dans une série de raids sur le Baltimore & Ohio. Ces actions se montrèrent suffisamment gênantes pour que début mars, McClellan n’ordonne à Banks de transférer ses forces sur la rive sud du Potomac, afin de protéger la voie ferrée. Largement dépassé en nombre, Jackson dut se résoudre à évacuer Winchester le 9 mars.

Tandis que les Nordistes du général Banks occupaient Winchester le 12  mars, Jackson et ses hommes se retiraient lentement en amont de la vallée, vers le sud-ouest, jusqu’à un petit village ironiquement nommé Mount Jackson. Ce retrait faisait écho à celui de l’armée de Virginie septentrionale du général J.E. Johnston, qui avait quitté Manassas pour reculer jusqu’à Culpeper. Mais en bouleversant complètement la donne stratégique, le débarquement de l’armée nordiste du Potomac à la forteresse Monroe et le début de la campagne de la Péninsule, quelques jours plus tard, allaient donner à Jackson l’occasion de reprendre l’initiative.

Premier combat à Kernstown

Le lendemain de l’occupation de Winchester par les Fédéraux, les forces de Banks furent formellement organisées pour former le Vème Corps d’armée, rattaché à l’armée du Potomac. La petite armée de Jackson ne semblant plus constituer une menace, Banks reçut l’ordre de ramener près de Washington deux de ses trois divisions, où elles devraient dans un premier couvrir la capitale fédérale, puis être envoyées en renfort à McClellan. Seule devait demeurer dans la Vallée la division de James Shields, forte d’environ 9.000 hommes. Le 22 mars 1862, l’essentiel de ce redéploiement avait été effectué, et la division Shields campait immédiatement au sud de Winchester, au voisinage d’un petit village baptisé Kernstown.

Jackson avait été informé de ce mouvement, mais il surestimait son importance et crut que les Nordistes n’avaient laissé à Winchester qu’une force équivalente en nombre à la sienne. Ce même 22 mars, il se mit en route vers le nord-est avec moins de 4.000 soldats. Son avant-garde était formée par le 7ème de cavalerie de Virginie, toujours commandé par Turner Ashby, et qui constituait désormais une force combinée – il s’était vu adjoindre une batterie d’artillerie à cheval. Dès la fin de la journée, Ashby établit le contact avec les éléments nordistes avancés. Au cours de l’accrochage qui s’ensuivit, le général Shields fut blessé par un éclat d’obus qui lui cassa un bras. Il passa le commandement à l’un de ses subordonnés, le colonel Kimball, tout en faisant regrouper sa division autour de Kernstown en prévision du lendemain.

Mount Jackson était à plus de 65 kilomètres de Winchester, mais les hommes de Jackson couvrirent cette distance en seulement 36 heures. Cette marche forcée n’était que le premier d’une longue série d’exploits du même ordre. Le cœur de l’armée de Jackson était constitué par sa Stonewall Brigade, à présent commandée par le général Richard Garnett – dont le cousin Robert avait été le premier général à périr au combat durant la guerre, à Corrick’s Ford. Outre la cavalerie d’Ashby, l’armée sudiste comptait deux autres brigades, aux ordres des colonels Jesse Burks et Samuel Fulkerson. Ces forces étaient intégralement virginiennes et, pour la plupart d’entre elles, avaient été recrutées dans la Vallée même.

Pour y faire face, le colonel Kimball disposait de trois brigades : la sienne et celles des colonels Jeremiah Sullivan et Erastus Tyler. S’y ajoutaient cinq batteries d’artillerie et des éléments disparates de cavalerie – l’équivalent d’un régiment, mais provenant de pas moins de sept unités différentes. Lorsque les Confédérés arrivèrent en vue de Kernstown en fin de matinée, le 23 mars, seule la brigade Kimball était occupait une position défensive. Elle était toutefois bien placée, couvrant les batteries d’artillerie installées sur Pritchard’s Hill, une colline dominant Kernstown. La brigade de Sullivan était plus en arrière, sur la route principale (la « route à péage de la Vallée »), et celle de Tyler plus loin encore.

Mauvais départ

La foi religieuse quasi fanatique de Jackson lui inspira quelque répugnance à engager le combat un dimanche, mais sa conscience professionnelle prit le dessus. À 11 heures, il lança Ashby en avant le long de la route à péage, mais c’était essentiellement une feinte. Jackson prévoyait de s’attaquer à la position de Kimball sur Pritchard’s Hill avec deux de ses brigades, celle de Fulkerson précédant la brigade Stonewall. Ashby remplit sa mission avec zèle, affrontant les éléments avancés de Sullivan et drainant l’attention de cette brigade durant la plus grande partie du combat. Lorsqu’il dut reculer sous le nombre, il utilisa simplement la mobilité de ses forces pour mener une attaque de flanc.

Toutefois, le plan de Jackson ne fonctionna pas comme il l’aurait voulu. Rapidement accablée par les tirs de l’artillerie nordiste, la brigade Fulkerson vit son attaque contre Pritchard’s Hill repoussée avec de lourdes pertes. Plutôt que d’y épuiser ses forces, Jackson modifia son objectif et décida de manœuvrer. Il envoya ses troupes occuper une ligne de crête située plus à l’ouest, Sandy Ridge. Celle-ci était assez fortement boisée, mais elle dominait Pritchard’s Hill et commandait les arrières nordistes. Kimball détecta rapidement la manœuvre, et il ordonna à la brigade Tyler, rameutée en urgence de Winchester, de contrer le mouvement des Sudistes en les prenant de vitesse.

La bataille de Kernstown, 23 mars 1862 (carte de Hal Jespersen, www.cwmaps.com).

Les Confédérés, toutefois, arrivèrent les premiers sur Sandy Ridge. Fulkerson, sur la gauche, s’installa derrière un muret de pierre, tandis que Garnett couvrait la droite du dispositif. Avant 16 heures, Tyler déploya ses hommes en colonne par compagnie et passa à l’attaque. Toutefois, les Fédéraux devaient pour cela traverser un vaste plateau à découvert, si bien qu’en dépit de leur infériorité numérique, les Confédérés mieux retranchés purent parer leurs attaques. De surcroît, la formation choisie par les Nordistes, en diminuant la longueur de front des assaillants, réduisait aussi leur puissance de feu – donnant aux Sudistes un avantage supplémentaire.

La bataille se poursuivit ainsi pendant deux heures. La brigade Kimball tenta bien de soutenir l’action de Tyler, mais l’aile droite confédérée était tout aussi solide que la gauche et la brigade Stonewall avait l’avantage de la hauteur. Néanmoins, Jackson était désormais sur la défensive. L’occupation de Sandy Ridge lui avait donné une meilleure vue sur le champ de bataille, d’où il put constater que les forces nordistes étaient en réalité très supérieures aux siennes. Conscient qu’il ne pourrait pas tenir éternellement face aux attaques répétées de l’ennemi, le général confédéré fit appel à la brigade Burks, jusque-là gardée en réserve.

Il n’eut toutefois guère le temps de l’employer. Aux environs de 18 heures, la brigade Stonewall tomba à cours de munitions. Elle commença à reculer, laissant le flanc droit de Fulkerson sans protection. Kimball saisit aussitôt l’occasion qui lui était offerte, et lança sa propre brigade en avant pour s’engouffrer dans la brèche. Jackson contre-attaqua aussitôt avec la brigade Burks, mais elle ne put que retarder l’échéance. Alors que la nuit tombait, le recul des Confédérés se transforma en fuite, en dépit des efforts de Jackson pour tenter de rallier ses hommes. « Stonewall » venait d’essuyer sa première – et unique – défaite de la guerre sur le champ de bataille. Elle lui avait coûté 700 tués, blessés ou prisonniers, contre 600 à ses adversaires. Sa première réaction, une fois ses troupes regroupées, fut de faire mettre Garnett aux arrêts pour avoir fait reculer sa brigade sans son autorisation – le point de départ d’une longue animosité entre les deux hommes.

Échec tactique, succès stratégique

Jackson était loin de se douter à quel point son revers de Kernstown allait s’avérer profitable pour la Confédération. L’agressivité du général sudiste, même s’il avait abouti à une défaite, conduisit le commandement nordiste à surestimer largement la puissance de son armée. Excessivement inquiet pour la sécurité de sa capitale, Lincoln renvoya une des divisions de Banks dans la vallée pour prêter main forte à celle de Shields. Le Vème Corps fut formellement dissout après quelques jours d’existence seulement, et l’on abandonna l’idée – au grand déplaisir de McClellan – de l’envoyer renforcer l’armée du Potomac dans la Péninsule. De même, le président nordiste retint auprès de lui le Ier Corps d’armée du général McDowell, qui devait initialement rejoindre McClellan par voie terrestre.

Le 4 avril, Lincoln réorganisa complètement ses forces dans le nord de la Virginie en vue de ce changement stratégique. Puisque l’armée du Potomac était à présent engagée dans la Péninsule, il créa trois nouveaux départements militaires en Virginie. Celui du Rappahanock était commandé par McDowell et comprenait son Ier Corps (30.000 hommes), avancé jusqu’à Fredericksburg, ainsi que la garnison de Washington et de ses environs immédiats (38.000 soldats en tout). Le département de la Shenandoah, aux ordres de Banks, comptait 25.000 hommes auxquels s’en ajoutaient 10.000 autres en cours de transfert. Enfin, le département de la Montagne, qui correspondait en fait à la Virginie occidentale, fut confié à John Frémont, qui venait de succéder à William Rosecrans. Les quelque 20.000 hommes de ce département occupaient trois points d’appui principaux à Romney, Moorefield et Franklin.

En tout, la minuscule force de Jackson, de surcroît en pleine retraite, réussissait l’exploit d’immobiliser quelques 125.000 soldats nordistes ! Lorsque ses services de renseignements l’informèrent du redéploiement fédéral, Joe Johnston décida d’exploiter au mieux cette situation pour alléger la pression qui pesait sur lui, au moment où il était lui-même en train de transférer son armée vers la Péninsule pour défendre Yorktown. Il expédia des renforts à Jackson, principalement la division de Richard Ewell, qui avait été laissée en couverture face au Ier Corps nordiste – elle comportait en tout moins de 9.000 hommes. S’il était certainement moins brillant, Ewell n’avait pas grand chose à envier à Jackson en matière de bizarrerie.

Pour décrire celui que ses soldats surnommaient Old Baldy, « le Vieux Chauve », laissons la parole à l’historien Larry Tagg : « Plutôt petit avec 1,70 mètre [sic.], il ne lui restait qu’une frange de cheveux bruns autour d’un crâne chauve et bombé. Des yeux brillants et globuleux saillaient au-dessus d’un nez proéminent, lui donnant une allure que beaucoup comparaient à celle d’un oiseau – d’un aigle, disaient certains, ou d’un pic-vert – particulièrement lorsqu’il penchait la tête sur le côté, comme cela lui arrivait souvent, et tenait des discours étranges de sa voix aiguë et zézayante. Il avait l’habitude de proférer des remarques incongrues au beau milieu d’une conversation normale, comme par exemple "Mais quoi qu’il en soit, pourquoi croyez-vous que le président Davis m’ait nommé major-général ?" Il pouvait se montrer d’une vulgarité aussi incendiaire que spectaculaire. Il était si nerveux et tendu qu’il était incapable de dormir dans une position normale, et passait ses nuits enroulé autour d’un tapis. Il s’était convaincu d’être atteint de quelque mystérieuse « maladie » interne, et pour y remédier, ne s’alimentait pratiquement qu’avec du blé bouilli dans du lait et adouci avec du sucre. Un de ses amis caractérisa sa personnalité par "un condensé d’anomalies" ».

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