La campagne de la Péninsule - 1862

Histoire Universelle | Guerre de Sécession (Etats-Unis, 1861-1865)

Par le

Si l’automne 1861 avait été pour l’Union particulièrement morne, le début de l’hiver allait s’avérer, sous bien des aspects, pire encore. C’était surtout vrai sur le front principal, celui de Virginie, où les deux capitales n’étaient distantes que de 150 kilomètres environ. Après avoir pris en main et réorganisé l’armée du Potomac, le général McClellan en avait fait la force militaire la plus puissante jamais vue dans l’hémisphère occidental. Toutefois, il tardait étrangement à s’en servir. Alors que dès le début de l’année 1862, les forces de l’Union passaient progressivement à l’offensive, celles de McClellan restaient passives, au grand désespoir d’Abraham Lincoln. Avant qu’elles n’attaquassent enfin, un embarrassant hiver allait porter le moral des Nordistes au plus bas.

  

Enquêtes et cabales

Malgré la petite victoire remportée à Dranesville contre une colonne de ravitaillement sudiste (20 décembre 1861), le camp nordiste se ressentait encore des conséquences de la défaite de Ball’s Bluff (21 octobre 1861), où le sénateur de l’Oregon Edward Baker avait trouvé la mort. Le « Comité du Congrès sur la conduite de la guerre » établi à la suite de cet échec était bien décidé à déterminer les responsables des humiliations subies à Ball’s Bluff et à Bull Run. Surtout, il était composé en majorité de républicains radicaux, prompts à suspecter la traîtrise chez les généraux ayant subi des revers ou ne manifestant pas suffisamment d’allant – en particulier s’ils étaient démocrates.

Or, le général en chef George McClellan l’était, justement, et n’en faisait aucun mystère. « Little Mac » était en revanche beaucoup plus discret sur ses plans de bataille, dont il ne discutait avec personne – ni avec ses subordonnés, ni avec le président. Si bien qu’en décembre 1861, l’armée du Potomac n’avait accompli aucune action offensive d’envergure et rien ne semblait prévu, que ce soit à court ou à long terme, pour y remédier. Cela devint flagrant lorsque le Comité convoqua McClellan pour l’auditionner. Dans l’intervalle, le général avait contracté la typhoïde au cours d’une de ses nombreuses tournées d’inspection. La maladie faisait des ravages parmi ses soldats, et McClellan s’en trouva incapacité pour plusieurs semaines. Ainsi excusé, il s’abstint de comparaître, et le Comité entendit ses subordonnés à sa place.

Devant les parlementaires, les généraux de l’armée du Potomac durent admettre qu’ils n’avaient pas connaissance d’un quelconque projet d’offensive de la part de leur commandant en chef. Ces témoignages, ajoutés aux sympathies démocrates de McClellan, suffirent au Comité pour soupçonner le général de trahison. La popularité dont McClellan avait bénéficié lors de sa nomination s’était depuis longtemps ternie auprès du public, qui s’impatientait devant son inaction. Il demeurait toutefois adulé de ses hommes, et conservait la confiance de Lincoln malgré le mépris de plus en plus affiché du général pour le président. Le Comité s’efforça en vain d’attaquer McClellan au travers de la procédure qui frappa arbitrairement le général Stone, soupçonné de collusion avec l’ennemi, mais il ne parvint pas à obtenir la tête du commandant en chef.

Cependant, d’autres fusibles allaient sauter. Les activités du Comité sur la conduite de la guerre avaient été abondamment commentées dans la presse. Se posant en adversaires résolus des traîtres et des prévaricateurs, les républicains radicaux y gagnèrent en influence. N’ayant pu faire limoger McClellan, ils tournèrent leur attention vers le secrétaire à la Guerre, Simon Cameron, qui était devenu républicain surtout par opportunisme politique et dont le penchant pour la corruption était connu – on le surnommait « Chef Winnebago » parce qu’il avait jadis escroqué cette tribu indienne à l’occasion d’un contrat commercial. Lorsque la gestion de Cameron apparut effectivement entachée d’irrégularités multiples, Lincoln le nomma ambassadeur en Russie. Le 15 janvier 1862, il nomma pour lui succéder Edwin Stanton, infatigable bourreau de travail et, bientôt, un des principaux chefs de file des républicains radicaux.

Susceptibilités militaires

Ces luttes d’ego et de palais n’étaient pas l’apanage des Nordistes, et le président confédéré Jefferson Davis connaissait lui aussi quelques difficultés avec les chefs de sa principale armée. Tout avait commencé au lendemain de la victoire de Joseph Johnston et Pierre Beauregard à Manassas – le nom que donnaient les Sudistes à la bataille de Bull Run. Persuadés que Washington était à leur portée, les deux généraux avaient été atterrés par le refus de Davis de leur envoyer des renforts en urgence pour marcher sur la capitale fédérale. Ils estimaient que face à cette occasion unique de gagner la guerre, le président aurait dû leur accorder ce qu’ils réclamaient, quitte à vider complètement de troupes le reste de la Virginie.

Les choses s’aggravèrent encore le 31 août, pour une question de formalisme militaire. En sus des trois grades d’officiers généraux en usage dans l’armée sudiste (brigadier-général, major-général et lieutenant-général), Davis créa un grade supérieur, simplement baptisé « général ». Il promut immédiatement à ce grade cinq hommes, classés par ordre de préséance : le premier de la liste était donc, selon la logique militaire, le supérieur des suivants, à grade égal. À son grand déplaisir, Joseph E. Johnston n’était que le quatrième de la liste. Il avait devant lui Samuel Cooper, l’inspecteur-général de l’armée, Robert Lee, dont la réputation n’avait pas encore été ternie par ses revers à venir en Virginie occidentale, et Albert S. Johnston, que Davis tenait en haute estime. Le cinquième et dernier promu était Beauregard.

Ce classement blessa J.E. Johnston dans son orgueil. Il avait occupé au sein de l’armée fédérale un grade supérieur à celui de Cooper – brigadier-général au lieu de colonel – et estimait que, conformément aux usages de la bureaucratie militaire américaine, il devait avoir préséance sur lui. Johnston et Davis échangèrent des lettres acrimonieuses qui rendirent leur relation orageuse. Peu de temps après, en octobre 1861, Beauregard fit rendre public son rapport officiel sur la bataille de Bull Run. Il y accusait à demi-mots Davis d’avoir saboté « sa » victoire en refusant de lui envoyer les renforts demandés. Le président sudiste était aussi orgueilleux que ses deux généraux, et prit ombrage de leurs commentaires. S’il ne pouvait plus se passer de Johnston après les échecs de Lee, il se débarrassa de Beauregard en l’affectant sur le théâtre d’opérations de l’Ouest en janvier 1862.

McClellan se fait tirer l’oreille

Finalement remis de son épisode typhoïdique, George McClellan s’empressa de faire taire ses critiques. Le 12 janvier, il présenta enfin à Lincoln un plan d’offensive. Toujours intimement convaincu que l’ennemi qui lui faisait face lui était largement supérieur en nombre, McClellan n’était pas du tout désireux de se risquer à attaquer de front la principale ligne de défense confédérée, située à Manassas et sur le cours inférieur du Potomac. Il se proposait donc de la contourner, en faisant transporter l’armée du Potomac par voie maritime jusqu’à Urbanna, une ville située sur la rive droite du fleuve côtier Rappahannock, à 80 kilomètres au nord-est de Richmond. De là, il pourrait marcher sans opposition, pensait-il, sur la capitale sudiste.

Le président nordiste accueillit ce « plan Urbanna » avec des sentiments mitigés. S’il était ravi que McClellan fasse enfin montre d’un peu d’esprit offensif, il était en revanche sceptique face à la complexité de l’opération, qui nécessiterait un effort logistique considérable. Il laissa cependant carte blanche à son commandant en chef, mais n’allait pas tarder à s’en repentir : McClellan estimait, comme toujours, que son armée n’était pas prête. Durant les deux semaines qui suivirent, l’armée du Potomac demeura inactive. Cette situation commençait à exaspérer sérieusement Lincoln. Il ne savait plus comment exhorter McClellan à passer à l’action et finit par déplorer : « Si le général McClellan ne veut pas utiliser l’armée, j’aimerais la lui emprunter quelques temps. »

Le 27 janvier, le président finit par ordonner à toutes ses armées de passer à l’offensive pour la date symbolique du 22 février, l’anniversaire de George Washington. Quatre jours plus tard, il se fit plus explicite encore : rejetant finalement le plan Urbanna, que McClellan semblait n’avoir conçu que pour retarder encore un peu plus son offensive, Lincoln ordonna directement à l’armée du Potomac d’attaquer les positions confédérées à Manassas, puis de marcher sur Richmond par voie terrestre. En retour, McClellan contre-attaqua avec une interminable liste d’objections et défendit sa stratégie indirecte avec tant d’énergie que Lincoln finit par céder. Lorsque vint la date fatidique du 22 février, la plupart des armées de l’Union étaient entrées en campagne, hormis celle qui était la plus directement visée par l’ordre du 27 janvier – l’armée du Potomac.

McClellan supportait de moins en moins les ingérences de Lincoln dans ce qu’il estimait être ses prérogatives de général commandant l’armée. Mais la position de « Little Mac » devenait de plus en plus précaire. Début mars, l’armée sudiste surprit son adversaire en évacuant Manassas. Johnston se replia quelque peu précipitamment – et sans en informer Davis – vers le sud-ouest, plaçant le gros de ses troupes à Culpeper, sur la principale voie ferrée menant à Richmond, pendant que son aile droite s’établit sur le Rappahannock. Le plan Urbanna était désormais sans objet, mais il y avait pire. Lorsque les troupes nordistes occupèrent les positions confédérées à présent désertes, ils y trouvèrent un grand nombre de Quaker guns – des canons factices en bois. McClellan, qui avait déjà laissé filer l’armée ennemie, s’en trouva d’autant plus ridiculisé.

Les recours du général en chef étaient désormais presque épuisés. Il parvint à sauver sa stratégie indirecte en adaptant ses plans à la situation sur le terrain. Le débarquement projeté n’aurait plus lieu à Urbanna, mais à la forteresse Monroe, plus au sud, où les Nordistes avaient déjà une tête de pont. Lincoln approuva cette modification, mais il mit aussitôt une pression considérable sur son général pour que cette fois, il s’exécute sans délai. Le 8 mars, il convoqua directement les subordonnés de McClellan – tous ses commandants divisionnaires – pour entendre leur avis au sujet de la stratégie de leur supérieur. Enfin, le 11 mars, il démit McClellan de ses fonctions de commandant en chef, afin de l’obliger à se concentrer sur l’armée du Potomac. Ce fut en quelque sorte le « coup de grâce », et le 17 mars 1862, les premiers éléments de l’armée du Potomac embarquèrent à Alexandria pour la forteresse Monroe.

Le lieu choisi pour l’opération nordiste ne semblait guère être moins adapté à une opération de ce genre. La forteresse Monroe était située à l’extrémité d’une péninsule d’environ 60 kilomètres de long, formée par les estuaires des rivières York et James. Large d’une vingtaine de kilomètres en moyenne, elle était de ce fait facile à barrer d’une ligne de fortifications de campagne, favorisant la défense. En dehors de ses caractéristiques physiques, la zone revêtait une certaine importance historique. C’est là que fut fondée Jamestown, un des premiers établissements britanniques en Amérique du Nord, et que la colonie de Virginie entama son développement. Pour cette raison, bien que les fleuves côtiers de l’État dessinent bien d’autres péninsules, celle-ci en particulier est appelée « péninsule de Virginie », voire plus simplement « la Péninsule ». De là découle le nom employé pour désigner la campagne qui allait y être livrée.

Une opération gigantesque

S’il pouvait sembler mal avisé d’un point de vue strictement stratégique, le choix de McClellan était essentiellement basé sur des considérations logistiques et, de ce point de vue, il était difficilement critiquable. La présence de la forteresse Monroe lui assurait une base sûre, que la supériorité navale écrasante de l’Union permettrait d’alimenter par voie maritime depuis les grands ports de la côte nord-est du pays. McClellan comptait aussi sur la marine pour accompagner et appuyer sa progression le long de la Péninsule, en remontant le cours de la James. Il dut toutefois abandonner cette idée avant même que l’opération ne commence, car la mise en service du cuirassé sudiste CSS Virginia avait mis l’U.S. Navy sur la défensive. Le navire confédéré allait faire peser sur la flotte nordiste une menace, plus fictive que réelle, mais prise très au sérieux par le commandement fédéral.

Du reste, McClellan ne pouvait pas se permettre de laisser quoi que ce fût au hasard. Il était à la tête d’une des plus grandes opérations amphibies jamais lancée jusque-là. En trois semaines, les navires de transport effectuèrent d’incessantes rotations entre Washington et la Péninsule pour y acheminer une armée de plus de 120.000 hommes, 250 canons et 15.000 chevaux. Ces forces venaient s’ajouter à la garnison de la forteresse Monroe, forte de 12.000 hommes. Cette dernière avait été initialement placée sous le commandement de Benjamin Butler, mais ce dernier venait d’être appelé à prendre la tête de l’expédition contre la Nouvelle-Orléans. Il fut remplacé par John Wool, le seul général d’avant-guerre à être encore en poste – et toujours compétent malgré ses 77 printemps, qui en faisaient le général le plus âgé de cette guerre.

Initialement, McClellan avait divisé l’armée du Potomac en douze divisions qu’il s’estimait parfaitement capable de coordonner directement, sans l’établissement d’un échelon intermédiaire dans la chaîne de commandement. En dépit de son inexpérience de la chose militaire, Lincoln se montra préoccupé par les difficultés que risquaient d’amener une structure aussi décentralisée. Le 13 mars, il court-circuita McClellan et forma par décret quatre corps d’armée de trois divisions chacun, un échelon jamais employé jusque-là dans l’armée américaine. Numérotés de I à IV, ces corps furent confiés respectivement à Irvin McDowell, Edwin Sumner, Samuel Heintzelmann et Erasmus Keyes.

Ce ne fut pas la seule ingérence de Lincoln dans l’organisation de l’armée du Potomac. McClellan comptait bien employer la totalité de ses forces au cours de la campagne, mais le président tenait à conserver à Washington des moyens suffisants pour protéger la capitale d’une attaque impromptue de la part des Confédérés. Lincoln retint ainsi le Ier Corps et une des divisions du IIème. Devant l’insistance de McClellan, il accepta de lui laisser une des divisions de McDowell. Le président lui promit également que le reste du Ier Corps irait le rejoindre par voie terrestre, si la situation le permettait. Cet espoir ne se concrétisa pas, et les 30.000 hommes de McDowell furent bientôt envoyés à la poursuite des Sudistes de Stonewall Jackson dans la vallée de la Shenandoah.

Des forces disproportionnées

Face à cette puissance écrasante, du moins sur le papier, la Confédération n’avait guère que 70.000 hommes pour couvrir toute la Virginie, Shenandoah exceptée. J.E. Johnston commandait directement sa force principale de 43.000 soldats, désormais basée à Culpeper. Cette armée fut rebaptisée formellement « armée de Virginie septentrionale » en mars 1862 ; jusque-là, elle avait porté le même nom que sa contrepartie nordiste, l’armée du Potomac. Cette position était très éloignée de la Péninsule, mais elle présentait l’avantage d’être située sur la ligne de chemin de fer d’Orange et d’Alexandria. Cette dernière permettrait le cas échéant de transporter facilement l’armée à Richmond, via Charlottesville et le chemin de fer de Virginie centrale. Toutefois, Johnston devait faire face à la puissante garnison de Washington et au Ier Corps de McDowell, une menace qui fixait au moins une partie de ses forces à Culpeper.

Trois autres détachements principaux couvraient la droite du dispositif sudiste. Les 6.000 soldats de Theophilus Holmes tenaient Fredericksburg, par laquelle passait l’itinéraire le plus direct pour aller de Washington à Richmond. Mais c’était également le plus facile à protéger : les défenses de la ville s’appuyaient sur le Rappahannock, dont le cours s’élargissait rapidement, et leur gauche était couverte par d’épaisses forêts. Dans la Péninsule, John Magruder commandait une force de 11.000 hommes initialement destinée à protéger Richmond contre une entreprise des troupes nordistes de la forteresse Monroe. La principale ligne de défense de Magruder se trouvait à Yorktown, à l’endroit même où les forces franco-américaines de Washington et La Fayette avaient infligé en 1781 une défaite décisive aux Britanniques, les obligeant à reconnaître l’indépendance des États-Unis d’Amérique. Enfin, la base navale de Norfolk, de l’autre côté de l’estuaire de la James, était défendue par 9.000 hommes aux ordres de Benjamin Huger.

Magruder profita autant qu’il put de ses avantages géographiques. Le terrain était difficile : boisée, coupée de nombreux ruisseaux et rivières, la Péninsule n’était traversée que par deux routes courant parallèlement aux côtes. Le général sudiste établit un camp retranché à Yorktown, et étendit ses défenses pour barrer la Péninsule dans toute sa largeur en s’appuyant sur la rivière Warwick. Il y établit notamment cinq barrages afin d’en élargir le cours. Ces fortifications de campagne reçurent assez vite le surnom de « ligne Warwick ». Magruder installa également des batteries à Gloucester Point, en face de Yorktown. Placées à un endroit où la York se resserre sensiblement, elles suffisaient à interdire toute tentative nordiste sur la rivière. Seul problème, mais de taille : Magruder était loin d’avoir suffisamment de troupes pour tenir efficacement la quinzaine de kilomètres de la « ligne Warwick ».

Quelques jours avant que les troupes nordistes n’entament leur transport vers la forteresse Monroe, le président confédéré Jefferson Davis procéda à un transfert dont il aurait deux mois et demi plus tard toutes les raisons de se féliciter. Estimant que la disgrâce de Robert Lee avait duré suffisamment duré, il le rappela à Richmond le 13 mars. Le général Lee fut ainsi nommé conseiller militaire spécial du président. Sa première action à ce poste fut de faire établir autour de Richmond un complexe réseau de fortifications de campagne, dans le même style que celui dont il avait ceinturé Savannah. Ces préparatifs ne firent que s’accélérer lorsqu’il se confirma que l’armée du Potomac s’était transportée dans la Péninsule.

Le siège de Yorktown

Dès les premiers jours de l’opération, McClellan aurait eu assez de troupes à sa disposition pour balayer la petite armée de Magruder. Il n’en fit rien, préférant attendre que ses forces soient au complet. Demeurant dans le voisinage immédiat de la forteresse Monroe, il ne lança ses 120.000 hommes en direction de Yorktown que le 4 avril. Les premiers éléments nordistes arrivèrent le lendemain au contact de la « ligne Warwick ». Le IVème Corps de Keyes stoppa net sa progression lorsqu’il tomba sur la division sudiste de Lafayette McLaws au barrage de Lee’s Mill. Après une brève escarmouche entre tirailleurs, Keyes attendit son artillerie, avec laquelle il fit bombarder sans résultat les lignes adverses. Dans la foulée, les IIème et IIIème Corps s’installèrent respectivement au centre et à droite de la ligne de l’Union.

Le 6 avril, les forces nordistes lancèrent une série de reconnaissances dont une, en force, à la hauteur du « barrage numéro 1 », juste en amont de Lee’s Mill. La brigade de Winfield Scott Hancock, qui en était chargée, progressa assez facilement, preuve que la ligne confédérée était assez mince à cet endroit. Faisant preuve de l’agressivité et de l’allant dont il serait coutumier par la suite, Hancock rapporta aussitôt ce point faible à ses supérieurs. Mais ceux-ci ne l’écoutèrent pas. Keyes comme McClellan s’étaient rapidement persuadés que les retranchements sudistes étaient trop solides pour être pris d’assaut. À leur décharge, « Prince John » Magruder, comme on l’appelait, n’avait pas ménagé sa peine dans le registre des ruses de guerre. Le général sudiste faisait marcher à longueur de journée ses troupes d’un bout à l’autre de ses lignes et faisait donner des ordres dans le vide, le tout de la manière la moins discrète possible. Ce coup d’esbroufe réussit au-delà de toute espérance : convaincu que Magruder disposait d’au moins 40.000 hommes et que Johnston était en train d’arriver avec 60.000 autres, McClellan jugea plus prudent d’entamer un siège.

Carte figurant la disposition des troupes durant le siège de Yorktown, du 5 avril au 4 mai 1862. Copyright Hal Jespersen (www.cwmaps.com).

Cette décision surprit autant les Sudistes qu’elle consterna Lincoln. Une nouvelle fois, George McClellan s’était laissé aller à sa pusillanimité naturelle. À l’écouter, il semblait qu’où qu’il se trouve, l’ennemi lui était égal voire supérieur en nombre, en dépit de toute logique. Rechignant à rechercher la bataille décisive, le général nordiste écoutait avec complaisance les rapports déformés et pessimistes que lui transmettaient ses services de renseignement – et l’utilisation des ballons d’observation de Thaddeus Lowe n’y changea rien. Dans le même temps, McClellan minimisait ses propres effectifs dans ses comptes-rendus, afin de pouvoir justifier de ses incessantes demandes de renforts. Ceux-ci n’arrivaient qu’au compte-gouttes. Un Vème Corps fut constitué à Washington et confié à Nathaniel Banks dans ce but, mais il fut aussitôt dissout puis envoyé dans la vallée de la Shenandoah.

L’armée du Potomac passa l’essentiel du mois d’avril à creuser tranchées et abris en vue de l’installation d’un imposant parc de siège : 70 canons et 40 mortiers lourds, dont les énormes pièces côtières de 13 pouces. La seule action à rompre la monotonie des travaux de siège eut lieu le 16 avril. S’il l’estimait impossible à prendre d’assaut, McClellan n’en avait pas moins noté le point faible que Hancock avait découvert le 6 avril. Lorsque les Confédérés commencèrent à en renforcer les défenses, McClellan craignit que cela ne remette en cause le déploiement de ses batteries en prévision du bombardement à venir. Il ordonna donc à la division de William Farrar « Baldy » Smith de procéder à une démonstration dans le secteur de Lee’s Mill, afin de perturber les travaux de l’ennemi. Les hommes de Smith traversèrent assez facilement la Warwick par le barrage numéro 1, mais McClellan veilla personnellement à ce que l’engagement demeure circonscrit, et les Nordistes se retirèrent faute de renforts. L’escarmouche en resta là, et le siège se poursuivit.

Pendant que les Fédéraux assiégeaient Yorktown, les Sudistes n’étaient pas restés inactifs. Johnston envoya des renforts à Magruder, d’abord graduellement, puis plus massivement lorsqu’il s’avéra que les manœuvres de Jackson dans la vallée de la Shenandoah drainaient l’essentiel des forces fédérales dans le nord de la Virginie. À la fin du mois d’avril, Johnston avait pris le commandement direct des forces installées à Yorktown, où il disposait de 57.000 hommes. C’était trop peu à son goût, toutefois, et le général sudiste demanda à se replier sur Richmond. Le président Davis, sur l’avis du général Lee, le lui refusa tout net.

De Yorktown à Richmond

Pourtant, la « ligne Warwick » n’allait pas pouvoir être tenue bien longtemps. Johnston n’était aucunement désireux d’y laisser ses troupes subir le bombardement de l’artillerie nordiste, qu’il savait redoutable, dans les abris de fortune qu’offraient les fortifications établies par Magruder. Or, début mai, il était manifeste que ce bombardement était imminent – de fait, McClellan l’avait prévu pour le 5. Johnston décida de passer outre les ordres du président, mais cette fois de manière plus ordonnée qu’à Manassas, où d’importants stocks de matériel avaient dû être détruits faute de pouvoir être emportés à temps. Le 3 mai, il fit partir son train de ravitaillement vers la capitale. McClellan en fut presque aussitôt informé par des esclaves en fuite ayant traversé les lignes sudistes, mais il refusa de les croire.

La suite des événements parut d’abord lui donner raison. En fin de journée, les Confédérés entamèrent un bref mais violent bombardement d’artillerie. McClellan interpréta cette action comme le signe d’une attaque imminente : après tout, n’estimait-il pas être en présence d’un ennemi aussi nombreux que lui ? Il fit donc mettre ses troupes sur la défensive en attendant l’assaut ennemi. Celui-ci, toutefois, ne vint pas. Comme le ferait plus tard dans le même mois le général Beauregard à Corinth, ce bombardement n’était qu’une feinte pour masquer le repli de ses troupes, parfaitement exécuté durant la nuit. Lorsque le lendemain matin on découvrit que la ligne Warwick était vide et que Yorktown avait été évacuée, McClellan n’en revint pas.

Peu désireux de voir à nouveau Johnston s’échapper à son insu, le général nordiste se lança aussitôt à sa poursuite. Il ordonna à George Stoneman de coordonner l’action de ses unités de cavalerie, mais celle-ci fut peu efficace. Les forces montées de l’armée du Potomac étaient éclatées et dispersées à travers les différents échelons de la chaîne de commandement, ce qui laissait peu de troupes disponibles à la réserve de cavalerie. L’organisation ad hoc hâtive de cette dernière, avec des régiments peu habitués à manœuvrer ensemble, ne fut pas faite pour augmenter l’efficacité de cavaliers déjà médiocrement entraînés à la base. Pour ces raisons, les cavaliers confédérés n’eurent pas trop de mal à tenir à distance leurs homologues nordistes. La cavalerie de l’armée de Virginie septentrionale formait déjà une brigade autonome depuis plusieurs mois, dont le commandement avait été confié à J.E.B. Stuart.

McClellan ne compta pas, heureusement pour lui, sur sa seule cavalerie pour assurer la poursuite. Il constitua une avant-garde de 41.000 hommes à partir d’éléments des IIIème (les divisions de Joseph Hooker et Philip Kearny, comprenant six brigades) et IVème Corps (divisions de Darius Couch, « Baldy » Smith et Silas Casey, cinq brigades en tout), qu’il confia à Edwin Sumner. McClellan profita également de l’ouverture de la rivière York, que l’abandon de Yorktown et des batteries de Gloucester Point avait permise, pour tenter un mouvement de flanc. Il envoya la division de William Franklin (trois brigades), fraîchement arrivée en renforts, remonter la rivière par bateau jusqu’au débarcadère d’Eltham’s Landing, d’où il pourrait couper la retraite de Johnston.

La bataille de Williamsburg

Face à la poursuite nordiste, Joseph Johnston se trouvait lui-même devant un sérieux problème. Si le siège de Yorktown avait été marqué par des conditions climatiques peu agréables, rendant difficile l’existence des soldats des deux camps, les pluies s’étaient intensifiées. Or, la route de Richmond courait le long de la rivière Chickahominy, régulièrement sujette à des crues importantes, et dont les rives boueuses étaient devenues difficilement praticables aux chariots de l’armée sudiste en pleine retraite. Johnston avait besoin de livrer une action retardatrice pour donner à son train de ravitaillement la possibilité d’échapper aux Fédéraux.

À cette fin, il détacha environ la moitié de son armée pour faire volte-face et retarder l’ennemi. Le lieu choisi fut la ville de Williamsburg, où une position secondaire, appelée fort Magruder, avait été préalablement établie. Cette puissante arrière-garde comportait la division de James Longstreet, qui assumait le commandement d’ensemble, ainsi que des éléments de celles de McLaws et Daniel Harvey Hill, pour un total de onze brigades et 32.000 hommes. Ayant toujours considéré la rivière York comme un point faible dans son dispositif, Johnston anticipa la manœuvre fluviale de McClellan et envoya 11.000 hommes vers Eltham’s Landing : deux brigades de la division de William Whiting renforcées par la légion Hampton, le tout sous les ordres de Gustavus Smith.

Résumé des opérations de la campagne de la Péninsule, de mars à mai 1862. Carte de Hal Jespersen, www.cwmaps.com.

Johnston fut conforté dans cette idée lorsque la cavalerie nordiste s’approcha du fort Magruder dès l’après-midi du 4. Elle en fut assez rapidement rejetée, mais l’infanterie n’était pas loin derrière. Les « torpilles terrestres » (mines) dont les Confédérés avaient piégé leurs fortifications à Yorktown ne retardèrent guère la poursuite. Hormis tuer quelques infortunés Yankees, ces nouvelles armes avaient surtout mis les Nordistes dans une rage folle, McClellan se promettant de les faire désamorcer par des prisonniers sudistes. Vers 17h30, la division de « Baldy » Smith tenta, sur sa lancée, d’attaquer les retranchements confédérés encore incomplètement occupés. Cependant, les Nordistes durent avancer sans reconnaissance préalable à travers un terrain très boisé entrecoupé de ravins, le tout dans une obscurité grandissante. Les unités de Smith se perdirent, trébuchèrent les unes sur les autres, se tirant parfois dessus par méprise. La confusion devint telle qu’il fallut annuler l’attaque avant même qu’elle ait commencé.

L’engagement repris le lendemain vers 7 heures, et fut marqué par un manque de coordination entre les divers éléments de l’armée du Potomac, qui participaient là à leur première bataille rangée sous cette organisation. La division Hooker était théoriquement à la disposition de Sumner, mais Heintzelmann, duquel elle dépendait habituellement, avait ordonné à son chef d’entrer si possible le premier à Williamsburg. Pour cette raison, Hooker assaillit le fort Magruder sans attendre de renforts et brigade après brigade. Malgré tout, l’attaque parvint à faire reculer les deux brigades de la division Longstreet qui se trouvaient là. Cependant, le général sudiste rameuta bientôt le reste de ses forces et contre-attaqua. Un combat incertain fit rage toute la matinée dans un bois situé sur la gauche de Hooker, mais l’afflux des réserves sudistes finit par faire pencher la balance du côté de Longstreet.

En début d’après-midi, la division Hooker se trouvait en mauvaise posture, ayant engagé toutes ses réserves et manquant de munitions. Un de ses régiments, le 70ème de New York, permit de gagner deux heures précieuses, y laissant au passage la moitié de ses hommes. Ce fut suffisant pour permettre à une brigade du IVème Corps, celle de John Peck, de venir prêter main forte à Hooker sur sa droite, aux alentours de 14 heures. L’attaque de Peck causa une panique momentanée sur la gauche de Longstreet, mais elle n’empêcha pas les Confédérés de s’emparer de deux des batteries de Hooker. C’était maintenant au tour des hommes de ce dernier d’être en proie à la confusion et seule l’arrivée opportune d’une batterie de réserve lui permit de rétablir une nouvelle position – sur laquelle s’aligna la brigade Peck, finalement repoussée elle aussi.

« Kearny le Magnifique »

L’arrivée au pas de course des trois brigades fraîches de la division Kearny porta à sept le nombre de brigades nordistes engagées, face aux six de la division Longstreet. De surcroît, les hommes de Kearny, s’ils étaient essoufflés par leur marche forcée dans la boue et sous la pluie, n’avaient pas encore combattu. Ils montèrent en ligne juste à temps pour accueillir l’avancée renouvelée des Sudistes. Philip Kearny était un personnage haut en couleurs à l’existence aventureuse. Il avait brièvement servi dans l’armée française et avait combattu en Algérie au sein des chasseurs d’Afrique, où sa témérité lui avait valu d’être surnommé « Kearny le Magnifique », puis avait été amputé du bras gauche en 1847, à la suite d’une blessure reçue pendant la bataille de Churubusco, au Mexique. Son handicap ne devait pas l’empêcher de se rengager dans l’armée française, puisqu’il devait gagner la Légion d’honneur à Solférino, en 1859.

Galopant l’épée à la main et les rênes entre les dents, il rallia par son courage insensé ce qui restait de la division Hooker et, avec ses propres troupes, lança une série de contre-attaques. Celles-ci parvinrent à stopper la progression sudiste, juste avant la tombée de la nuit. Simultanément, quatre des régiments de Kearny, détachés pour former une brigade ad hoc aux ordres de William Emory, parvinrent à trouver une faille sur la gauche de Longstreet – en l’occurrence une redoute que les Sudistes n’avaient pas jugé bon d’occuper. Cependant, l’obscurité dissuada Emory de poursuivre pleinement sur sa lancée, et cet avantage inattendu ne fut pas exploité par les Nordistes.

Carte du Civil War Preservation Trust synthétisant les mouvements de la bataille de Williamsburg, le 5 mai 1862.

Pendant ce temps, le reste du IVème Corps n’était pas demeuré inactif. Sumner avait fait mener à la division de Baldy Smith des reconnaissances de bon matin. Elles avaient permis de repérer une redoute de terre que les Confédérés avaient négligé d’occuper. À 11 heures, Smith ordonna à Hancock d’emmener sa brigade, renforcée d’une partie de celle de John Davidson, occuper cet ouvrage. Ce fut accompli sans coup férir, et Hancock, ce faisant, découvrit une autre redoute, elle aussi inoccupée, et dont il s’empara également. De là, il pouvait aisément flanquer les retranchements établis juste au nord du fort Magruder, lesquels n’étaient plus occupés que par quelques éléments de la division Longstreet ne prenant pas part au combat contre la division Hooker. Malheureusement pour l’Union, Smith avait donné au bouillant Hancock des consignes de prudence que le Pennsylvanien avait décidé de suivre. Ayant l’ordre formel de ne pas lancer d’attaque générale, il se contenta de faire bombarder les positions sudistes par son artillerie.

Contre toute attente, ce bombardement fit paniquer les défenseurs, qui évacuèrent non seulement les deux redoutes, mais également le fort Magruder lui-même. Hancock n’avait plus qu’à avancer pour prendre tout le dispositif confédéré à revers. Mais sa petite force était isolée et privée de soutien. Sumner l’autorisa cette fois à attaquer et voulut lui envoyer la brigade de William Brooks et ses cinq régiments du Vermont, mais la situation sur l’aile gauche était devenue réellement critique. En attendant l’arrivée encore incertaine des hommes de Kearny à la rescousse de Hooker, Sumner garda la brigade du Vermont en réserve, et vers 14 heures, ordonna à Hancock de se replier de sa position exposée.

Heureuse désobéissance

Hancock, cependant, perdit son sang-froid et n’en fit rien – ce qui, paradoxalement, allait le faire acclamer en héros après la bataille. Pendant plus de deux heures, il échangea par estafette interposée avec ses supérieurs pour les convaincre de changer d’avis, sûr de pouvoir s’emparer facilement du fort Magruder s’il était rapidement renforcé. Pendant ce temps, Longstreet put rameuter la division de D.H. Hill, lui ordonnant de reprendre la position occupée par les Nordistes. La brigade de tête, commandée par Jubal Early, fut lancée en avant avec une telle précipitation que sa progression complètement désordonnée aboutit à un carnage. Séparés du reste de la brigade, seuls deux régiments chargèrent la position nordiste. Ils furent accablés de mitraille et de balles, et Early eut l’épaule fracassée par l’une de ces dernières. Malgré tout, ils se rapprochèrent suffisamment des canons nordistes pour que Hancock commence à se retirer graduellement et en bon ordre.

Il fit bientôt volte-face lorsqu’il réalisa que l’attaque sudiste était à bout de souffle. Menée au moment où D.H. Hill ordonnait aux éléments avancés de la brigade Early de se retirer, la contre-attaque fédérale, menée à la baïonnette, les mit en déroute. La bataille s’acheva sur cette action. Ce n’avait pas été une petite affaire : les pertes totales avoisinaient 4.000 tués et blessés – 2.300 Nordistes et 1.700 Sudistes – soit presque autant qu’à Bull Run. L’issue en avait été indécise, et les deux camps en firent une victoire à mettre à leur crédit. McClellan estima que son avant-garde avait repoussé avec succès une attaque menée par une force ennemie supérieure en nombre, et fit l’éloge de Hancock. Dans son rapport, il qualifia sa conduite de « superbe », un adjectif que la presse nordiste reprit pour en faire un surnom, dont Hancock resta affublé par la suite.

Néanmoins, sur le plan stratégique, l’avantage resta au Sud. Les contre-attaques de Longstreet n’avaient pas mis l’ennemi en déroute et avaient finalement été repoussées, mais elles avaient permis de gagner un temps précieux. Le débarquement tardif de la division Franklin à Eltham's Landing, le 6 mai, n’aboutit à rien. Elle fut aussitôt confrontée aux hommes de Gustavus Smith ; l’escarmouche qui s’ensuivit vit les Fédéraux se mettre à l’abri de leurs canonnières ancrées sur la rivière York. Après un bref duel d’artillerie les Sudistes se retirèrent, mais Franklin échaudé par cette rencontre inattendue ne chercha pas à les pourchasser. Les batailles de Williamsburg et Eltham's Landing avaient effectivement mis un terme à la poursuite fédérale, et l’armée de Johnston put s’installer sur ses nouvelles positions en bon ordre.

Début mai 1862, Abraham Lincoln, comme toujours pressé de voir McClellan passer à l’action, souhaita l’aiguillonner de nouveau, cette fois en lui rendant directement visite sur le front des troupes. Le hasard fit que Lincoln débarqua à la forteresse Monroe le 6 mai, au lendemain de la bataille de Williamsburg. Le chef de l’armée du Potomac prit prétexte des opérations en cours pour ne pas rencontrer le président. Ce dernier ne s’en offusqua nullement : il y était habitué, McClellan lui ayant déjà fait à plusieurs reprises le même affront, parfois en des circonstances extrêmement impolies. Une des qualités les plus précieuses de Lincoln était sa capacité à mettre de côté sa vanité personnelle lorsque cela pouvait lui profiter à plus long terme – une capacité dont son homologue sudiste était parfaitement dépourvu. Ainsi, il n’avait pas hésité à dire de McClellan : « Je veux bien tenir les rênes de son cheval s’il remporte des victoires ».

Retour à Norfolk

Accompagné de Stanton et du secrétaire au Trésor Salmon Chase, Lincoln réalisa rapidement, en dépit de son inexpérience en la matière, que l’évacuation de Yorktown et le repli de Johnston sur Richmond laissait la base navale de Norfolk en position très avancée. Sachant que McClellan jetterait de hauts cris s’il s’avisait de lui retirer les forces nécessaires pour mener une opération contre le port, le président nordiste improvisa et entreprit de donner directement ses ordres aux forces à sa disposition : la garnison de la forteresse Monroe et l’escadron de blocus de l’Atlantique Nord. Il ordonna à la flotte de bombarder les batteries côtières sudistes faisant face à la forteresse, ce qui fut exécuté avec succès le 8 mai.

Une fois cette menace éliminée, l’armée débarqua quelques éléments en vue d’une reconnaissance, à laquelle Lincoln tint à prendre part personnellement – une des rares instances où l’on devait le voir assister directement aux opérations. Les Fédéraux ne rencontrèrent que peu de résistance. De fait, Benjamin Huger était sur le point de replier ses 9.000 Sudistes : sans espoir d’être renforcé, il interpréta les opérations fédérales comme les prémices d’un débarquement plus important. Le 9 mai, il abandonna précipitamment Norfolk. Le lendemain, les soldats de John Wool occupèrent la ville pratiquement sans combattre, récupérant quasiment intact l’arsenal que les Confédérés avaient pris un an auparavant.

La perte de Norfolk scellait complètement l’estuaire de la James au profit de l’Union : la rivière était désormais interdite à toute navigation sudiste, même aux plus audacieux forceurs de blocus. Le commodore Tattnall fit replier sa flottille en direction de Richmond, sauf le CSS Virginia qui avait trop de tirant d’eau pour aller jusque-là ; le cuirassé fut sabordé le 11 mai, après que ses canons eussent été transbordés à terre. La marine de l’Union était libérée de celui qui avait été jusque-là son plus dangereux ennemi, et la capitale confédérée se voyait définitivement privée de son accès le plus direct à la mer. C’était désormais Wilmington, en Caroline du Nord, qui jouerait le rôle d’extension portuaire de Richmond, grâce à la protection du redoutable fort Fisher.

Il restait toutefois un problème de taille pour la Confédération. Norfolk et le Virginia n’étaient plus là pour protéger Richmond de la flotte nordiste et en particulier de l’USS Monitor. Le risque de voir une flottille nordiste remonter la James et braquer ses canons sur la ville, comme cela s’était produit à plusieurs reprises dans l’Ouest au cours des mois précédents, fut pris au sérieux. La seule chose qui s’interposait désormais entre la flotte nordiste et la capitale de la Confédération était une position improvisée baptisée fort Darling, située à 11 kilomètres en aval du centre de Richmond. Le fort Darling se trouvait au sommet d’une falaise surplombant de 34 mètres le cours de la rivière, au milieu d’un méandre de celle-ci. Le propriétaire du terrain était un certain capitaine Augustus Drewry, et la falaise était pour cette raison baptisée Drewry’s Bluff. Accessoirement, Drewry commandait la batterie d’artillerie installée dans le fort.

La bataille de Drewry’s Bluff

Aussitôt après l’évacuation de Norfolk, les Sudistes entreprirent de renforcer les défenses de Drewry’s Bluff avec tout ce qu’ils purent trouver. L’armée étant elle-même toute occupée à préparer les défenses de Richmond contre l’attaque à venir de McClellan, cette charge échut principalement à la marine. Les canons récupérés sur le Virginia y furent emmenés en toute hâte, portant à huit le nombre de pièces installées dans le fort Darling. Une autre batterie fut improvisée en amont avec les pièces débarquées de la canonnière CSS Patrick Henry. Un détachement de fusiliers marins et de matelots tirés des équipages de la flottille de la James, commandé par le capitaine de frégate Ebenezer Farrand, renforça la garnison du fort. Enfin, tout ce qu’il était possible de trouver fut réquisitionné pour tenter d’obstruer le cours de la James, et plusieurs navires furent sabordés.

Dans le camp nordiste, on ignorait tout de ces fiévreux préparatifs, mais on était bien décidé à tester ce que valaient les défenses fluviales de Richmond. Pour cette reconnaissance, le commodore Goldsborough, qui commandait l’escadron de blocus de l’Atlantique Nord, détacha ses meilleurs navires pour les confier au capitaine de frégate John Rodgers. Rendu disponible par le sabordage du Virginia, l’USS Monitor se vit renforcé par un autre cuirassé expérimental plus conventionnel, l’USS Galena. Il leur fut adjoint un autre navire expérimental : la canonnière cuirassée USS Naugatuck, dotée d’un système de ballasts qui permettait de réduire son franc-bord en enfonçant sa coque dans l’eau, réduisant d’autant la cible qu’elle présentait à l’ennemi. Deux canonnières en bois complétaient l’ensemble, l’USS Aroostook à hélices et l’USS Port Royal à roues.

Le 13 mai, les cinq navires nordistes appareillent du chenal de Hampton Roads pour remonter, sans opposition, l’estuaire de la James jusqu’à City Point. Une fois passé Bermuda Hundred, cependant, le cours de la rivière se resserre. Les rives s’avèrent infestées de tireurs confédérés, et des échanges de tirs sporadiques entre eux et les marines embarqués sur les bateaux rythment la progression. Cette dernière est ralentie lorsque le Galena s’échoue, mais aucune force ne vient imprimer de coup d’arrêt aux navires nordistes. Dans Richmond angoissée, où l’on suit d’heure en heure l’avancée de la flottille ennemie, les fonctionnaires de la Confédération commencent à faire emballer leurs archives. Le capitaine Rodgers, pour sa part, se met à espérer pouvoir égaler les exploits de Foote à Nashville et Farragut à la Nouvelle-Orléans, en soumettant la capitale rebelle avec ses navires.

À 7h45 le 15 mai, la flotte nordiste arrive en vue de Drewry’s Bluff. Rodgers s’approche au plus près avec le Galena, mais le navire ne tarde pas à se retrouver pratiquement bloqué par les débris et les épaves, qui rendent la manœuvre difficile. Le fort Darling l’accueille par un feu plongeant extrêmement nourri et très vite, le blindage du Galena se montre insuffisant. Le tir des Sudistes est si précis que Rodgers doit ordonner à ses navires les plus faibles, la Naugatuck et les deux canonnières en bois, de se repositionner en aval pour se mettre plus à l’abri. Le duel d’artillerie va durer plus de quatre heures, mais les navires de l’Union échoueront à réduire au silence les positions confédérées.

La hauteur de Drewry’s Bluff s’avère être aussi un avantage défensif. Le Monitor est invulnérable aux projectiles ennemis mais ses deux gros canons n’ont pas suffisamment d’élévation pour atteindre le sommet de la falaise, si bien que l’impact du cuirassé sur la bataille s’en trouve réduit. La Naugatuck doit se retirer lorsque son canon Parrott de 100 livres explose accidentellement, réduisant encore un peu plus la puissance de feu utile des Nordistes. Le Galena reçoit durant le combat une cinquantaine de projectiles, dont la moitié environ passe à travers son blindage. Vers midi, alors qu’il est sur le point de manquer de munitions, Rodgers se résout à battre en retraite. Les habitants de Richmond peuvent pousser un soupir de soulagement : leur ville est sauvée… provisoirement.

Richmond assiégée

Car si la menace fluviale était écartée, la menace terrestre, pour sa part, était toujours là. Certes, elle ne se fit pas tout de suite pressante après les batailles de Williamsburg et d’Eltham’s Landing. Toujours convaincu d’être inférieur en nombre à son adversaire et échaudé après les combats d’arrière-garde livrés par les Confédérés, McClellan n’avança que précautionneusement son armée. À sa décharge, le mois de mai fut tout aussi pluvieux que celui d’avril. La Chickahominy déborda de plus belle, transformant en fondrière la route menant à Richmond. Cette situation allait s’avérer surtout problématique pour le passage du ravitaillement. Le génie nordiste dut travailler d’arrache-pied pour jeter des ponts sur ses eaux bouillonnantes, tandis que les soldats recouvraient inlassablement les chaussées de rondins pour les rendre praticables.

Dans ces conditions, les épidémies continuèrent à faire des ravages dans les rangs de l’armée du Potomac. La crue alimenta les marécages des environs, desquels des nuées de moustiques s’abattirent sur les troupes. La malaria toucha de nombreux soldats, et McClellan lui-même en fut atteint. À la fin du mois, les pertes au combat et les maladies avaient fait tomber ses effectifs à 105.000 hommes. Cela ne l’empêcha pas de réorganiser ses forces, créant deux nouveaux corps d’armée en combinant la division Franklin à la division de réserve et en amputant les IIIème et IVème Corps d’une division chacun. Le commandement des Vème et VIème Corps ainsi formés échut respectivement à Fitz-John Porter et William Franklin, chacun des cinq corps présents comptant désormais deux divisions.

Fin mai, cependant, l’étau nordiste commença à se resserrer autour de Richmond. Les Fédéraux utilisèrent à leur profit le petit port de West Point, situé à l’endroit où les rivières Pamunkey et Mattaponi se rejoignaient pour former la rivière York. La Richmond and York River Railroad qui en partait servit d’axe de ravitaillement pour l’armée du Potomac, et permit également d’acheminer en première ligne les énormes canons dont McClellan estimait qu’il aurait besoin pour assiéger Richmond. Alors que les Nordistes se rapprochaient des lignes confédérées pour les tester, accrochages et escarmouches se multiplièrent à moins de 15 kilomètres de la capitale sudiste. Comme lors de l’expédition nordiste sur la James un peu plus tôt, une atmosphère de fin de règne s’installa sur Richmond.

McClellan n’avait cependant pas l’intention de frapper tout de suite. Son souci immédiat était – comme toujours – d’obtenir des renforts, et il espérait encore que le Ier Corps de McDowell pourrait venir le rejoindre depuis le nord de la Virginie. Encore fallait-il pour cela lui assurer une voie d’accès au reste de l’armée. Pour cette raison, McClellan fit étendre ses lignes en direction du nord-ouest, afin de se mettre à portée des lignes ferroviaires des Richmond, Fredericksburg & Potomac Railroad et du Virginia Central Railroad, qui remontaient vers le nord en direction de Washington. Johnston contra ce mouvement en envoyant vers le nord la brigade de Lawrence Branch, récemment ramenée de Caroline du Nord et renforcée d’éléments des trois armes.

Ce mouvement attira l’attention de McClellan qui, estimant sa droite menacée, expédia le Vème Corps en direction de Hanover Court House, où le Virginia Central enjambait la rivière Pamunkey. Le 27 mai, les troupes de Porter y accrochèrent celles de Branch. Les forces en présence étaient très déséquilibrées – 12.000 Nordistes contre 4.000 Sudistes – et les Fédéraux, ayant l’avantage du nombre, finirent par mettre en déroute la petite armée de Branch, faisant plusieurs centaines de prisonniers. Cette nette victoire nordiste eut néanmoins un effet pervers : elle focalisa l’attention de McClellan sur une menace – plus imaginaire que réelle – pesant sur son aile droite et, ce faisant, l’empêcha de renforcer convenablement sa gauche – une situation qui allait manquer de provoquer un désastre, quelque jours plus tard, pour les Nordistes.

 

Poursuivez votre lecture avec nos autres articles sur le même thème