Sur le théâtre d’opérations de l’Ouest – autrement dit, de la zone comprise entre les Appalaches et le Mississippi – rien ne laissait présager que la stratégie de l’Union, prudente voire précautionneuse, allait connaître d’aussi fulgurants succès dès les premiers mois de l’année 1862. Et encore moins que ce serait un ancien officier démissionnaire, devenu alcoolique après avoir raté sa reconversion dans le civil, qui allait en être le principal maître d’œuvre. Pourtant, ce sont bel et bien des victoires décisives qu’allait remporter pour le Nord un certain Grant, en février 1862.
Un improbable vainqueur
Hiram Ulysses Grant est né en 1822 dans l’Ohio. Bien que n’ayant aucune attirance pour le métier des armes, il est envoyé par ses parents à l’académie militaire de West Point en 1839. Inscrit par erreur sous le nom d’Ulysses Simpson Grant, il va garder ce nom par la suite. À sa sortie en 1843, il est orienté vers un poste administratif. Cette position, ainsi que son dégoût pour la guerre, ne l’empêchent pas de servir avec distinction au Mexique, gagnant au cours du conflit deux promotions par brevet. Mais en 1854, il est mis en cause par un autre officier qui affirme l’avoir surpris en état d’ébriété, et Grant préfère abruptement démissionner plutôt que de risquer la cour martiale.
Grant s’essaye alors à diverses activités, dont celle de fermier dans le Missouri – il y possèdera même un esclave – mais sans grand succès, à tel point qu’il finit par être embauché dans la tannerie de son père, faute de mieux. Une des raisons de ses échecs chroniques était son penchant pour l’alcool. Bien que la rumeur publique, puis la légende, semblent avoir beaucoup exagéré la portée réelle de l’alcoolisme de Grant, le fait qu’il ne prenait pas toujours la peine de dissimuler son état lorsqu’il était ivre suffisait à le faire précéder d’une réputation désastreuse.
Tout change en 1861 lorsque la guerre civile éclate. Bien que ses requêtes pour reprendre du service eussent été ignorées par l’armée, Grant aura plus de succès auprès du gouverneur de l’Illinois, État où il réside. Son expérience de l’administration militaire va s’avérer précieuse pour organiser le contingent de volontaires que l’Illinois doit fournir à l’armée fédérale. En juin 1861, il finit par être nommé colonel du 21ème régiment de l’Illinois, et se voit chargé d’assurer la sécurité de la ligne de chemin de fer reliant Hannibal à St-Joseph, dans le nord du Missouri. En août suivant, Grant se voit placé à la tête du district militaire de Cairo. Peu après son départ du Missouri, le pont de chemin de fer enjambant la rivière Platte allait faire l’objet d’une des premières opérations de guérilla dans la région, tuant une vingtaine de personnes lorsqu’il s’effondra, saboté, au passage d’un train.
Le commandement confié à Grant était loin d’être anodin. Cairo, à l’extrémité sud de l’Illinois, était une modeste bourgade. Mais la ville était située au confluent du Mississippi et de l’Ohio, ce qui lui conférait une position stratégique de la plus haute importance pour le contrôle de ces deux fleuves. C’est Grant qui, le 6 septembre 1861, occupa Paducah, au confluent de l’Ohio et de la Tennessee, en réponse à la violation de la neutralité du Kentucky par les Sudistes. Durant les mois suivants, des forces importantes furent concentrées à Cairo en vue de futures offensives par voie fluviale, et confiées à Grant.
Carte de l'extrémité occidentale du Kentucky, annotée par l'auteur.
La bataille de Belmont
Début novembre 1861, le général John C. Frémont fut relevé de son commandement du département militaire du Missouri. Son successeur, Henry Halleck, allait avoir pour tâche de coordonner l’action des armées nordistes dispersées de Paducah jusqu’au Kansas. De nature prudente voire timorée, Halleck passait davantage pour un théoricien que pour un homme de terrain. Il possédait en revanche un réel talent pour les questions d’état major, et allait exceller dans la gestion de l’armée – ce qui, compte tenu de l’énorme effort à fournir dans ce domaine et notamment sur le plan logistique, allait s’avérer précieux durant le cours de la guerre.
Juste avant d’être limogé, un des derniers actes de Frémont fut d’ordonner à Grant de menacer Columbus, dans le Kentucky. Le but de la manœuvre était d’obliger les Confédérés à maintenir des troupes dans la région, les empêchant ainsi d’envoyer des renforts sur les autres théâtres d’opérations, et notamment dans le sud-ouest du Missouri, où les Fédéraux venaient de reprendre Springfield. Grant envoya d’abord un détachement aux ordres du colonel Oglesby effectuer une démonstration dans le Missouri, mais lorsqu’il s’avéra que les Confédérés avaient envoyé des troupes à sa rencontre, le général nordiste dut reconsidérer sa stratégie.
Columbus était loin d’être une cible à prendre à la légère. Depuis son occupation en septembre, le général sudiste Leonidas Polk y avait massé environ 5.000 hommes bien retranchés. Polk, un richissime planteur du Tennessee qui possédait plusieurs centaines d’esclaves, était également évêque dans l’église épiscopalienne, ce qui allait lui valoir son surnom de Fighting Bishop, « l’évêque combattant ». Il s’était surtout appliqué à fortifier Columbus, qui se trouvait sur la rive orientale du Mississippi, pour y barrer le cours du fleuve. Environ 140 canons lourds pointaient directement sur le cours d’eau, et Polk, pour faire bonne mesure, avait fait forger une énorme chaîne de près de 800 mètres de long qu’il avait fait tendre en travers du Mississippi.
Grant avait bien compris que Columbus lui était inaccessible par voie fluviale, compte tenu des moyens encore bien réduits alors à sa disposition. Plutôt que de se risquer dans une attaque frontale, il ordonna à Charles Ferguson Smith de porter ses troupes, basées à Paducah, vers le sud-ouest afin de menacer Columbus par voie de terre. Pendant ce temps, il se ferait transporter par bateau jusqu’à Belmont, un petit hameau situé dans le Missouri, juste en face de Columbus. Ainsi, il pourrait à la fois couvrir les hommes d’Oglesby, aventurés plus à l’ouest, et détruire la batterie de canons de siège que les Confédérés avaient installés à Belmont sans risquer de faire face à toute la garnison de Columbus.
Grant fit embarquer environ 3.000 hommes sur six navires de transport, accompagnés par deux canonnières en bois, l’USS Tyler et l’USS Lexington. Ces dernières n’étaient à la base que des navires civils à roues à aubes, mais une fois achetées et armées par l’U.S. Navy, elles reçurent une protection supplémentaire constituée d’épais madriers de bois. Elles furent ainsi surnommées timberclads, jeu de mots formé sur timber (bois de coupe) et ironclad, le terme qu’on utilisait à l’époque pour désigner un navire de guerre cuirassé. La force de Grant comprenait cinq régiments organisés en deux brigades, commandées respectivement par John McClernand et Henry Dougherty, deux compagnies de cavalerie et une batterie d’artillerie de campagne.
Une expérience décisive
Lorsqu’elle appareilla de Cairo le 6 novembre, cette force ne passa pas inaperçue, et Polk en fut bientôt informé. Toutefois, il estima que cette opération n’était qu’une feinte, et ne fit pas immédiatement renforcer ses positions à Belmont. Ces dernières n’étaient encore défendues que par un régiment d’infanterie, un bataillon de cavalerie et une batterie de campagne aux ordres du colonel James Tappan. Ce n’est que lorsqu’il apprit que les Fédéraux avaient commencé à débarquer près de Belmont, aux environs de 8 heures le 7 novembre 1861, qu’il se décida à y envoyer des renforts – quatre régiments du Tennessee – commandés par son subordonné, le général Gideon Pillow. Au bout d’une heure, les Sudistes alignaient face à Grant environ 2.700 soldats.
Tandis que Grant chargeait ses éléments avancés de reconnaître le terrain, les deux canonnières nordistes s’approchaient effrontément des batteries confédérées de Columbus. L’échange de tirs qui s’ensuivit fut infructueux : les artilleurs sudistes inexpérimentés ne placèrent qu’un coup au but sur la Tyler, un boulet plein qui tua un matelot mais n’endommagea pas le navire. Les marins nordistes, pour leur part, ne purent atteindre les canons ennemis, situés trop haut sur les escarpements surplombant le Mississippi. En tout, les canonnières de l’Union effectuèrent trois allers-retours, dans le but d’empêcher les canons lourds sudistes de soutenir les défenseurs de Belmont. De toute manière, la largeur du fleuve et la hauteur des arbres sur l’autre rive masquait aux Sudistes les troupes fédérales, rendant leur tir complètement aveugle et essentiellement inefficace.
La bataille s’engagea sur un terrain boisé où les espaces dégagés étaient rares et limités à quelques champs cultivés. Les épais sous-bois marécageux rendaient la progression difficile, en particulier pour l’artillerie. Déployés en tirailleurs, fantassins et cavaliers nordistes repoussèrent lentement leurs homologues sudistes durant la plus grande partie de la matinée pendant que Grant déployait ses forces en ligne de bataille. Pillow, officier incompétent qui devait surtout à ses accointances avec le parti démocrate d’avoir été nommé général, avait commis l’erreur d’établir sa ligne de défense principale non pas en lisière d’un bois, mais au beau milieu d’un champ. Ses hommes allaient s’y trouver exposés au feu d’un ennemi qui, lui-même, pourrait profiter du couvert des sous-bois.
Pourtant, la bataille n’était pas jouée d’avance. Lorsque les régiments nordistes débouchèrent dans le champ, ils furent accueillis par une grêle de balles et de mitraille qui les obligea à chercher le couvert dans les fourrés. Grant ne ménagea pas ses efforts pour les rallier, perdant ce faisant un cheval tué sous lui. Le général et ses officiers parvinrent à rétablir les forces nordistes sur une position à peu près sûre, protégée du feu ennemi par l’épaisseur de la végétation. Perdant patience et craignant de se trouver à court de munitions, Pillow lança alors ses troupes en avant, dans une charge à la baïonnette destinée à en finir. Les Sudistes parvinrent à enfoncer le centre de l’Union, mais les Fédéraux se regroupèrent rapidement pour contre-attaquer, rejetant leurs ennemis sur leurs positions de départ.
Vers midi, l’artillerie nordiste fut enfin à pied d’œuvre, et se mit à pilonner sa contrepartie sudiste. L’échange dura jusqu’à ce que les artilleurs confédérés, à court de munitions, ne se retirent. Les Fédéraux ciblèrent alors l’infanterie ennemie. Exténuée et privée de soutien, elle perdit bientôt pied et reflua en désordre vers Belmont. Les Confédérés se ressaisirent une fois à l’abri de leur camp, mais les canons nordistes eurent à nouveau vite raison de leur volonté de résister : ils se dispersèrent, laissant entre les mains de leurs adversaires deux canons et une centaine de prisonniers.
La première phase de la bataille, du débarquement nordiste à la prise du camp. Carte accompagnant le rapport officiel du général Grant, annotée par l'auteur. NB : sur cette carte et la suivante, le Nord est à gauche.
Profitables leçons
Les soldats de Grant atteignirent alors un seuil critique qui manqua de transformer leur victoire en désastre. Les soldats rompirent les rangs pour piller le camp, notamment en quête de nourriture, tandis que les officiers semblaient davantage soucieux de donner une solennité à l’instant qu’à maintenir la discipline. McClernand, un ambitieux politicien de l’Illinois qui se voyait déjà à la tête d’une armée, improvisa même un discours, au milieu des acclamations et des airs patriotiques. Comme devait l’écrire plus tard Grant lui-même, ses hommes étaient comme « démoralisés par leur victoire ».
Sur l’autre rive du Mississippi, Polk ne réalisa la gravité de la situation que lorsque les Fédéraux déboulèrent dans le camp. Il expédia aussitôt d’autres renforts à Belmont : quatre régiments et un bataillon d’infanterie, aux ordres des colonels Samuel Marks et Benjamin Cheatham. Quant aux batteries fluviales confédérées, jusque-là aveugles, elles purent à loisir bombarder l’espace ouvert que représentait le camp pillé. Grant fit alors incendier ce dernier, signant par inadvertance l’arrêt de mort de quelques blessés sudistes oubliés dans leurs tentes. Leurs rangs reformés, les soldats nordistes firent demi-tour pour rejoindre leurs navires de transport.
Cheatham se lança à la poursuite des Nordistes tandis que Marks tenta de leur couper la route, réussissant à attaquer leur flanc droit. Une première attaque finit par mettre la brigade Dougherty en déroute lorsque les Sudistes chargèrent. Le reste de la force nordiste se retrouva pris entre deux feux au beau milieu du champ où l’on s’était battu le matin même, mais Grant conserva son calme et fit dételer ses canons. Ceux-ci accablèrent de mitraille les hommes de Marks, permettant au 31ème régiment de l’Illinois d’ouvrir une route vers l’arrière. Suivies de près par les Confédérés, les troupes nordistes parvinrent à rembarquer sans trop de difficultés grâce au feu de leurs canonnières, juste avant la tombée de la nuit. Les deux camps avaient perdu, au total, environ 600 hommes chacun.
Le général nordiste allait tirer de cet engagement mineur de fructueuses leçons, comme il allait le rappeler plus tard dans ses mémoires. Personnellement en danger à plusieurs reprises, il y fit montre d’un courage physique indéniable et, surtout, de l’implacable – et parfois impitoyable – volonté qui allait l’animer pour le restant du conflit. Il apprit également quelles erreurs étaient à ne pas commettre s’il voulait garder ses hommes en main et ne pas les voir perdre leur élan après un succès initial. De surcroît, Grant en découvrit long sur lui-même, mais également sur ses ennemis, prenant une confiance en lui qui allait s’avérer déterminante dans ses succès à venir.
Le repli et le rembarquement des Nordistes. Même carte que précédemment, annotations de l'auteur.
La bataille de Belmont, malgré son caractère fondateur pour Ulysses Grant et ses soldats, n’avait été qu’une escarmouche dépourvue de signification stratégique à l’échelle de la guerre. D’autres opérations bien plus importantes allaient suivre, bien que leurs résultats devaient s’avérer surprenants même pour ceux les ayant entreprises. Appliquant les leçons apprises à Belmont, Grant allait faire d’une offensive lancée sans conviction une victoire décisive pour l’Union.
Les réticences de Halleck
Début 1862, le président nordiste Abraham Lincoln s’impatiente. Au cours des mois précédents, les effectifs de ses armées avaient été considérablement accrus, un énorme effort d’équipement avait été consenti, et les hommes étaient à présent bien mieux entraînés qu’ils ne l’étaient à l’été précédent. Malgré cela, aucun des principaux généraux nordistes ne lançait d’offensive sérieuse. Soucieux des retombées politiques de leur inaction, Lincoln les exhorta à une offensive générale pour le 22 février, anniversaire de George Washington, le premier président des États-Unis.
Déjà naturellement timoré, le général Halleck, qui commandait le département militaire du Missouri, devait faire face à d’autres facteurs. Le premier était l’absence de commandement unifié dans l’Ouest. Trois départements distincts devaient y coordonner leurs efforts : outre celui du Missouri, on comptait également celui du Kansas, plutôt mineur (il couvrait les opérations au Nouveau-Mexique et dans le Territoire indien) et le département de l’Ohio, dont les troupes étaient concentrées dans l’est du Kentucky. Halleck, pour sa part, devait gérer un territoire vaste et difficile. Ses forces devaient assurer la sécurité du Missouri, un État déjà en proie aux agissements de la guérilla pro-sudiste. Celles que cette tâche laissait disponibles constituaient deux armées très éloignées l’une de l’autre, celle de Samuel Curtis dans le sud-ouest du Missouri, et celle de Grant dans le sud de l’Illinois.
Ce dernier, enhardi par son demi-succès de Belmont, n’avait eu de cesse, dans les semaines suivantes, de demander à Halleck l’autorisation de passer à l’attaque. Son idée était de remonter la rivière Tennessee pour attaquer le fort Henry, que les Confédérés avaient construit pour en contrôler le cours. Malheureusement pour lui, son supérieur ne lui faisait aucune confiance à cause de sa tenace réputation d’alcoolique. Pour ne rien arranger, Halleck ne parvenait pas à s’entendre sur une stratégie commune avec son homologue du département de l’Ohio, Don Carlos Buell. Celui-ci n’avait entrepris que des avancées limitées dans le Kentucky, l’une d’elles menant à la petite victoire de Mill Springs.
Malgré tous ses défauts, dont le moindre n’était pas son incapacité à entretenir de bonnes relations avec ses subordonnés, Halleck n’en restait pas moins très attaché aux convenances militaires. Une fois qu’il reçut de Lincoln l’ordre de passer à l’offensive, il l’exécuta – contrairement à un McClellan, par exemple. Il autorisa finalement Grant à faire mouvement contre le fort Henry. Dans l’esprit de Halleck, il ne pouvait s’agir que d’une opération limitée ayant essentiellement valeur de diversion. Grant, en effet, n’avait que 20.000 hommes, contre 56.000 pour Buell. Il était donc entendu que l’offensive principale serait l’œuvre de ce dernier.
Le choc de deux stratégies
Lincoln lui-même comptait également beaucoup sur Buell mais pour le comprendre, il faut remonter quelques mois en arrière. Lorsque les premiers États sudistes emboîtèrent le pas de la Caroline du Sud et firent sécession en janvier 1861, le Tennessee rejeta de peu cette option par un référendum populaire. L’État était partagé géographiquement : les plaines de l’ouest, propices à l’exploitation du tabac et du coton, soutenaient la sécession tandis que l’est, très montagneux et où l’esclavage était peu pratiqué, restait fidèle à l’Union. Le centre demeura indécis jusqu’à ce que la guerre civile n’éclate. L’influence du gouverneur Isham Harris fut alors déterminante : le Tennessee central bascula dans le camp de la sécession et cette dernière fut approuvée par un nouveau référendum, le 8 juin 1861.
À l’instar de leurs homologues de Virginie occidentale, les unionistes du Tennessee oriental tentèrent de s’opposer à la sécession en formant leur propre État, en y ajoutant quelques comtés du nord-est de l’Alabama. Ils n’eurent toutefois pas la même réussite, l’armée confédérée prenant rapidement le contrôle d’une région par ailleurs trop éloignée des États nordistes pour espérer recevoir une aide militaire de leur part. Ces régions demeurèrent toutefois des foyers de soutien à la cause de l’Union, et son occupation allait devenir une des obsessions majeures d’Abraham Lincoln durant les deux années à venir. L’offensive que Lincoln réclamait à Buell était dirigée vers cet objectif – une cible dont la valeur était bien plus politique que militaire ou stratégique.
Le Tennessee oriental était enclavé par les montagnes escarpées qui bordaient les hautes vallées des rivières Tennessee et Cumberland. Depuis le Kentucky, l’accès le plus direct était la cluse de la Cumberland, un passage étroit et facile à défendre que Buell était peu désireux d’attaquer de front. Il était plus aisé de passer plus au sud, par Chattanooga via Nashville, mais cela imposait d’abord de prendre d’assaut les principales positions confédérées autour de Bowling Green. En conséquence, Buell demeura circonspect et se limita à quelques démonstrations durant les premières semaines de 1862.
De leur côté, les Confédérés avaient l’avantage de bénéficier d’un commandement unifié pour tout l’Ouest. Ce « département militaire numéro deux », ainsi qu’il était provisoirement désigné, avait été confié à Albert Sidney Johnston. Ce dernier n’avait aucun lien de parenté avec Joseph Eggleston Johnston, qui commandait les forces sudistes en Virginie. Militaire de carrière, A.S. Johnston avait été nommé à la tête du département militaire du Pacifique de l’armée fédérale peu de temps avant la guerre. Né dans le Kentucky mais Texan d’adoption, il s’était rangé dans le camp du Texas lorsque celui-ci avait fait sécession. Sa réputation était celle d’un officier prometteur, et le président sudiste Jefferson Davis le tenait en haute estime.
Conformément à la stratégie élaborée par Davis, Johnston avait disposé ses troupes de façon à défendre la frontière nord du Tennessee sur toute sa longueur. En conséquence, ses troupes étaient très étirées. Polk, à Columbus, disposait à présent de 12.000 hommes. Le fort Henry comptait une garnison de 3.000 soldats aux ordres de Lloyd Tilghman, tandis que 2.000 autres occupaient le fort Donelson, à quelques kilomètres de là sur la Cumberland. William Hardee commandait la force principale des Confédérés dans le sud du Kentucky – 22.000 hommes basés à Bowling Green – et Carter Stevenson disposait d’au moins trois brigades pour défendre la cluse de la Cumberland.
Déploiement des armées dans le Kentucky au début de 1862.La ligne rougematérialise la stratégie de défense des Confédérés. Carte annotée par l'auteur à partir d'un original de la cartothèque Perry-Castaneda.
Des voies fluviales sous-estimées
A.S. Johnston s’était vu adjoindre Pierre Beauregard, le vainqueur du fort Sumter et de Bull Run, que le président Davis n’appréciait guère et qu’il était surtout désireux d’éloigner de Richmond. En ce début d’année 1862, ni lui ni les autres généraux détenant des commandements supérieurs dans l’Ouest n’avaient correctement évalué la valeur réelle des voies navigables dans les opérations à venir. Les uns comme les autres étaient surtout préoccupés par le contrôle des voies ferrées, jugées plus propices au ravitaillement d’une armée importante.Dans l’Ouest, le seul axe ferroviaire continu (si l’on fait abstraction des différences d’écartement) orienté dans le sens nord-sud reliait justement Louisville, dans le nord du Kentucky, à Nashville, la capitale du Tennessee, et transitait par Bowling Green – ce qui explique que les Sudistes aient choisi de défendre cette ville en priorité. C’était d’autant plus nécessaire que Nashville, dotée d’un important arsenal, était l’un des rares centres industriels du Sud. Il en émanait un réseau ferré relativement dense permettant d’accéder aux États du Mississippi, de l’Alabama et de Géorgie.
En matière de voies fluviales, seul le Mississippi était considéré comme un axe de pénétration majeure dans la stratégie sudiste et à ce titre, il avait été puissamment fortifié. La Tennessee et la Cumberland, pour leur part, avaient été tenues pour secondaires – de là, la faible garnison affectée aux forts Henry et Donelson. Conformément à la pensée militaire du temps et malgré les succès obtenus par la marine de l’Union contre les forts de la passe d’Hatteras ou ceux de la baie de Port Royal, les fortifications et leurs canons étaient toujours considérées comme supérieurs à une flotte.
Le seul qui semblait accorder davantage d’importance aux rivières était Ulysses Grant, ce qui allait effectivement lui réussir. Encore ne faut-il pas nécessairement voir là le fruit d’une clairvoyance stratégique à long terme : à ce moment, Grant n’imaginait pas à quelle point la prise des forts Henry et Donelson s’avérerait décisive. L’opération pour laquelle il avait finalement obtenu l’autorisation de Halleck devait rester limitée, et les deux forts présentaient une cible plus facile que Columbus – la bataille de Belmont l’avait bien montré. En revanche, il est certain que l’expérience de Grant à Belmont lui avait montré tous les avantages que présentait une opération combinée par voie fluviale, une chose que les autres généraux ne concevaient pas, faute de l’avoir expérimentée eux-mêmes.Grant fut bien aidé dans sa tâche par la marine fédérale. Dès mai 1861 avait été créée une « flottille de canonnières de l’Ouest » (Western gunboat flotilla). Cette unité était sous le contrôle opérationnel de l’armée fédérale, mais elle était servie par des marins et encadrée par des officiers de l’U.S. Navy.
En février 1862, elle était commandée par Andrew Foote. Outre les navires de transport, elle comprenait deux types de bâtiments de combat. Les premiers (timberclads) étaient des navires civils modifiés pour recevoir des canons et des protections en bois épais, tandis que les suivants (ironclads) reçurent un véritable blindage en fer, quoique peu épais. Ce fut toutefois suffisant pour leur permettre de tenir la dragée haute à l’artillerie des forts sudistes. Ces navires livrèrent aux canonnières confédérées plusieurs engagements non décisifs durant l’hiver 1861-62, et leur puissance de feu allait s’avérer précieuse au cours de la campagne à venir.
Forces en présence
Ce n’était pas le seul problème auquel le commandant sudiste était confronté. Le fort Henry avait fait l’objet d’un choix d’emplacement parmi les plus ineptes de toute l’histoire du génie militaire. Le lieu avait été sélectionné par Daniel Donelson, jusque-là ministre de la Justice de l’État du Tennessee, dont l’expérience militaire se limitait à une courte carrière d’officier dans l’armée fédérale 35 ans plus tôt. Il choisit pour construire le fort une position qui offrait un champ de tir dégagé vers l’aval de la rivière, mais qui se trouvait surplombée par les collines alentours.
Pire, le site du fort avait été désigné au mois de juin, alors que les eaux de la Tennessee étaient encore relativement basses, et Donelson n’avait tenu absolument aucun compte des crues hivernales. Si bien qu’en février 1862, le fort Henry était en grande partie inondé : la poudrière principale était sous l’eau et la moitié des canons était inutilisable. L’un des rares atouts défensifs du fort était constitué par l’emploi, alors nouveau, de « torpilles » : des tonneaux remplis de poudre à canon ancrés sous le niveau de la rivière et armés pour exploser au contact d’un navire – en d’autres termes, un champ de mines.
Face à cela, le général Grant avait amené 17.000 hommes, en deux rotations car il n’avait pas suffisamment de navires de transport. Ces forces étaient organisées en deux divisions commandées par McClernand et C. Ferguson Smith. La première fut débarquée sur la rive droite pour attaquer directement le fort Henry, tandis que la seconde, sur la rive gauche, assaillirait simultanément le fort Heiman. Les débarquements eurent lieu les 4 et 5 février à environ 5 kilomètres au nord du fort Henry, après quoi Grant envoya sa flottille de canonnières effectuer un bombardement préliminaire.
Le commodore Foote avait à sa disposition sept navires armés en tout. Trois étaient des timberclads : à la Tyler et la Lexington déjà engagées à Belmont s’ajoutait l’USS Conestoga. Ces trois bâtiments formaient une division séparée dirigée par le capitaine de corvette Seth Phelps. Foote, quant à lui, commandait directement les quatre ironclads, dont trois (USS Cincinnati, USS Carondelet et USS St. Louis) avaient été construits spécifiquement pour cet usage. Le quatrième, l’USS Essex, était un ancien navire civil armé et sommairement blindé.
Une lutte inégale
Les canonnières de l’Union durent surtout batailler contre les forts courants engendrés par la crue. Les torpilles que les Confédérés avaient disposées au milieu de la Tennessee furent sans effet : la plupart d’entre elles n’avaient pas été étanchéifiées suffisamment et avaient pris l’eau, rendant inopérants les explosifs qu’elles contenaient. De surcroît, la plupart d’entre elles avaient été emportées par le courant, et celles qui auraient pu être encore fonctionnelles dérivèrent au-delà de la flottille nordiste sans lui causer de dommages.
Le 6 février, Foote s’approcha du fort Henry et ouvrit le feu. Il avait laissé en arrière les timberclads, moins protégés, si bien que ce furent les ironclads qui subirent le plus gros de la riposte sudiste. Celle-ci, au demeurant, fut pratiquement sans effet. Conçus par un ingénieur de St-Louis, James Eads, les ironclads nordistes présentaient des flancs inclinés sur lesquels les projectiles confédérés ricochaient sans pénétrer. Leur pont, en revanche, n’était pas blindé, mais il aurait fallu pour les atteindre que les canons sudistes fussent situés en hauteur ; or, le fort Henry était – ô combien ! – au ras de l’eau. Seul l’Essex fit les frais de son blindage plus léger : un boulet transperça sa chaudière principale, ébouillantant 28 membres d’équipage dont 5 mortellement. Privée de vapeur, l’Essex se mit à dériver et quitta le combat.
Malgré ce coup au but, la lutte demeura inégale pour les artilleurs sudistes. Au bout d’une heure, cinq de leurs canons avaient été réduits au silence et les stocks de munitions accessibles baissaient dangereusement. Tilghman estima que l’honneur de la Confédération avait été défendu suffisamment longtemps et offrit sa reddition à Foote. Le fort était à ce point inondé que l’embarcation que Foote envoya récupérer Tilghman put y pénétrer en passant par la porte principale. Le fort Henry tomba ainsi entre les mains nordistes avant même que l’infanterie de Grant ne put s’en approcher.
Des conséquences inattendues
Dans le camp confédéré, on réalisa aussitôt à quel point la situation était sérieuse. A.S. Johnston estima dès le lendemain de la chute du fort Henry que le fort Donelson tomberait tout aussi facilement, ouvrant aux Nordistes la route de Nashville et menaçant d’encerclement le gros de ses troupes déployées dans le Kentucky. Il ordonna à Hardee de quitter Bowling Green et de se replier sur Nashville. La perte du fort Henry démontrait surtout l’échec de la stratégie confédérée : dépourvue de profondeur stratégique, la ligne de défense des Sudistes était condamnée dès lors qu’un de ses maillons avait sauté.
Johnston convint malgré tout qu’il était nécessaire de défendre autant que possible le fort Donelson pour donner aux troupes sudistes le temps de se regrouper à Nashville et d’y organiser leurs défenses. Il dépêcha sur place 12.000 hommes, soit deux divisions aux ordres de Simon Buckner et Gideon Pillow. Ces renforts étaient placés sous le commandement de John Floyd, l’ancien secrétaire à la Guerre sous la présidence de James Buchanan, récemment transféré de Virginie occidentale. Avec les forces déjà présentes et celles ramenées du fort Henry, la garnison du fort Donelson s’élevait en tout à 16.000 soldats.
Une cible plus coriace
Situé dans le voisinage immédiat de la petite ville de Dover, le fort Donelson était autrement plus redoutable que le fort Henry. Dressé sur une petite butte surplombant la Cumberland d’une trentaine de mètres, il était à l’abri des inondations. La dotation en artillerie était également bien meilleure, puisqu’on en comptait une soixantaine de pièces. Le fort lui-même étant bien trop exigu pour contenir 16.000 soldats, les hommes de Floyd avaient entrepris sitôt arrivés d’établir une ligne de défense extérieure d’environ quatre kilomètres serpentant à travers un paysage boisé et vallonné. La droite de la position est garantie par une rivière, la Hickman Creek, le centre court le long des crêtes, la gauche est couverte par un petit ruisseau, et les arrières sont solidement tenus par le fort Donelson.
C’est une bonne position défensive, mais non exempte de défauts. Les soldats qui l’occupent sont encore, pour beaucoup, armés de vieux mousquets à silex sensibles à l’humidité. De surcroît, l’aile gauche confédérée fait face à une ligne de crête qui, une fois tenue par les Nordistes, leur permettrait de couper la seule voie acceptable de retraite par la terre. Enfin, le moindre de ces points négatifs n’est certainement pas le commandement. L’incurie notoire de Pillow s’était déjà exprimée quinze ans plus tôt au Mexique, et plus récemment à Belmont. Floyd était un homme politique dépourvu de talent militaire. Quant à Buckner, son moral était au plus bas, car il tenait la défense pour un sacrifice inutile dépourvu d’échappatoire. Initialement, c’était Beauregard qui devait commander cette force mais, malade, il s’était fait poliment excuser.
Une brigade de cavalerie ad hoc avait été déployée au contact des éléments avancés nordistes, et confiée à un lieutenant-colonel de 41 ans, Nathan Bedford Forrest. Ce Tennesséen originaire de Memphis était pour ainsi dire l’antithèse de l’idée qu’on pouvait se faire du « gentleman sudiste ». D’extraction modeste, il n’appartenait en rien à cette aristocratie terrienne qui régnait sur les plantations de coton et de tabac. Mais il était doué pour les affaires, et avait réussi, avant guerre, à amasser une fortune colossale grâce à diverses entreprises, y compris un fructueux commerce d’esclaves. Millionnaire en dollars, Forrest pouvait se vanter d’être encore plus riche que Leonidas Polk – en fait, il était probablement l’un des individus les plus riches de tout le Sud.
Forrest était aussi connu pour ses aptitudes physiques, qui servaient à merveille un tempérament agressif et, à l’occasion, un sens de l’honneur assez chatouilleux. Avec 1,88 m pour 95 kilos, il était largement au-dessus du gabarit moyen de l’époque et de l’aveu de ses contemporains, c’était un excellent escrimeur doublé d’un cavalier hors pair. Le fait qu’il ait survécu à de nombreux combats et blessures a largement alimenté son image, encore populaire aujourd’hui, de héros légendaire de la cause sudiste. Une légende oscillant entre dorure et noirceur, notamment à cause de sa participation controversée à un massacre de prisonniers noirs au fort Pillow en 1864. Et Forrest joua un rôle incontestable dans le succès, après la guerre, de la première incarnation du Ku Klux Klan.
Placé à la tête d’un régiment de cavalerie qu’il avait recruté et équipé à ses frais, il démontra bientôt des aptitudes au commandement suffisamment notables, en dépit de son absence totale de formation militaire, pour gravir les premiers échelons de la hiérarchie. Il allait en monter d’autres encore, mais pour l’heure, il ne put guère que retarder de peu la progression de l’armée de Grant. À la fin de la journée du 12 février, les Nordistes étaient au contact de la principale ligne confédérée. Ils déployèrent la division C.F. Smith à gauche, et la division McClernand à droite.
Une citadelle assiégée
Si Smith, tout proche du QG de Grant, se contenta d’une brève démonstration avant de faire ouvrir le feu sporadiquement à ses canons et de faire avancer tireurs isolés et lignes de tirailleurs, McClernand en fit davantage. Déployant ses troupes, il s’aperçut que la longueur des lignes confédérées l’obligerait à étirer dangereusement les siennes s’il voulait couper à l’ennemi toute retraite. Il fut également pris à partie par l’artillerie que les Confédérés avaient placée sur une position avancée, en hauteur, au centre de leur ligne. Confiant, McClernand chargea la brigade de William Morrison de s’en emparer, et la fit renforcer par un régiment de la brigade de William H. L. Wallace – un homonyme dépourvu de parenté avec Lew Wallace.
Bientôt pilonnés par une seconde batterie confédérée, les Nordistes n’en montèrent pas moins à l’assaut. Parvenus tout près de la position ennemie, ils furent repoussés par la brigade sudiste d’Adolphus Heiman, dont le soutien aux artilleurs avait été sous-estimé. Le colonel Morrison fut blessé, mais ses hommes renouvelèrent leur attaque, sans succès, une première fois puis une seconde. Ce n’est que lorsque les feuilles mortes et les buissons prirent feu que la brigade, désormais aux ordres du colonel Leonard Ross, abandonna son attaque. Les infortunés blessés qui n’avaient pu s’extraire du brasier périrent carbonisés. En tout, environ 150 Nordistes furent tués ou blessés pour un résultat nul.
Ayant enfin reçu les renforts tant attendus, Grant put détacher la brigade de John McArthur de la division Smith pour donner un peu de profondeur au dispositif de McClernand. Son armée était fin prête : il n’y avait plus qu’à attendre que la flottille de canonnières, qui avait fait merveille au fort Henry, n’entre en jeu. Dans l’intervalle, les troupes de deux camps vécurent un enfer malgré l’absence de combats d’envergure. Des tirs sporadiques continuèrent durant toute la journée du 13 février et la nuit suivante. Allumer un feu pour faire la cuisine exposait à devenir la cible des tireurs d’élite.
Pour ne rien arranger, les conditions météorologiques se dégradèrent subitement. Un vent glacial se leva à la tombée de la nuit et les températures, jusque-là anormalement élevées et quasi printanières, chutèrent largement en-dessous de zéro. Il neigea une bonne partie de la nuit. De nombreux soldats avaient commis l’erreur de laisser en arrière leurs couvertures et leurs manteaux… Ceux qui n’allaient pas mourir de pneumonie les semaines suivantes allaient retenir la leçon. Quant aux blessés, après les flammes, ils devaient à présent faire face à l’hypothermie.
Le lendemain, ayant couvert le débarquement des renforts à présent terminé, Foote se trouvait disponible avec ses canonnières. Il attaqua à 15 heures. Comme au fort Henry, il déploya ses quatre ironclads en ligne et laissa les trois timberclads en réserve. Tirant avec la même intensité que huit jours plus tôt, les canonnières nordistes causèrent des dégâts significatifs au fort Donelson. Ce dernier, néanmoins, avait du répondant. Sa position en hauteur permettait à ses canons de pratiquer un tir plongeant contre les navires nordistes, qui s’étaient rapprochés dangereusement – à 350 mètres seulement de leur cible.
Ainsi placés, les artilleurs confédérés pouvaient atteindre le pont des canonnières qui, contrairement à leurs flancs inclinés, n’était pas blindé. Cet avantage finit par payer. Un boulet pénétra par le toit dans la passerelle de l’USS St. Louis et emporta la roue du gouvernail, tuant au passage le timonier et manquant de peu le commodore Foote qui fut blessé par des éclats de bois – ironiquement, au pied. Incontrôlable, la St. Louis ne put être dirigée pour faire face au courant et se mit à dériver. La Louisville eut également sa direction endommagée et subit le même sort. Les deux canonnières fédérales survivantes se retirèrent pour couvrir les autres, et le bombardement du fort Donelson par la flottille fluviale s’arrêta là.
Espoir de sortie
Pour ce faire, Floyd réorganisa complètement ses forces. Pillow, avec cinq brigades, et couvert sur son flanc gauche par les cavaliers de Forrest, aurait pour tâche d’effectuer la percée principale en attaquant la division nordiste de McClernand. Quant à Buckner, il devrait mener ses deux brigades dans une attaque de soutien contre le centre fédéral, avec l’appui de la brigade Heiman, dans le but d’empêcher Grant d’envoyer des renforts à McClernand. Ce plan était audacieux car ce faisant, les Confédérés ne laissaient sur leur flanc droit qu’un unique régiment pour occuper les défenses extérieures, et la brigade de John Head pour tenir le fort Donelson proprement dit.
Avant l’aube, le 15 février 1862, les soldats sudistes reçurent des vivres pour trois jours. Les Fédéraux, pour leur part, étaient restés passifs. Grant avait quitté le champ de bataille pour conférer avec Foote de la stratégie à suivre après l’échec des canonnières, à une dizaine de kilomètres de son quartier général. Lancée au lever du soleil, l’attaque confédérée prit les Nordistes au dépourvu. Non seulement leur chef n’était pas là pour y faire face, mais les guetteurs fédéraux, sans doute trop occupés à lutter contre le froid, n’avaient rien remarqué du redéploiement des Confédérés. Pour ne rien arranger, Grant n’entendit pas le bruit du combat, et ne regagna son QG que lorsqu’un messager vint le prévenir. Cette absence momentanée allait manquer, ultérieurement, de lui coûter sa carrière.
L’attaque confédérée porta en premier lieu contre la brigade nordiste du colonel Oglesby. La brigade McArthur se porta à son secours mais, mal déployée, elle fut de peu d’efficacité. Les deux unités résistèrent malgré tout pendant deux heures, notamment grâce au soutien de W.H.L. Wallace. Ce dernier put intervenir parce que Buckner était, contrairement au plan initialement prévu, resté l’arme au pied. Il ne se mit en marche que lorsque Pillow le somma de le faire, mais son attaque accrut encore la pression déjà grande exercée sur les Nordistes. Forrest se montra décisif, manœuvrant à cheval pour flanquer à plusieurs reprises les Fédéraux avant de les attaquer à pied. Ces facteurs, combinés à l’épuisement progressif des munitions des Nordistes, finirent par obliger les hommes de McClernand à reculer.
Leur retraite manqua de peu de se transformer en déroute, mais en l’absence de Grant, McClernand réussit à persuader Lew Wallace de venir à son aide. Ses deux brigades parvinrent à rétablir une ligne de défense que Buckner assaillit à trois reprises, sans succès. Vers 12h30, la progression des Confédérés était stoppée. Malgré cela, leur succès était incontestable : ils étaient maîtres des hauteurs qui commandaient la route de Charlotte et par conséquent, la voie du salut leur était essentiellement assurée.
De la victoire à la capitulation
Grant, pour sa part, était enfin arrivé sur le champ de bataille, vers 13 heures. Sans se départir de son calme habituel, il prit aussitôt des mesures énergiques. Il ordonna à Foote d’envoyer ceux de ses navires encore en état de marche effectuer une prudente démonstration contre le fort Donelson afin de soutenir le moral vacillant de ses soldats. Il fit renforcer la division Wallace par la brigade Ross et deux régiments de la division C.F. Smith, le tout confié à son homonyme Morgan L. Smith. Lew Wallace reçut pour mission de reprendre le terrain perdu sur la droite, tandis que C.F. Smith se vit chargé de lancer une attaque de diversion sur la gauche.
Cette dernière réussit au-delà de toute espérance : le 30ème régiment du Tennessee, unique force confédérée tenant l’enceinte extérieure, ne put tenir très longtemps malgré le soutien des canons du fort. Ramenant ses troupes de l’aile gauche confédérée, Buckner tenta sans succès de reprendre ses ouvrages à C.F. Smith. Sur la droite nordiste, Lew Wallace ne tarda pas à être victorieux lui aussi. La brigade de M.L. Smith progressa rapidement, par bonds, en se couchant entre deux mouvements pour se mettre à couvert. Lew Wallace laissera de leur chef en action cette description pittoresque : « Le cigare du colonel Smith fut emporté [par une balle] tout près de ses lèvres. Il en prit un autre et réclama une allumette. Un soldat accourut et lui en donna une. « Merci. Reprenez votre place, à présent. Nous sommes presque en haut » répondit-il et, tout en fumant, il éperonna son cheval. »
Au soir du 15 février, la retraite que les Confédérés s’étaient ouverte était désormais refermée, même si, dans les faits, la division de Lew Wallace était trop étirée pour couper efficacement la route de Charlotte. Peu importait : les Sudistes avaient laissé passer leur chance. Leurs généraux tinrent de nouveau conseil à l’hôtel de Dover. La situation militaire était précaire : toute la droite des défenses extérieures était enfoncée. Estimant que toute résistance supplémentaire causerait des pertes terribles et inutiles, Floyd et son état-major estimèrent qu’il n’y avait plus qu’à capituler. Triste fin pour une armée qui, quelques heures plus tôt, avait son salut bien en main.
Mais les avanies infligées aux troupes sudistes par leurs chefs ne s’arrêtèrent pas là. Floyd, accusé d’avoir délibérément fait transférer du matériel dans le Sud durant les mois précédant la guerre pour que les rebelles s’en emparent plus facilement, faisait l’objet d’une inculpation dans le Nord. Craignant d’être pendu s’il était capturé, il décida de s’éclipser en emmenant avec lui les régiments qu’il avait amenés de Virginie. Il embarqua sur deux transports avec environ 1.500 hommes et remit le commandement à Pillow. Celui-ci, redoutant un sort similaire à celui que craignait Floyd, profita de la nuit pour traverser la Cumberland sur une petite embarcation. À l’incompétence, l’un et l’autre avaient ajouté la couardise…
Buckner, défaitiste, hérita du commandement. Forrest sollicita de son supérieur l’autorisation de quitter la place avec ses cavaliers, et l’obtint. Il franchit les lignes adverses sans grande difficulté, avec 700 hommes. Grant, de son côté, avait prévu un assaut général pour le 16 février à l’aube, mais Buckner le devança en demandant à négocier les conditions de sa reddition. Les deux hommes se connaissaient bien : ils avaient servi ensemble dans l’armée fédérale, et Buckner avait même prêté de l’argent à Grant pour que celui-ci puisse regagner l’Illinois lorsqu’il avait démissionné. Le général sudiste s’attendait donc à se voir offrir des termes magnanimes.
Il n’en fut rien. Pour toute réponse, Grant lui écrivit : « Votre pli de ce jour, proposant un armistice et la nomination de commissaires pour définir les termes d’une capitulation, a bien été reçu. Aucun terme autre qu’une reddition inconditionnelle et immédiate ne peut être accepté. Je propose de m’installer immédiatement dans vos ouvrages. » Lorsqu’elle fut connue de la presse après la bataille, cette courte missive souleva l’admiration de tout le Nord, le public applaudissant à la fermeté de son auteur. Le général nordiste devait gagner là un surnom, basé sur ses initiales, Unconditional Surrender (« reddition inconditionnelle ») Grant. Buckner accepta de mauvaise grâce, car il n’avait guère le choix.
En tout, la chute du fort Donelson avait coûté à la Confédération près de 14.000 hommes, dont environ 12.500 prisonniers. L’Union, pour sa part, avait perdu 2.700 soldats, dont 500 tués. Les nombreux prisonniers sudistes prirent le chemin des premiers camps établis à leur intention dans le Nord, notamment autour de Chicago. Ils firent l’objet, par la suite, d’échanges contre des prisonniers nordistes – y compris Buckner, échangé en août.
Le reste de l’armée sudiste d’A.S. Johnston avait pu rejoindre Nashville, mais la ville était à présent indéfendable. Les Confédérés l’évacuèrent une semaine plus tard, le 23 février. Deux jours après, les navires de Foote firent leur jonction avec les soldats de Buell, qui avançaient enfin depuis le nord, et occupèrent la ville. La perte de ce nœud ferroviaire impliquait aussi l’isolement de Columbus, qu’il n’était plus possible de renforcer rapidement, et la position fortifiée fut évacuée à son tour, le 2 mars. Vaincu, mais non abattu, A.S. Johnston regroupa ses forces à Corinth, une petite bourgade du nord-est de l’État du Mississippi, et attendit les renforts qu’il avait demandés au président Davis. Le Tennessee central, lui, passait sous la coupe de l’Union.