On entend souvent, et pas seulement de la part de non musulmans, qu’en islam pouvoir temporel et pouvoir spirituel seraient obligatoirement liés, de tous temps, et que cela expliquerait en partie une difficulté de sécularisation des pays musulmans et d’adaptation des citoyens de religion ou de culture musulmane aux pays dits laïcs. Il existe pourtant nombre de penseurs qui ont réfléchi sur ces questions et ont battu en brèche les idées reçues. Parmi eux, l’Egyptien Ali Abdel Raziq, ou Abderraziq (1888-1966).
Une biographie d’Abdel Raziq
Abderraziq est né en Egypte en 1888, dans une famille rurale aisée. Son père est propriétaire terrien et surtout fondateur du parti Umma en 1907, qui défend l’idée d’une communauté nationale moderne. Il se situe dans le courant du modernisme libéral de l’Egypte du début du XXe siècle, et peu après des libéraux-constitutionnels. La famille d’Abderraziq est également proche du réformiste salafiste Muhammad Abduh (1849-1905), et le frère aîné d’Ali Abdel, Mostafa, a reçu une formation à l’université d’Al-Azhar où il a essayé d’imposer les thèses d’Abduh.
Abderazziq suit lui aussi sa formation à la prestigieuse université Al-Azhar, où il reçoit le degré de ‘alim (singulier d’ouléma) en 1911. Comme son frère, il tente alors de moderniser l’institution par l’intérieur, en particulier dans le domaine de l’enseignement. Cependant, dès 1912, comme Abduh avant lui, il part pour un voyage en Europe pour suivre des études d’économie et de sciences politiques ; malheureusement, la guerre l’oblige à revenir en Egypte avant la fin de ses études. Il reprend alors sa carrière : enseigne la littérature arabe, devient cadi à Mansourah et commence à réfléchir sur le système judiciaire islamique.
Le contexte politique est décisif dans sa pensée : révolution égyptienne en 1919, constitution libérale de 1923, et surtout abolition du califat en 1924. Il publie alors son œuvre majeure, L’islam et les fondements du pouvoir (1925), qui déclenche aussitôt une vive polémique. Sous la pression du roi Fouad, Abderazziq est attaqué en procès par les oulémas d’Al-Azhar en personne ! Ses thèses sont sévèrement condamnées, il perd son grade de ‘alim, et il doit faire profil bas pendant de nombreuses années. Il récupère quelques fonctions à la fin des années 1940, est même anobli en 1946. Mais la révolution de Nasser frappe sa famille, et Abderazziq se mure dans le silence, jusqu’à sa mort en 1966.
Les thèses d’Abdel Raziq
L’ouvrage d’Abderazziq, L’islam et les fondements du pouvoir, s’interroge principalement sur le statut du califat en Islam.
Il s’attaque d’abord à l’ijma (consensus) qui aurait institué le califat comme autorité politique obligatoire pour des raisons religieuses ; selon Abderazziq, il n’y aurait aucun fondement sérieux dans les textes (Coran et Sunna) pour valider ce qui serait en fait une imposition du califat par la force par les successeurs de Mahomet ; ce dernier n’aurait pas fondé le premier Etat musulman à Médine, au contraire de la vulgate historique, même s’il aurait dû recourir à des structures plus ou moins politiques (et étatiques) pour gérer la communauté musulmane.
Abderazziq tient ensuite à séparer la dimension prophétique et la dimension politique de l’action du Prophète en historicisant les débuts de l’Islam. Le leadership politique exercé par Mahomet à Médine serait inconcevable après lui, ce qui délégitime de fait les « successeurs » du Prophète, les califes rashidûn (bien guidés), et plus encore les suivants. Le califat serait en quelque sorte une construction pour légitimer le contrôle de quelques-uns sur l’umma.
Son texte, que certains pensent plus comme un pamphlet anti-monarchique ou contre les oulémas traditionnels d’Al-Azhar que comme un texte philosophique, provoque donc une grande polémique, par le fond de son sujet, mais aussi le statut de son auteur. Pourtant, il est peu suivi d’effet, dans le contexte d’un reflux des idées libérales en Egypte. Il reste toutefois, encore aujourd’hui, une référence pour certains musulmans « modernistes », et pour ceux qui pensent que l’islam peut être sécularisé, et même laïcisé.
Dans les années 1920, sa thèse est donc loin d’être majoritaire, déjà avant lui avec Rachid Rida, mais encore plus quelques années après lui avec l’émergence des Frères musulmans…
Bibliographie non exhaustive
- A. Filali-Ansary, L’islam est-il hostile à la laïcité ?, Sinbad, 2002.
- A. Abderazziq, L’islam et les fondements du pouvoir, trad fr A. Filali-Ansary, La Découverte, 1994.
- N. Picaudou, L’islam entre religion et idéologie (Essai sur la modernité musulmane), Gallimard, 2010.
- H. Laurens, L’Orient arabe (Arabisme et islamisme de 1798 à 1945), A. Colin, 2004.