Le « miroir aux princes », si l'on s'en tient à la définition proposée par l’historien Einar Már Jónsson, est un genre littéraire, corrélé au traité politique, qui apparut au sein du monde carolingien au cours du IXe siècle, et qui émergea dans l’historiographie allemande au début du XXᵉ siècle, d’abord chez Albert Werminghoff, puis chez Ernst Booz. Ces ouvrages étaient destinés aux princes, comme leur nom l’indique. Ils consistaient en des recueils présentant une somme de préceptes moraux à suivre par le souverain dans l’optique du meilleur gouvernement religieux possible.
Le « miroir aux princes » médiéval
Au Moyen Âge, selon les « miroirs aux princes », seule la volonté de Dieu devait primer dans le gouvernement, dans l’exercice du pouvoir souverain. L’œuvre la plus frappante en la matière était le Speculum regale, autrement dit le Miroir royal, rédigé en Norvège et datant probablement de 1260, d’après l’historien Einar Már Jónsson, qui dégage l’existence de quatre genres de « miroirs aux princes ». Le premier type d’ouvrage ne fait qu’énumérer les vertus dont le prince doit être investi, ainsi que les vices qu’il doit à tout prix éviter. Il s’agit là de considérations avant tout morales. Le deuxième utilise des exemples de souverains illustres, afin de définir ce qu’est essentiellement un « prince idéal », le souverain parfait. La troisième se rapporte à des ouvrages qui décrivent les vertus du souverain parfait, en prenant soin de les appliquer à des situations concrètes et réelles. La morale n’est dès lors plus seulement explicitée, mais elle est expliquée au lecteur.
En somme, elle est rendue intelligible. Enfin, le quatrième type d’ouvrage se veut être la représentation d’une réflexion plus générale sur la fonction de monarque et/ou de souverain, étendue à des cas tangibles et réalistes. Jónsson a montré que ces différents types d’œuvres consistent en fait en une évolution diachronique, en un progrès, voire en une précision chronologique du genre. Toutefois, les « miroirs aux princes » médiévaux ne comportaient pour la plupart que des préceptes moraux et, pour ceux qui présentaient une réflexion sur le prince et son activité, l’absence d’une somme idéologique était alors marquante. Il fallut attendre les XIVᵉ et XVᵉ siècles pour que le genre soit bouleversé, « révolutionné ».
La « révolution » humaniste du genre
Les humanistes, qu’ils proviennent d’Italie ou du Nord de l’Europe, deviennent, dès le XVᵉ et durant le XVIᵉ siècle, les conseillers privilégiés des souverains. Nicolas Machiavel et Leonardo Bruni furent des exemples tout-à-fait caractéristiques de ce phénomène, eux qui ont servi avec vigueur les intérêts de la République Florentine, en intégrant la Chancellerie, mais aussi et surtout en proposant des ouvrages de « conseils » destinés à leurs gouvernants, au « princeps ».
Les idées renaissantes trouvent des échos insoupçonnés jusqu’au XVIᵉ siècle, notamment dans la « croyance humaniste bien établie en l’extrême solidité des liens entre bonne éducation et bon gouvernement », selon l’historien anglais Quentin Skinner, de l’école de Cambridge. La production systématique de traités pédagogiques et politiques est alors, à cette époque, fortement encouragée, et l’on en retrouve des exemples révélateurs, que ce soit dans l’œuvre Sur l’éducation de l’Espagnol Juan Luis Vives, ou encore dans La Bonne Éducation des garçons de l’Italien Iacopo Sadoleto. D’autres ouvrages essentiels – et tout-à-fait liminaires – suivirent, notamment l’illustre Maître d’école de Roger Ascham, L’Éducation du prince de Guillaume Budé et, surtout, L’Éducation d’un prince chrétien d’Érasme. Dès lors, l’on peut se trouver face à quantité de traités, de livres d’avis politiques qui, d’après Quentin Skinner, « s’adressent non seulement aux rois et aux princes, mais aussi aux courtisans, nobles, conseillers et magistrats. »
À cet égard, l’exemple le plus fameux reste Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione. Le « miroir aux princes » ne se contente plus uniquement de présenter à son lecteur des préceptes moraux. Désormais, il s’agit de proposer une éducation à suivre, à laquelle le souverain doit se conformer, dans l’optique du bon gouvernement, du « buon governo ». En tout état de cause, et par conséquent, c’est l’avènement de la raison d’État – en tant que genre littéraire –, au début du XVIᵉ siècle, qui changea la donne. Une transition semble dès lors s’opérer.
Le rôle joué par la raison d’État au sein du genre du « miroir aux princes »
Dès lors, la religion fut reléguée au second plan dans la réflexion sur l’exercice du pouvoir, dans le gouvernement du prince, et dans sa souveraineté indéfectible. Aussi les questions relatives à la raison d’État, à la conservation per fas et nefas du pouvoir par le princeps, sont-elles caractérisées par une volonté d’affirmation et d’émancipation politiques, et non de réflexion intrinsèque sur la pratique religieuse. Il s’agit là, plus que d’une rupture avec la tradition médiévale du « miroir aux princes », de proposer aux gouvernants des préceptes qui sont désormais purement politiques, et débarrassés de toute dimension religieuse et/ou morale. Il faut également mettre en parallèle ce glissement du religieux au politique avec l’avènement de l’État moderne à la même époque. La morale est alors remplacée par le pragmatisme.
Le Florentin Nicolas Machiavel a, par ailleurs, très bien illustré le phénomène, dans son ouvrage majeur qu’est Le Prince. Certes, le souverain machiavélien doit être ontologiquement investi de vertus morales s’il veut mener à bien son gouvernement. Néanmoins, il ne doit pas hésiter à bouleverser son éthique, si la pérennité et la sécurité de son État sont en danger ou mises à mal par des causes diverses et variées. C’est d’ailleurs pour cette raison précise que la puissance pontificale mit Le Prince à l’index en 1559, année de la fin des guerres d’Italie et de la signature du Traité du Cateau-Cambrésis. En somme, rien ne prime plus que la raison d’État pour Machiavel, lequel voulait susciter la réflexion chez son lecteur. Félix Gilbert, dans une œuvre consacrée au Florentin et à son compatriote et ami Guichardin, disait de lui qu’il : « Donnait libre cours à son penchant pour les paradoxes […] il voulait que ses écrits obtiennent un effet pratique. Son but consistait à enseigner à ceux qui étaient au pouvoir ce qu’il avait appris sur la nature et le fonctionnement de la politique, et de les pousser à agir conformément à sa science. »
Il s’agissait, dans le cadre de ce court article, d’établir un panorama général de l’histoire du genre littéraire du « miroir aux princes », à mi-chemin entre le Moyen Âge et le début de l’époque moderne. Au cours des siècles, alors que les États se structurent et se consolident, les préoccupations qui sont au cœur des problématiques relatives à l’exercice du pouvoir changent, se transforment. L’on passe alors, en l’espace de quelques siècles, d’une autorité religieuse, morale, à la pratique d’un gouvernement essentiellement politique. En cela, l’humanisme et la Renaissance contribuèrent allègrement au phénomène.
Bibliographie
- JÓNSSON Einar Már, « Les « miroirs aux princes » sont-ils un genre littéraire ? », in Médiévales, 51 (2006), p. 153-166.
- GILBERT Félix, Machiavel et Guichardin. Politique et histoire à Florence au XVIᵉ siècle, Paris, Seuil, 1996.
- BORGNA Romain, FAGGION Lucien (dir.), Le Prince de Fra Paolo. Pratiques politiques et forma mentis du patriciat à Venise au XVIIᵉ siècle, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2011 [développement sur le genre du « miroir aux princes », p. 115-118].