maureL’histoire d'Al-Andalus véhicule tout un tas de clichés, voire de fantasmes ; elle est en fait mal connue, en France mais pas seulement puisqu’en Espagne les débats historiographiques continuent également, exacerbés par les particularismes régionaux. L’origine du même du nom "Al-Andalus" est encore sujette à débat (il serait un détournement du mot « Vandales »). Certains la considère comme une espèce de modèle idéal de coexistence pacifique et de tolérance entre les différentes cultures présentes sur place : indigènes (Ibères, Wisigoths,…), Arabes et Berbères, chrétiens, juifs et musulmans…L’histoire de l'Espagne musulmane a été toutefois foisonnante d’événements, passionnante à plus d’un titre, que ce soit du point de vue politique, culturel ou religieux et qu’elle a aussi connu des drames et des fêlures dont les conséquences sont encore perceptibles aujourd’hui.

L’avancée de l’Islam en Méditerranée

bataille rio Guadalete

Très tôt après la mort de Mahomet (632), la conquête enclenchée par le Prophète s’organise pour sortir de la péninsule Arabique. Les empires sassanide et byzantin sont les premiers touchés dès les années 635-650, avec la prise de la Syrie, de l’Egypte et la chute de Persépolis en 648. En revanche, les Arabes échouent devant Constantinople en 718.

Les armées musulmanes se tournent très vite vers l’Ouest. Mais la première fitna (guerre civile au sein de l’Islam) stoppe l’avancée dans les années 650, avant une reprise dans les années 670 : c’est la fondation de Kairouan (en Tunisie aujourd’hui). L’avancée continue jusqu’à l’Atlantique, mais les musulmans se heurtent de plus en plus à la résistance des Berbères de Kusayla à la fin du VIIè siècle ; une seconde fitna les ralentit une nouvelle fois.

Mais dès les débuts du VIIIe siècle, l’offensive reprend sous l’impulsion de Musa b. Nusayr : la célèbre Kahina (rebelle berbère) est vaincue, les Berbères soumis et l’installation jusqu’à l’Atlantique est définitive avec la fondation de Tanger en 709. Musa, mandaté par le calife de Damas, peut alors se tourner vers l’Espagne wisigothique

La conquête de la péninsule Ibérique 

L’arrivée des armées musulmanes en Espagne ne se fait pas totalement dans l’élan des conquêtes de la deuxième moitié du VIIè siècle. Ce serait suite à l’appel du Wisigoth Julien de Ceuta que les Musulmans seraient intervenus dans le royaume wisigoth en 711, d’abord par Tarif (qui a donné son nom à Tarifa), envoyé par Musa b. Nusayr (gouverneur d’Ifriqiya) avec 400 hommes et qui pille aux alentours de Algésiras. Puis, c’est le fameux berbère Tariq b. Ziyad (qui donnera son nom Djabal Tariq à Gibraltar) qui fait une razzia avec 12 000 hommes et bat l’armée du roi wisigoth Roderic au rio Guadalete en juillet 711. Musa arrive en 712, et la conquête s’achève peu de temps après. Mais les conquérants sont rappelés à Damas par le calife omeyyade en 714. 

Les sources sont un vrai problème, du côté arabe pour la conquête d'Al-Andalus, car elles sont toutes postérieures (IXè-Xè). Les historiens se basent avant tout sur les « Akhbar Madjum’a » d’un anonyme, et sur le « Tarikh iftitah al-Andalus » d’Ibn al-Qutiyya (fils de la Gothe), tous deux étant antérieurs à l’an Mil. On peut aussi évoquer la source beaucoup plus tardive de l’andalou al-Himyari (XIVè) avec son « Kitab al-Rawd al-mi’tar fi khabar al aqtar ». 

Les successeurs de Musa (dont l’un de ses fils) achèvent la conquête en 721. Mais des dissensions commencent dès 716, et la rivalité entre Arabes et Berbères, et entre Arabes du Nord et du Sud (des rivalités exportées de la péninsule Arabique) enfle. Parallèlement, la conquête s’arrête en Gaule avec la défaite de Poitiers en 732, et le retrait des villes conquises, comme Narbonne, en 754. La péninsule s’isole aussi du reste du dar al-islam à cause de la révolte kharijite au Maghreb, mais cela permet également aux Arabes de s’imposer en Al-Andalus, quand le djund syrien (contingent militaire) envoyé pour mater la rébellion kharijite se retrouve en Espagne et s’y installe en 741. 

L’émirat omeyyade d'Al-Andalus 

Les années 750 sont décisives pour tout l’empire musulman, car elles voient la chute du califat omeyyade de Damas en faveur des Abbassides qui s’installent à Bagdad. Al-Andalus dépendait de la province de Kairouan, et était toujours en proie aux rivalités et aux accrochages avec les petits royaumes chrétiens du Nord. Mais, arrive en 755 ‘Abd al-Rahman, que les chroniques présentent comme le dernier survivant des Omeyyades de Damas. Il bat les armées des Arabes fihrites à Cordoue en 756, se proclame émir et règne jusqu’en 788. Il passe toutes ces années à pacifier et organiser l’émirat, qui devient un sanctuaire loin des tensions en Orient. Il participe peu à la politique extérieure, et n’est pour rien dans la débâcle franque de Roncevaux en 778. 

carte_espagne_andalousieDurant le siècle suivant, les émirs successifs (dont le fils d’Abd al-Rahman, Al-Hakam) s’emploient à islamiser Al-Andalus et à y diffuser le rite malikite. Mais des tensions apparaissent, d’abord avec les muwalladuns, indigènes convertis à l’islam, avec comme point culminant la révolte du Faubourg (de Cordoue) en 818, sévèrement réprimée. Viennent ensuite les problèmes avec les mozarabes, leschrétiens vivant en Espagne musulmane et parlant arabe, et enfin la grande révolte d’Umar b. Hafsun à la fin du IXè siècle. Celle-ci intervient dans un contexte favorable de délitement du pouvoir émiral, qu’on appelle fitna (discorde, guerre civile entre musulmans), entre 870 et 880. Un homme va en tirer parti, ‘Abd al-Rahman III. 

En ce qui concerne les sources, les historiens s’appuient en grande partie sur le « Muqtabis » d’Ibn Hayyan (987-1076) et sur le « Kitab al-Mu’djib fi Talkhis akhbar al-Maghrib » qu’Al-Marrakushi rédige en 1225, mais également sur les œuvres des martyrs de Cordoue Alvare et Euloge. 

Le califat omeyyade de cordoue

L’émirat se décompose en 884 à la mort de Muhammad Ier, et ses successeurs ne peuvent contenir les révoltes, dont celles de Ibn Hafsun dès 888. De plus, les royaumes chrétiens recommencent à se faire menaçants. 

Il faut attendre 913, et l’arrivée au pouvoir d’Abd al-Rahman III, pour que les choses évoluent dans le bon sens. Il commence à réunifier les provinces d’Al-Andalus et combat sans relâche la révolte d’Ibn Hafsun et de ses successeurs, qu’il bat définitivement en 929. La même année, il prend le titre de calife, revendiquant ainsi la légitimité omeyyade perdue, face au califat abbasside, mais aussi à l’autre nouveau califat : les Fatimides. 

Abd al-Rahman III va faire entrer Al Andalus dans son Age d’Or, en particulier culturel. C’est un « règne restaurateur » (Guichard). Il fait construire la ville-palais de Madinat al-Zahra, près de Cordoue en 936, qui devient le centre culturel de l’Occident musulman, faisant même de l’ombre à Bagdad. 

Au niveau politique extérieure, le calife connaît moins de fortune : il ne parvient pas vraiment à s’implanter dans le Maghreb, malgré le départ des Fatimides pour Le Caire, leur nouvelle capitale. Contre les Chrétiens, si leur avance est freinée en Al Andalus grâce à leurs divisions, il est quand même défait en 939 face au Leon à Simancas. Son habileté politique et diplomatique lui permet néanmoins de conserver un certain statu quo, et même à intervenir dans les relations entre chrétiens ! 

Abderraman IIIIl meurt en 961, et son successeur et fils Al-Hakam II est plus un intellectuel qu’un militaire. Il est très versé dans les arts et la culture, mais peu intéressé par la politique extérieure, sauf au Maghreb où il se fait plus agressif que son père. Son califat est qualifié désigné pourtant comme « immobile », le souverain ne bougeant pas de son palais. Al Andalus connaît un très grand essor culturel, mais la mort du calife en 976 montre la fragilité réelle du pouvoir de Cordoue. Le fils d’Al-Hakam II, Hisham II, a 10 ans et c’est son hajib Muhammad b. Ami’Amir qui va exercer le pouvoir réel et à terme, précipiter la chute du califat. 

Les sources à propos du califat sont plus nombreuses, et d’ailleurs celles relatant les débuts d'Al-Andalus datent pour partie de cette période. Nous avons d’abord « La chronique anonyme d’Abd al-Rahman III » datée des environs de l’an Mil, ou encore Ibn Hayyan déjà cité. 

Avec l’avènement du califat, Al Andalus a atteint ce que souvent l'on considère comme son apogée : puissance politique, mais aussi rayonnement culturel. Une volonté également de revendiquer une « identité andalouse », qui va se renforcer paradoxalement avec la chute lente et progressive du califat, d’abord dans les faits avec la mainmise des hajibs sur le pouvoir, puis officielle avec l’abolition du califat en 1031 et la réapparition de petits émirats : les taïfas.

La décomposition du califat

Ahmed al MansurC’est donc le hajib (grand vizir) Muhammad b. Ami’Amir qui exerce le pouvoir réel sur le califat, aux dépens du jeune fils d’Al Hakam II. Il dirige le pays de 978 à 1002 (date de sa mort) et devient surtout un champion de la Guerre Sainte : il terrorise les royaumes chrétiens par ses pillages de Barcelone en 985 (encore aujourd’hui les petits Catalans sont terrorisés par le croquemitaine Almanzor) et Saint Jacques de Compostelle en 997, en s’appuyant sur les Berbères. Ces victoires contre les Infidèles, mais aussi contre des rivaux comme le général Ghalib, lui permettent de prendre le surnom d’Al Mansur (le Victorieux). Il va même jusqu’à occuper Fès en 998...

medina azaharaIl créé une véritable « dynastie parallèle », symboliquement avec la construction d’un palais « concurrent » à Madinat al-Zahra : Madinat al-Zahira ! Du côté religieux, il est très rigoriste et va jusqu’à « épurer » la bibliothèque d’Al Hakam II et réprimer un « complot » mutazilite (des « rationalistes » musulmans). Sa mort ne change pas le système : un calife toujours décoratif, et un hajib devenu malik qui gouverne. C’est son fils ‘Abd al Malik qui lui succède en 1002, et s’il doit déjouer des complots en 1003 et 1006, il parvient lui aussi à combattre les Chrétiens et à prendre en 1007 le titre d’Al Muzaffar (le Triomphateur). Pourtant, ce sont avant tout des guerres défensives, sans conquête.

Al Muzaffar meurt en 1008, peut-être empoisonné par son frère qui lui succède. Celui-ci, Sandjul, dit Sanchuelo (sa mère étant la fille du roi de Navarre, Sanche), commet l’erreur de se faire officiellement désigner par Hisham II : cela provoque la révolution de Cordoue en 1009. Le calife abdique en faveur d’un cousin, Sanchuelo est tué...

C’est le début de vingt ans de troubles, attisés par les rivalités renaissantes entre Arabes et Berbères, mais aussi par l’action des souverains chrétiens : le nouveau calife est isolé face à un Omeyyade, Sulayman, soutenu par la Castille ; Cordoue tombe sous les assauts berbères en 1009, et est pillée. Elle est pourtant récupérée par le calife en 1010...avec le soutien du comte de Barcelone Raymond Borrell ! La suite est tout aussi confuse : Hisham II revient brièvement au pouvoir, puis c’est Sulayman al Musta’in pendant trois ans, qui s’appuie sur des pouvoirs locaux toujours plus puissants, en particulier les Berbères.

C’est alors qu’émergent les Hammudides, issus des Idrissides, dynastie de prestige (originaire du Maroc). Ils sont alliés de Sulayman de 1009 à 1013 et tiennent Ceuta, Tanger et Algésiras. Ils rêvent alors d’un califat andalo-maghrébin...’Ali b. Hammud prend Malaga en 1016 et se dirige vers Cordoue où il tue Sulayman et se fait reconnaître calife « Al Nasir li Dini Llah » comme ‘Abd al-Rahman III. Son frère lui succède en 1018.

Mais les Hammudides ne sont soutenus ni par la population, ni par les pouvoirs locaux ; ainsi, un autre calife, omeyyade, est élevé, Al Murtada. Celui-ci effectue une expédition à Elvira contre les Berbères zirides de Grenade, alliés des Hammudides et est défait ; il sera assassiné à Guadix...Les Zirides ont donc permis le maintien des Hammudides, et c’est le modéré Al Mamun qui devient calife, ce qui calme le jeu jusqu’en 1021. Là, le calife doit pourtant faire face à la révolte du berbère Yahya, qui le chasse de Cordoue. Mais la population de la capitale refuse toujours une domination venue du Maghreb, et il doit aller s’installer à Malaga où il meurt en 1035.

Le début des années 1030 est donc marqué par les échecs des Hammudides, mais aussi de la restauration omeyyade. Les pouvoirs locaux sont devenus trop puissants, et refusent le contrôle par Cordoue. Le califat disparaît de fait en 1031, quand Hisham III est déposé.

Al-Andalus divisée : les royaumes des Taïfas

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En 1031, Al-Andalus est donc morcelé en pouvoirs indépendants et concurrents : les Taïfas. Ils sont au nombre d’une vingtaine, et leur légitimité est parfois douteuse. Certains sont monarchiques, d’autres municipaux ou encore des vizirats (les Banu Djahwar de Cordoue par exemple). Nous avons des émirats berbères, des émirats arabes, mais aucun ne prend le titre de malik et évidemment encore moins de calife. En revanche, et ce même si les sources sont lacunaires (même Ibn Hayyan ou Ibn Hazm) par nostalgie du califat, nous savons que la concurrence entre ces cours provoque une émulation artistique et culturelle, qui n’a rien à envier à l’Age d’Or du califat. Nous pouvons citer la Séville d’Ibn ‘Abbad (1069-1091) et d’Ibn Ammar, ou encore la Grenade ziride d’Abd Allah (1073-1090).

Le problème de la légitimation du pouvoir provoque des crises multiples, et une histoire événementielle confuse, avec de fréquents conflits. Tirent leur épingle du jeu des dynasties comme les Zirides de Grenade ou les Abbadites de Cordoue (puis Murcie) dans la deuxième moitié du XIè siècle.

Cet affaiblissement des pouvoirs musulmans permet un renversement du rapport de force avec les royaumes chrétiens du nord de la péninsule, qui ont réussi, pour un temps, à taire leurs querelles intestines. Dès les années 1050, ils parviennent à instaurer le régime des parias qui, par le biais de tributs payés par les taïfas, leur permet d’intervenir directement dans les luttes musulmanes et d’accroître leur fragilité. Cela conduit à la reprise, décisive, de Tolède en 1085, un siècle après le sac de Barcelone par Al Mansur.

Le régime des parias, nous l’avons vu, s’est mis en place après 1031 et la chute effective du califat de Cordoue. Il a contribué (et s’est nourri) à l’affaiblissement des pouvoirs musulmans face aux chrétiens. Ceux-ci ont recommencé leur offensive dès les années 1050 et 1060. Sous la direction de Ferdinand Ier, ils prennent brièvement Barbastro en 1064 (reprise rapidement par les musulmans) : c’est la première « croisade d’Espagne », avec l’aide de Francs et l’appui de la papauté. Mais c’est surtout avec Alphonse VI de Castille que se développe « une véritable idéologie de la Reconquista », pour citer l’émir ziride ‘Abd Allah, qui aboutit à la prise pacifique de Tolède en 1085.

L’appel aux Almoravides

jardin andaluLes Almoravides étaient une dynastie d' Afrique du nord d’origine berbère, affiliée aux Sanhaja, qui finit par conquérir l’Ouest du Maghreb au début des années 1080, après avoir fait chuter Fès en 1075 et fondé Marrakech dans les années 1060. Leur empire s’étend alors sur toute la façade atlantique du Maroc au Sénégal actuel, et jusqu’aux frontières de Tlemcen prise en 1080. Ils sont conduits par Yusuf ibn Tashfin et se veulent des rigoristes malikites.

carte_almoravidesSous la pression de la population, les émirs andalous font appel aux Almoravides suite au choc causé par la chute de Tolède et l’avancée chrétienne. Le jihad est proclamé et il conduit à la victoire de Zallaqa dès 1086 : les chrétiens sont à nouveau bloqués et ne pourront progresser que vers l’Est (Huesca, 1096).

Les Andalous ne sont pourtant pas au bout de leurs surprises : les Almoravides repartent après leur victoire...mais décident de revenir dès les dernières années du XIè siècle, et déposent les émirs ! Seule Valence leur résiste grâce à la défense devenue célèbre du Cid (qui avait repris la ville en 1094) ; ils parviendront tout de même à la soumettre en 1110, après la mort de celui-ci (en 1099).

Les Almoravides exercent leur pouvoir depuis le Maghreb, et tentent d’imposer leur vision rigoriste du rite malikite. Ils s’attribuent des titres inédits comme « Amir al-muslimin » qui sont même validés par le calife de Bagdad. Leur légitimité et leur pouvoir s’appuient sur les oulémas et les docteurs de la Loi comme Al-Badji ou Al-Hadrami. On voit même des magistratures comme le « sahib al-suq » (chef des marchés) confiées à des juristes (religieux) : la société est hiérarchisée et centralisée, avec une omniprésence des fuqaha (docteurs du fiqh, le droit musulman).

Pourtant, ce régime n’arrive pas à s’imposer en Al-Andalus : il est considéré comme étranger et sa vision trop rigoriste de l’islam malikite tranche avec celle des Andalous, qu’avec anachronisme on pourrait juger plus « laxistes » ; ils sont aussi influencés par des « concurrents » orientaux comme al-Ghazali (mort en 1111). La légitimité des émirs se fait aussi par la victoire militaire, et les défaites contre les chrétiens d’Alphonse le Batailleur dans les années 1114, 1118 (Saragosse) et 1120 (Cutenda) n’aident pas à renforcer le pouvoir almoravide...

De plus, ils sont menacés dans leur cœur même, le Maghreb, par une autre dynastie berbère : les Almohades.

Les Almohades et un « nouveau califat » ?

L’affaiblissement almoravide s’aggrave jusque dans les années 1140. Dès les années 1120, ils doivent faire face à la révolte dans l’Atlas d’Ibn Tumart, le futur « mahdi » almohade. En Al Andalus apparaissent à nouveau des taïfas, principalement dans les villes, mais très peu solides, en particulier face à l’avancée chrétienne. Ainsi, le port stratégique d’Almeria, siège de la flotte du défunt califat omeyyade, tombe aux mains des chrétiens en 1147. Seul l’émirat murcien d’Ibn Mardanish résiste à Valence et Murcie jusqu’en 1172...

Mais parallèlement, les Almohades font tomber une à une les places almoravides dans le Maghreb, conduits par Ibn Tumart. La dynastie almoravide tombe pour de bon en 1147, et les Almohades étendent leur influence jusqu’en Ifriqiya (Tunisie actuelle).

La doctrine de la nouvelle dynastie est originale, et centrée autour de la figure d’Ibn Tumart (mort en 1130), le mahdi, influence par al-Ghazali. Ils s’appellent eux même les muwahhidin et insistent sur l’unicité de Dieu (le tawhid), s’éloignant autant des Almoravides que de l’orthodoxie islamique en général, celle du Coran « incréé » ; ils rejettent les écoles juridiques et condamnent les commentaires et l’ijtihad (l’interprétation). Cela les pousse à se déclarer califes, face aux Abbassides, dès le successeur d’Ibn Tumart, Al-Mumin.

bataille de Las Navas de TolosaLes Almohades mettent alors le pied en Al Andalus : ils prennent Cordoue en 1148, Grenade en 1154 et surtout reprennent Almeria aux chrétiens en 1157. Ils tentent d’imposer, comme les Almoravides, une idéologie de Guerre Sainte, qui culmine avec la grande victoire d’Alarcos en 1195. Mais pourtant ces victoires cachent de vraies difficultés, en particulier face aux chrétiens de plus en plus unis. Ils se tournent alors vers une doctrine plus défensive, à l’image de la construction de leur ville, Rabat (fondée en 1150), symbole d’un empire tourné vers la défense.

L’impression d’unité et de solidité sur ses bases, ainsi qu’une légitimité revendiquée avec le titre de calife, poussent les Almohades à se poser en champions du jihad, et à voir la possibilité d’une victoire sur les chrétiens. Cela aboutit pourtant au désastre de la bataille de Las Navas de Tolosa en 1212, où l’armée d’Alphonse VIII, pourtant en infériorité numérique, écrase l’armée musulmane. Les nouveaux maîtres d’Al-Andalus ont connu la même mésaventure que leurs prédécesseurs almoravides : un intérêt plus que relatif des Andalous pour leur jihad et leur doctrine. Les Almohades, eux aussi considérés comme étrangers, n’ont pas eu le soutien des musulmans de la péninsule.

La défaite de Las Navas de Tolosa se conjugue aux difficultés almohades dans le Maghreb face aux Banu Marin et aux Hilaliens. En Al Andalus, Murcie (1224) et Séville (1227) se soulèvent, soutenues par les chrétiens...Le califat se maintient difficilement à Marrakech jusqu’en 1269, mais doit céder face à l’émergence des Mérinides à Meknès et Fès dès les années 1240, et aux Hafsides de Tunis qui revendiquent le califat en 1253.

La chute des Almohades en Al Andalus va voir alors la troisième période dite des taïfas et, surtout, l’apparition du dernier royaume musulman de la péninsule ibérique : les Nasrides de Grenade. 

Les échecs successifs des Almoravides et des Almohades ont conduit au retour du système des taïfas en Al Andalus. Mais l’avancée chrétienne, cette fois, semble inexorable et finalement un seul émirat va réussir à résister...jusqu’en 1492 ! Le royaume de Grenade, dernier bastion musulman d'Al-Andalus charrie beaucoup de mythes, relancés par la fascination (compréhensible pour qui y a mis les pieds) des romantiques pour l’Alhambra. Comment ce petit émirat a-t-il pu résister aussi longtemps aux différentes coalitions chrétiennes ? Et pourquoi est-il devenu aussi légendaire ?

La fin des taïfas et l’émergence du royaume nasride

Un personnage tente de se dresser face aux chrétiens, tout en prêtant allégeance aux derniers Almohades, puis surtout aux Abbassides : c’est Ibn Hud, qui est reconnu un peu partout en 1228, sauf à Valence. Mais il est défait en 1231 à Alanje, alors que les Almohades ont définitivement quitté Al-Andalus en 1229.

L’avancée chrétienne en Al Andalus se fait autour des deux grands souverains Ferdinand III de Castille (1217-1252) et Jacques Ier d’Aragon (1213-1276) ; sous leurs coups, les petits émirats andalous tombent un à un : Cordoue en 1236, Séville en 1248,...Mais ils sont gênés par l’émergence d’un émir inconnu : Muhammad ibn Nasr. Celui-ci est originaire d’Arjona, près de Jaen et se proclame roi en 1232. Contre toute attente, et profitant de la mort de son rival Ibn Hud en 1238, il obtient tour à tourt le soutien de Grenade (où il s’installe) en 1237, puis d’Almeria et Malaga en 1238.

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Muhammad Ier se retrouve donc seul face aux Espagnols, et en particulier la Castille ; alors que Grenade voit affluer des milliers de réfugiés musulmans (qui s’installeront dans l’Albaicin), il doit céder du terrain : Arjona tombe en 1244, Jaen en 1246 après un long siège. Habile négociateur, le sultan obtient l’arrêt des attaques castillanes en acceptant de devenir vassal de Ferdinand III, tout en apaisant ses relations avec l’Aragon.
 

Il en profite pour renforcer son pouvoir dans son émirat : il fait agrandir l’ancienne forteresse de Grenade et crée le complexe fortifié et centre de son royaume : l’Alhambra, joyau d'Al Andalus. Il met aussi en place une politique du fisc très dure, et commence à se trouver des ennemis au sein même de son émirat. Ainsi, la puissante famille des Banu Asqilula se révolte à Malaga et Guadix en 1266. Entre-temps, Muhammad Ier a successivement prêté allégeance au calife abbasside al Mustansir, puis au calife almohade al-Rasid (de 1239 à 1242) et enfin à l’Hafside Abu Zakariya, avec lequel il échoue dans la tentative de prise de Ceuta en 1262.

Les hostilités en Al Andalus reprennent avec les Castillans en 1264, alors que le sultan nasride a apporté son soutien aux mudéjars de Jerez et Murcie. Muhammad Ier décède en 1273, en pleine contre-attaque espagnole, et alors que les Banu Asqilula tiennent toujours Malaga...

La consolidation du royaume et la bataille du Détroit

La mort de son fondateur aurait pu précipiter la fin du sultanat nasride, mais son fils Muhammad II reprend habilement le flambeau. Durant les années 1270, il tente en vain de négocier avec les Espagnols et les Banu Asqilula mais surtout, il doit faire face à des tensions à Algésiras, à l'extrême Sud d'Al-Andalus, où le gouverneur fait appel aux Mérinides à qui il livre la ville en 1275, alors que les Nasrides échouent une nouvelle fois devant Malaga !

Les derniers andalous ont encore en mémoire les interventions maghrébines en Al Andalus, et Muhammad II préfère se rapprocher d’Alphonse X de Castille pour contrer l’avancée mérinide. Les Castillans attaquent Algésiras en 1278, les Mérinides sont isolés et, finalement, Malaga se sort de la domination des Asqilula pour se soumettre à Grenade en 1279.

Parallèlement, Muhammad II parvient tout de même à obtenir les soumissions de places importantes d'Al-Andalus, comme Salobrena et Almunecar en 1282...

Pourtant, le jeu des changements d’alliance, grand classique en Al Andalus, ne va pas cesser pendant les années suivantes : Mérinides et Castillans contre Grenade, Nasrides et Mérinides contre Castillans,...seul l’Aragon semble rester neutre, alors que la Castille commence à connaître des querelles internes. La paix de Marbella en 1288 n’est en fait qu’une trêve, qui permet quand même la soumission définitive des Banu Asqilula. Alliés de la Castille puis de Tlemcen, les Nasrides reprennent la guerre contre les Mérinides pour le contrôle de Tarifa, puis se retournent contre les Espagnols dès la mort de Sanche IV en 1295.

Le début du XIVè siècle voit enfin une relative pause en Al-Andalus : la Castille accepte le dialogue avec Grenade, l’Aragon signe des accords avec les Nasrides en 1302, et Muhammad II obtient même des accords avec les Mérinides juste avant sa mort la même année. Son successeur (et fils) Muhammad III n’attend qu’à peine deux ans pour commencer à s’intéresser sérieusement à Ceuta, où il obtient le soutien d’un mérinide dissident ‘Utman ibn Abi l-Ula ibn al-Haqq, qui se proclame sultan en 1307. Le Nasride profite de ce soutien pour se déclarer lui-même seigneur de Ceuta et pour commencer une guerre de course intense dans le détroit, où il attaque en particulier les ports de l’Aragon. Il parvient même à ne pas s’aliéner les Mérinides en rapatriant Utman en Andalousie...

Malheureusement, les premières divisions internes au sultanat de Grenade l’obligent à abdiquer ! Son concurrent Nasr commence mal, en perdant Ceuta en 1309, mais aussi Gibraltar prise par les Castillans ! Il doit même, pour calmer les Mérinides, leur restituer Algésiras et Ronda que Muhammad II avait récupérés en 1296. Heureusement pour les Nasrides, la Castille et surtout l’Aragon ont moins de réussite devant Almeria.

Palais AlhambraLa première moitié du XIVè siècle continue à être mouvementée en Al Andalus, entre coups d’Etat et rivalités pour le détroit. La lutte est acharnée entre les Nasrides, les Mérinides et les deux royaumes espagnols, et même les Hafsides, alliés les uns aux autres ou les uns contre les autres pour le contrôle de ce point hautement stratégique. La fin de la bataille du Détroit intervient sous le sultanat de Yusuf Ier (1333-1354), quand les armées chrétiennes d’Alphonse XI de Castille et Alphonse IV du Portugal battent les armées musulmanes des Nasrides et des Mérinides au rio Salado en 1340. Le sultan de Grenade rentre à l’Alhambra, et surtout les Mérinides quittent définitivement Al Andalus.

L’apogée nasride

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Pourtant, et paradoxalement, le règne de Yusuf Ier signe ici les débuts de ce qu’on peut appeler l’apogée du pouvoir nasride. Il le signe par ses grands travaux à l’Alhambra (comme la Porte de la Justice) dès son retour après la déroute du rio Salado. Alors qu’Alphonse XI a chassé les Mérinides d’Algésiras, le sultan signe une trêve de dix ans avec lui et parvient également à nouer une solide relation avec Pierre IV d’Aragon. Yusuf Ier est malheureusement assassiné par un dément en 1354...

Son fils Muhammad V lui succède, et s’entoure de gens compétents comme le hajib Ridwan et surtout le vizir Ibn al-Khatib. Tous les trois gèrent alors un refroidissement avec les Mérinides, mais surtout l’Aragon qui mène à une nouvelle alliance avec la Castille. Celle-ci se voit mettre à disposition des bases navales nasrides comme Malaga, dès 1359. Mais les mauvaises habitudes nasrides recommencent, et Muhammad V doit faire face à un complot emmené par Isma’il ; en fuite, il est accueilli avec Ibn al-Khatib à la cour mérinide...Ses deux successeurs, Isma’il et Muhammad VI, ne tiennent pas longtemps et le sultan « légitime » est soutenu par Pierre Ier de Castille, y compris avec ses armées qui marchent sur Malaga puis Grenade.

Muhammad V remonte sur le trône de l’Alhambra en 1362, et décide d’être neutre dans la guerre qui se prépare entre la Castille et l’Aragon. Le conflit s’étendant (entrent en scène les Grandes Compagnies de Du Guesclin), Muhammad V se lance finalement dans un guerre de course intense contre les Aragonais. En 1366, il reçoit le soutien de Tlemcen et des Mérinides, mais la situation se complique et il doit s’allier avec Henri II de Transtamare.

Fidèle à la tradition nasride, (et à celle d'Al-Andalus) le sultan va durant les années suivantes, faire basculer les alliances pour supporter les pressions diverses, ce qui lui permettra entre autres de récupérer enfin Algésiras en juillet 1369 (même s’il en profite pour la raser). Un trêve est finalement signée le 31 mai 1370, elle ouvre une longue période de paix en Al Andalus : les relations commerciales s’intensifient, comme par exemple avec l’Aragon (des traités réguliers entre 1376 et 1387), et la Castille signe aussi la paix, malgré quelques tensions, en 1390.

Avec les Mérinides, la situation est plus contrastée, et même le fidèle Ibn al-Khatib en fait les frais, accusé d’espionnage pro-mérinide par Muhammad V. Celui-ci se rapproche cependant de Tlemcen et Tunis, mais aussi du Caire. Son règne est enfin marqué, comme celui de Yusuf Ier, par des grands travaux et il marque lui aussi l’Alhambra de son empreinte. A sa mort en 1391 le dernier bastion musulman d'Al-Andalus est à son apogée.

Les guerres civiles et la fin d'Al-Andalus

Les successeurs de Muhammad V ne vont pas connaître la même réussite et surtout faire preuve d’autant d’habileté. Même si les divisions au sein des royaumes chrétiens retardent l’échéance, les Nasrides trouvent le moyen de s’affaiblir par des luttes internes entre successeurs potentiels et l’émergence de personnages politiques très influents, comme le vizir ‘Ali al-Mamin sous le sultanat de Muhammad VIII (1417-1419), mais aussi de grandes familles comme les Banu Sarraj (Abencérages). Ces derniers parviennent à mettre au pouvoir Muhammad IX en 1419, et vont avoir un rôle de premier plan dans la politique nasride des années suivantes.

Le sultanat entre alors dans une période extrêmement confuse et instable : les sultans se succèdent, se renversent, reviennent au pouvoir...ainsi, Muhammad IX occupe le trône quatre fois entre 1419 et 1454 ! Le royaume nasride est fragmenté entre les différentes villes principales (Grenade, Almeria, Malaga) qui prêtent allégeance au sultan légitime ou à ses rivaux.

Le moment le plus important de la fin de l'histoire d'Al-Andalus intervient avec l’arrivée au pouvoir d’Abu l-Hasan ‘Ali en 1464. Il écarte son frère, et par la même occasion les Banu Sarraj qui soutenaient celui-ci. On pense alors à la possibilité du retour de la stabilité, suite à ses réformes militaires et religieuses mais dès 1478, inexplicablement, il tombe dans la débauche et la violence ! Le moment est mal choisi car, parallèlement, les Espagnols ont uni leurs forces par le mariage de Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille en 1469, pour mettre fin à Al-Andalus. Les Rois Catholiques profitent des divisions nasrides, et trouvent le soutien du fils du sultan, Boabdil, qui prend brièvement le pouvoir à Grenade en 1482. Mais sa proximité avec les Espagnols le rend peu légitime face au frère d’Abu l-Hasan, Muhammad ibn Sa’d, qui se proclame sultan en faisant tuer son aîné en 1485.

Les Rois Catholiques continuent de s’appuyer sur Boabdil, qui ne parvient pourtant pas à battre son oncle, et ne tient que Grenade en 1487. Parallèlement, les Espagnols continuent leur avancée en Al Andalus faisant tomber une à une les places fortes et les grandes villes : Velez-Malaga et Malaga en 1487, Baza, Almeria et Guadix à la fin 1489...Puis c’est au tour de Almunecar et Salobrena.

Boabdil se rend compte un peu tard que les Rois Catholiques ne respecteront pas leurs engagements et il tente alors de défendre Grenade, dernière grande cité musulmane d'Al-Andalus. Le siège commence en 1491, et s’achève le janvier 1492. Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille pénètrent triomphalement dans Grenade et l’Alhambra le 6 janvier, et mettent ainsi un terme à la domination musulmane sur la péninsule ibérique, qui avait commencé avec l’attaque de quelques centaines de Berbères en 711...

Bibliographie

Al-Andalus: 711-1492 : une histoire de l'Espagne Musulmane, de Pierre Guichard. Pluriel, 2011.

Al-Andalus - Une histoire politique VIIe-XIe, de Philippe Sénac. Armand Colin, 2020.         

Al Andalus : Anthologie, ouvrage collectif. Flammarion, 2009.

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