Jusqu'en 1809, la Grande Armée ne dispose pas de lanciers dans sa cavalerie. Et pourtant, au crépuscule de l'Empire, ils sont une myriade de toutes nationalités et brillent tant par leurs exploits sur le champ de bataille que par leur diversité uniformologique : tenues à la polonaise, à la cosaque, à la mamelouke, ou encore à la française avec casque à la grecque... Comment est-on passé d'une extrémité à l'autre ? C'est la bataille de Wagram qui marque un tournant déterminant dans l'histoire des lanciers impériaux. Revenons sur ce retour massif de la lance dans la cavalerie française, première pierre d'une longue tradition qui perdura jusqu'au XXe siècle.
Une arme « étrangère »
La lance est par excellence l'arme du cavalier, et cela depuis l'Antiquité. Elle est l'arme de la joute chevaleresque qui auréole l'imaginaire lié au Moyen-âge. À l'aube du XIXe siècle son utilisation n'a rien d'obsolète et l'utilisation de la poudre n'a pas mis fin à l'efficacité tactique d'une puissante charge de cavalerie. Toutefois, à l'arrivée de Napoléon au pouvoir, la lance n'a rien d'une arme traditionnelle dans la cavalerie française. Son utilisation est même anecdotique et on a plus d'exemples durables depuis la disparition de la légion du maréchal de Saxe en 1750.
À l'inverse, plusieurs nations étrangères l'utilisent avec beaucoup d'efficacité, et pas seulement dans des armées accusant un lourd retard technologique comme les Mamelouks en Égypte, ou comme les guérilleros espagnols faisant flèche de tout bois. Les Russes disposent avec leurs Cosaques de troupes extrêmement aguerries dans l'utilisation de cette arme d'hast. La Prusse, l'Autriche-Hongrie et nombreux États allemands disposent également d'escadrons de Hulans terriblement efficaces et redoutés sur le champ de bataille.
Dans lances pour l'Empire !
Napoléon remarque avec satisfaction lors de la bataille de Wagram (6 juillet 1809) que les chevau-légers polonais de la Garde se sont emparés des lances des Uhlans de Schwarzenberg et les ont retournées très efficacement contre leurs propriétaires ! Pour l'Empereur cette démonstration est convaincante, sa Grande Armée doit s'équiper de lanciers !
Grand théoricien de la cavalerie, le général de Brack rapporte ainsi en 1833 dans sa note sur les lanciers :
« L'Empereur Napoléon, voulant rassurer notre cavalerie étonnée des lances étrangères, et ayant reconnu la puissance morale de ces armes pour l'attaque ainsi que leur force matérielle dans les retraites, se décida à les donner à une portion de sa cavalerie »
De 1809 à 1810 Napoléon va donc munir de lances différentes unités, chevau-légers polonais ou du duché de Berg ou bien encore des gendarmes en Espagne. Les résultats étant concluant on entre dans une phase de massification de l'utilisation de la lance dans la cavalerie impériale avec dès 1811 la création de plusieurs régiments français de lanciers. Cet engouement pour la lance est confirmé pendant la campagne de Russie lors de laquelle l'Empereur rallie à sa cause des populations fortement antirusses et expertes dans le maniement de la lance.
Toutefois, en 1813 les différents retours d'expériences remettent partiellement en cause cette utilisation massive de la lance. Cette dernière se révèle extrêmement encombrante pour les cavaliers déjà surchargés. En effet, Napoléon qui n'est pas un cavalier tend à surcharger ses lanciers, ainsi en 1813 les maréchaux des logis sont ils équipés en plus de la lance d'un sabre, d'un mousqueton, d'une baïonnette et d'un pistolet... On comprend dès lors que certains n'hésitent pas à abandonner leur lance lors des longues marches... Finalement, on se rend rapidement compte qu'il n'est pas utile d'équiper tout un escadron de lances, que ces dernières sont peu utiles pour les rangs de l'arrière, tant est si bien que le règlement de 1813 ne prescrit plus les lances que pour le premier rang.
Ayant trouvé le juste milieu pour l'utilisation de la lance, l'Empereur conservera ses lanciers jusqu'à la fin de l'Empire, équipant même de lance les derniers éclaireurs pendant la campagne de France. C'est également entouré de lanciers qu'il rejoint l'île d'Elbe et ce sont encore des lanciers qui chargent la Garde anglaise à Waterloo.
Indéniablement, la bataille de Wagram et la prise de conscience de Napoléon qui en découle marquent durablement l'utilisation de cette arme que l'on retrouvera dans les escadrons de l'armée française jusqu'au XXe siècle.
Les différents modèles de lances
La lance telle qu'adoptée en 1809, dite « à la polonaise » est constituée d'un fer plat de 38cm, à deux tranchants muni d'une boule arrêtoir. Cette boule avait pour but de limiter la pénétration de la lame afin de permettre au cavalier de la retirer aisément. Elle permettait aussi d'accentuer le choc de l'impact et ainsi de déséquilibrer, voire de faire chuter, le cavalier adverse. Ce fer de lance est emmanché sur une hampe en frêne noircie. Cette hampe de 2,80m se termine par un sabot de 10cm. Sous le fer est maintenue par trois vis une flamme blanche et cramoisie.
En 1811, les chevau-légers lanciers sont équipés d'un nouveau modèle de lance, dit « à la française », de 2,65m. Elle se caractérise par un fer plat de 21,6cm, à deux tranchants, mais ayant deux pans creux et pas de boule arrêtoir.
La lance est maintenue sur le cheval via une lanière et botte de lance d'étrier (puis deux à partir de 1812).
Les chevau-légers lanciers de la Vistule
Depuis 1806, les chevau-légers lanciers de la légion de la Vistule réclament la lance. Ils en sont finalement équipés en 1809 et démontrent durant la guerre d'Espagne à quel point cette arme peut être redoutable entre les mains de cavaliers aguerris. En 1810, un second régiment de chevau-légers lanciers polonais est créé. En 1811, ils forment les 7e et 8e régiments de chevau-légers lanciers et participent à la campagne de Russie, puis à celle d'Allemagne (Leipzig) et de France (Soissons, Arcis-sur-Aube...).
Ils portent une schapska et une kurtka (veste) bleue, avec revers, parements et collets jaunes. Le plumet est noir et bleu.
Les lanciers de Berg
En 1809, le comte Beugnot, qui dirige le grand-duché de Berg au nom de l'Empereur, lève un régiment de chevau-légers. En décembre ils sont équipés de lances par décret impérial. Cette unité sert énormément en Espagne avec Masséna, elle s'illustre à Fuente de Onoro puis à Ciudad Rodrigo. En 1812, à Villadrigo, ils chargent la cavalerie de la légion germanique du général Anson : leur action d'éclat leur vaut l'octroie par Napoléon du privilège de porter des flammes de lance en soie.
Les lanciers de Berg subirent de très lourdes pertes pendant la campagne de Russie.
Uniformologiquement, cette unité se reconnait facilement par son habit à la polonaise avec kurtka blanche à collet, plastron et parement amarante (tout comme le pantalon et la schapska).
Les lanciers de la Garde impériale
La Garde Impériale dispose de deux régiments de chevau-légers lanciers : les lanciers polonais et les lanciers rouges hollandais.
En 1811, le régiment de chevau-légers polonais de la Garde impériale devient 1er régiment de lanciers de la Garde. Ils portent l'habit à la polonaise, avec kurtka (veste) bleu turquin avec parement et retroussis cramoisis. Pantalon bleu turquin et schapska cramoisie avec une cocarde française à croix de malte et un soleil en cuivre bruni frappé d'un N couronné.
En juillet 1810, le frère de Napoléon, Louis, abdique du trône de Hollande et ce royaume est rattaché directement à l'Empire français. De facto, la Garde Royale hollandaise est intégrée à la Garde Impériale et c'est ainsi qu'apparait le 2e régiment de chevau-légers lanciers de la Garde. Ces lanciers hollandais sont plus connus sous le nom de lanciers rouges, en référence à la couleur dominante de leur uniforme : pantalon, kurtka et schapska. Cette unité est composée de quatre, puis cinq, escadrons soit 1.406 hommes au 1er septembre 1812. Sous les ordres du général Colbert (d'où leur surnom d'écrevisses de Colbert), les lanciers participent à la campagne de Russie. Après cette désastreuse campagne, le régiment est porté à huit puis dix escadrons (moitié dépendants de la Vieille Garde, moitié de la Jeune Garde). En 1813, ils s'illustrent à Bautzen, Wurtschen, Toeplitz, Dresde, Leipzig, Hanau... Et en 1814 à Saint-Dizier.
En décembre 1813, un nouveau type d'unité équipé de lance est créé : les éclaireurs de la Garde. Trois régiments, dont le premier est rattaché aux grenadiers à cheval, le second aux Dragons et le dernier au 1er régiment de chevau-légers. Les éclaireurs de la Garde sont habillés de l'habit-veste en drap vert avec collet et parements en point de drap écarlate et liseré vert. Le pantalon est bleu-gris avec une bande cramoisie sur les coutures extérieures. Ils portent le schako noir à la hussarde avec un pourtour écarlate et un plumet rouge. La moitié des éclaireurs est équipée de lances modèle 1812 sans fanion, tandis que l'autre moitié est équipée de mousquetons, cela bien entendu en plus d'un sabre et d'une paire de pistolets.
Les chevau-légers lanciers gendarmes
Le 6 novembre 1810 sont créés les gendarmes chevau-légers lanciers. Le but est de créer une unité capable de faire face aux guérilleros espagnols en utilisant les mêmes méthodes qu'eux : une unité très mobile car montée et disposant de lances pour le combat. Selon le décret de 1812, ces gendarmes portent un habit-surtout en drap bleu avec coller, parements liserés et doublures écarlates, et une culotte hongroise à la hussarde avec brandebourg en drap bleu. Ils sont coiffés d'un shako avec une plaque d'argent marquée « Gendarmerie Impériale » et au-dessus une cocarde tricolore et un plumet écarlate.
Ils sont armés d'un sabre de cavalerie légère, d'une lance, d'un mousqueton avec sa baïonnette et d'une paire de pistolets de gendarmerie.
1811, la création des chevau-légers lanciers français
En 1811, Napoléon décide d'utiliser plus massivement les lanciers dans sa cavalerie pour protéger les flancs des formations de cavalerie lourde lors des déplacements, combattre en tirailleur, assurer des missions de reconnaissance, pourchasser les unités en déroute... Dans ses instructions à Clarcke, Napoléon précise que « quand les cuirassiers chargeront des colonnes d'infanterie, les chevau-légers doivent être placé sur les derrières ou sur les flancs pour passer dans les intervalles des régiments et tomber sur l'infanterie lorsqu'elle est en déroute ; ou si l'on a affaire à la cavalerie, sur la cavalerie et la poursuivre l'épée dans les reins ». Par décret du 18 juin l'Empereur se dote de six nouveaux régiments de lanciers français créés à partir des 1er, 3e, 8e, 10e et 29e Dragons. Uniformologiquement, les hommes de ces six régiments sont dotés d'un habit-veste de troupe légère, ils se distinguent par les couleurs du revers, des parements, des retroussis et du collet : écarlate pour le 1er, aurore pour le 2nd, rose pour le 3e, cramoisi pour le 4e , bleu céleste pour le 5e et rouge garance pour le 6e. Les escadrons se différencient entre eux par la couleur du pompon, ainsi dans la première compagnie : pompon rouge pour le 1er escadron, bleu ciel pour le 2nd, aurore pour le 3e et violet pour le 4e. Dans la seconde compagnie le code couleur est le même mais avec une pastille blanche au centre du pompon. Leur magnifique casque à chenille « à la grecque » est une bombe en laiton poli avec un cimier décoré d'un masque de Gorgone et de lances croisées, rehaussé d'une chenille en crin noir (rouge pour les compagnies d'élite). La visière est en cuir noir et la mentonnière de même mais garnie d'écailles de laiton et de deux rosaces estampées d'une étoile à cinq branches.
Outre de la lance modèle 1811, ils sont équipés du sabre an XI de cavalerie légère et du mousqueton modèle an XIII ou an IX.
Les chevau-légers lanciers français s'illustrent pendant toutes les dernières campagnes de l'Empire. Ainsi le 4e continue de combattre en Espagne (où il était en tant que Dragons depuis 1808), puis en Russie en 1812 : la Moskova, Winkovo, Kaluga, Krasnoï, la Bérézina, Vilna... Il participe naturellement en 1813 à la campagne d'Allemagne (bataille de la Katzbach, de Leipzig...) puis en 1814 à la campagne de France notamment lors des batailles de Champaubert et de Troyes. Le 2e régiment de lanciers participe aux mêmes campagnes.
Tartares et Krakus : contre l'ours russe
La campagne de Russie est l'occasion de recruter au sein de la Grande Armée d'émérites cavaliers de l'Est prêt eux aussi à combattre le dangereux voisin.
En juillet 1812, Napoléon profite du sentiment antirusse des Tartares de Lituanie pour se doter d'une nouvelle unité de lanciers. Mustapha Achmatowicz est chargé d'organiser le régiment, mais il ne parvient à lever qu'un escadron qui servira à éclairer l'avance du 3e régiment de chevau-léger lituanien de la Garde.
Ces Tartares sont habillés à la mamelouk avec une veste verte à dolman court de couleur rouge, un shako noir avec flamme verte et gland rouge, un turban jaune et un croissant sur le devant (tous les cavaliers de l'escadron sont Musulmans). Le pantalon est ample, de couleur rouge avec des bandes vertes. En 1813-1814 l'uniforme fut modifié, ils adoptèrent un shako en mouton frisé et sans visière, doté d'une flamme verte et d'un plumet rouge. La veste devient cramoisie, le dolman jaune et le pantalon bleu. Niveau armement, les Tartares lituaniens sont équipés d'une lance avec une flamme rouge et verte, ou rouge et blanche.
Cette unité participe activement à la campagne de Russie et rares sont ceux qui échappent à la mort ou la capture à Slonim en octobre 1812. Les survivants défendent Vilna avant de rejoindre Varsovie où ils ne forment plus qu'une compagnie qui participe à la campagne de Saxe en tant que 15e chevau-légers polonais. Ils participent à la bataille de Dresde et, fin 1813, ils ne sont plus qu'une quarantaine à Chantilly. Les lambeaux de cette unité sont alors versés dans le 3e régiment d'éclaireurs de la Garde au sein duquel ils combattent jusqu'à la fin de l'Empire. Ce n'est qu'à l'abdication de Napoléon que, délivrés de leur serment, ils regagnent la Lituanie.
Les Krakus quant à eux sont recrutés comme leur nom l'indique dans la région de Cracovie (/Krakov), en Pologne. Napoléon trouve en eux une manne providentielle alors que sa cavalerie a quasiment disparue dans la retraite de Russie. Ils sont officialisés par un décret impérial du 19 décembre 1812. Cette unité fut levée dans l'urgence par le prince Poniatowski dans le cadre de sa politique de défense du Grand-Duché de Varsovie. Chaque groupe de 50 feux dans la région de Cracovie doit fournir un cavalier doté d'un cheval de petite taille que l'on appelle konia. En avril 1813 les effectifs approchent les 4.000 hommes !
Leur uniforme est assez atypique au sein de la Grande Armée, ils sont coiffés d'un bonnet en forme de melon, rayé de blanc et cramoisi. L'habit est en drap bleu foncé, cols et parements cramoisis, passepoils blancs. Le pantalon est lui aussi bleu avec une bande cramoisie. Quant à l'armement, il se veut relativement léger (par rapport aux chevau-légers lanciers français) : une lance sans fanion, un sabre et un pistolet.
Cette cavalerie qui tombe à point pour les Français participe à la campagne de Saxe, harcelant sans cesse l'ennemi et menant une formidable guérilla contre les troupes prussiennes. Le régiment est également présent à Leipzig et c'est à leurs côtés que Poniatowski trouve la mort en tentant de traverser l'Elster. Sa dépouille sera d'ailleurs rapatriée à Varsovie escortée par une troupe de Krakus.
Durant la campagne de France de 1814, les Krakus continuent le combat. Réorganisés à Sedan, on les retrouve à Berry-au-Bac, à Craonne, à Laon et jusqu'aux portes de Paris.
Après l'abdication de l'Empereur
À la chute de l'Empire en 1814 les régiments de lanciers sont dissous, sauf quelques un comme le 4e régiment de chevau-légers lanciers français qui devient la « Légion de Monsieur » et le 2nd qui devient « Lanciers de la Reine » sous la Restauration. Mais leur participation active à Waterloo entraine la dissolution de ces unités après la seconde abdication.
Les lanciers rouges fournissent un petit escadron de 120 hommes qui suit Napoléon sur l'île d'Elbe. Les autres lanciers hollandais de la Vieille Garde sont transformés en régiment des chevau-légers lanciers de France, ils sont dissouts pendant les Cent-Jours, reformés, et ils participent à Waterloo où Colbert, blessé au bras, charge à leur tête la Garde anglaise ce qui vaudra à l'unité d'être dissoute durant la Seconde Restauration.
Mais l'Empire a tout de même introduit durablement la lance dans la cavalerie française, elle y restera jusqu'au XXe siècle.
Pour aller plus loin
- BUKHARI Emir & McBride Angus, Napoleon's Dragoons and lancers, Osprey n°55, 1976. (en anglais)
- BUKHARI Emir & McBride Angus, Napoleon's Guard cavalry, Osprey n°83, 1978. (en anglais)
- VON PIVKA Otto & ROFFE Michael, Napoleon's Polish Troops, Osprey n°45, 1974. (en anglais)
- PAWLY Ronald & COURCELLE Patrice, Napoleon's Red lancers, Osprey n°389, 2003. (en anglais)
- PAWLY Ronald & COURCELLE Patrice, Napoleon's Polish Lancers of the Imperial Guard, Osprey n°440, 2007. (en anglais)
- PIGEARD Alain, Dictionnaire de la Grande Armée, Éditions Tallandier, 2002.
- PIGEARD Alain, « La cavalerie napoléonienne», Tradition Magazine HS n°21.
- PIGEARD Alain & BOURGEOT Vincent, La Cavalerie de la Garde Impériale, Editions Soteca, 2013.
- SOKOLOV Oleg, L'armée de Napoléon, Éditions Commios, 2003.