antiquit_jehelL'initiative de Simone et Georges Jehel de réaliser un ouvrage sur le passage mouvementé de l'Antiquité au Moyen Âge représente sans doute l'aboutissement d'un processus de relecture des sources de la période, entamé il y a déjà fort longtemps par divers spécialistes qui ont considéré que ces fameux Dark Ages ne méritaient pas les qualificatifs péjoratifs qui leurs étaient irrémédiablement accolés. L'ouvrage dont nous allons parler ici s'inscrit dans ces nouvelles thèses, plus conformes, semble-t-il, à la réalité historique.recommande

Un point historiographique.

Si on se réfère à l'historiographie récente concernant l'Antiquité et le Moyen Âge, une chose est frappante ; il existe très peu de publications qui s'affranchissent de la contrainte que représente la limite diamétrale, et pourtant tellement arbitraire, entre la fin de l'époque romaine et le début du Haut Moyen Âge. Les spécialistes sont soit des romanistes soit des médiévistes et leurs production est la plupart du temps teintée par leur domaine de compétence. Malgré tout, il semble complètement improbable de séparer ce que l'on appelle communément l'Antiquité tardive des premières heures de l'époque médiévale, les fameuses ruptures n'ayant plus tellement bonne presse. Mais voilà, si dans le monde universitaire le concept est admis, le relais vers un public plus large semble bien être une rareté en langue française. L'école anglaise est plus avancée dans ce domaine, avec en tête de liste Peter Brown qui porte en quelque sorte le concept de Late Antiquity à son paroxysme tout en lui donnant une réalité temporelle importante, la faisant disparaître au cours du VIIIe siècle de notre ère. Partant de ce constat, le lecteur amateur éclairé français n'a que peu d'éléments à sa disposition pour réaliser la synthèse de la transition entre le monde antique et les périodes suivantes.

L'ouvrage qui nous concerne s'attache donc à combler un vide certain dans les publications récentes et permettre aux jeunes étudiants, comme aux passionnés d'aborder des temps bien complexes et souvent tellement maltraités par le passé dans les programmes scolaires. Qui n'a pas entendu parler des Grandes Invasions où des hordes de barbares pillards se lançaient à l'assaut d'un vieil Empire romain décadent? Cette histoire hérité du XIXe siècle et de l'école méthodiste a été complètement revue et corrigée et il est bon aujourd'hui d'avoir connaissance de ces argumentaires. Il est clair qu'en cela, l'ouvrage dont nous vous proposons la critique est parfaitement indiqué. Il réalise un point complet sur la recherche actuelle, la compile et propose de se plonger dans les turpitudes de l'époque en étant soigneusement guidé par un plan thématique, brossant de nombreux siècles. Néanmoins c'est en soi une faiblesse du travail ; il est très complexe d'aborder une telle étendue chronologique sans obtenir un propos trop résumé, trop rapide et donc raccourci. Les contraintes du format, 348 pages, obligent à parcourir les années en les survolant quelque peu. Malgré tout il faut souligner que ce livre n'a pas la prétention à devenir un ouvrage de référence sur la question ; il s'agit plutôt d'un manuel pratique servant à l'initiation, comme l'indique d'ailleurs cette collection des éditions Ellipses. Et justement, c'est cette vocation à la découverte qui nous amène à insister sur la pertinence du livre, qui en plus s'attaque à une tâche au combien difficile.

Une question de spécialité.

Comme nous l'avons déjà brièvement évoqué, en France la question des spécialités en histoire pose un problème certain dans la continuité des évènements, cultures, mentalités, pratiques, entre Antiquité et Moyen Âge puisque les chercheurs sont la plupart du temps d'une obédience avant tout. Toute la difficulté revient à être aussi performant dans l'étude des deux périodes ce qui pose de multiples problèmes. Les auteurs de l'ouvrages s'attaquent en tout cas courageusement à ce défit et propose un exposé convaincant par biens des aspects mais qui souffre néanmoins de quelques faiblesses, essentiellement décelable par celui qui a déjà travaillé en profondeur la question. Ainsi nous avons pu relever quelques imprécisions et simplifications. Au début du livre par exemple, les auteurs axent trop leur propos sur une oppositions diamétrale entre christianisme et paganisme et passant un peu sous silence le foisonnement des cultes orientaux dans l'Empire, dont certains ont une apparence bien proche de la religion du Christ. La philosophie religieuse de l'époque tant en effet vers une recherche de la divinité unique et toute puissante, le christianisme n'ayant comme originalité dans cette mosaïque que sa prétention hégémonique. Une autre erreur, très courante également entre les pages 65 et 67 a attiré notre attention ; l'assimilation rapide des agressions barbares des IIIe et IVe siècles avec des invasions, ce qu'elles ne sont en aucun cas. Il s'agit presque exclusivement de raids de pillages, les prétendus envahisseurs regagnant systématiquement leurs pénates le forfait accompli. A la page 68 les auteurs font preuve de déterminisme historique, présentant les invasions (réelles cette fois-ci) de 406 comme « marquant la fin irrémédiable de l'Empire romain », ce qui va à l'encontre des règles élémentaires du travail de l'historien ; il est impossible de déterminer à une époque des faits qui surviennent plus tard.

Présenter 406 comme une rupture complète nie totalement les efforts suivants et en particulier la reprise en main du pouvoir impérial par Majorien qui parvient à soumettre la Gaule et l'Espagne après une campagne militaire, tardive certes, mais qui prouve que la situation ne glisse pas forcément vers la « chute de l'Empire romain ». Cela se reproduit page 98, ce qui nous amène à penser que le fait même de proposer un travail s'inscrivant sur une donnée temps aussi longue et aussi logique dans la suite des évènements facilite d'une certaine manière l'emploie de ce type de formulation ; un événement semble en appeler un autre, puis un autre, etc... Mais l'histoire est une suite chaotique et parfois l'écueil du hasard détourne ce qui semble pourtant logique. C'est pour cela qu'il vaut mieux se garder de voir dans une chronologie un enchainement harmonieux. Une autre chose nous a également dérangé, sur la question militaire aux pages 91 et 92 qui est beaucoup trop rapide et manquant de documentation. Mais il est bien rare de trouver un manuel de ce type qui ne comporte pas ce type d'approximations ; les auteurs ne peuvent être spécialistes en tout. Et de toute façon ce ne sont en rien des fautes impardonnables qui n'attireront sans doute que l'oeil inquisiteur de l'universitaire un peu tatillon. Rappelons que cet ouvrage est une initiation et qu'il est plus simple de pointer du doigt des faiblesses que de composer un livre à vocation pédagogique, en un nombre relativement réduit de pages compte tenu de l'ampleur de la tâche, et abordant des domaines extrêmement divers. En bref le résultat est plus qu'honorable et précise la plupart des aspects de la transition.

Un concept.

Cette question est centrale pour la problématisation du travail ; saisir les points de continuité et les éléments de rupture entre l'Antiquité et le Moyen Âge. Ceci n'est pas vain, loin de là, car cela demande de démêler les cultures de l'Europe occidentale du Haut Moyen Âge pour saisir les permanences et au contraire les innovations dues aux invasions. Les constructions politiques nouvelles, les fameux royaumes barbares, sont en effet dépositaires d'une tradition germanique marquée, mais ils ne peuvent (et ne veulent) effacer cinq siècles de romanisation, notamment relayée par le christianisme... Les auteurs dressent donc au moyen d'une analyse thématique un tableau de cette transition ce qui est particulièrement pertinent. On se prend donc assez facilement à la lecture qui décrit page après page l'environnement sociologique, culturel, politique et religieux de l'espace européen au cours de l'époque. Les informations apportées font un véritable bilan des nouvelles tendances de la recherche, comme un instantané, ce que la tradition anglo-saxonne pratique beaucoup avec les grandes encyclopédies. En France nous sommes un peu étranger à ce type de travaux pourtant très importants car ils permettent de mettre les évènements en perspective. Les tentatives dans l'hexagone sont en effet anciennes (la dernière en date à notre connaissance sur cette période étant aux éditions Larousse L'Histoire Universelle).

Environnement scientifique.

Au fond, l'ouvrage est correctement documenté avec des travaux récents, même si on pourrait souhaiter, d'une manière un peu exigeante, un plus grand recours aux sources, mentionnées néanmoins, ce qui n'est pas forcément la norme dans ce type de manuel. Mais si les textes ou autres informations de première main ne sont pas systématiquement écrites, elles n'en sont pas moins indiquées ce qui facilite et même suggère un approfondissement de la collecte des renseignements. La bibliographie, d'une dizaine de page est très correcte, rassemblant à peu près les principaux ouvrages de référence sur la question. Il est donc facile de plonger plus profondément dans cette histoire si on en ressent l'envi, ce que les auteurs nous invite chaudement à faire avec ce livre. Il est accessible, complet et stimulant. Il comporte des faiblesses, mais elles sont inhérentes au format et à la complexité du domaine d'étude. A lire donc si l'on souhaite dépoussiérer ses connaissances sur l'Antiquité tardive et le Haut Moyen Âge, de même que si l'on souhaite les découvrir.

De Simone Jehel, Georges Jehel. De l'Antiquite au Moyen Age Continuites & Ruptures (Iiie-Xiie Siecle). Editions Ellipses. Décembre 2009.

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