On a souvent tendance à réduire les croisades à un affrontement armé entre deux blocs que l’on définit selon leur religion, une étape dans le long « choc des civilisations » entre Occident et Islam,…Pourtant, comment ne pas imaginer qu’une présence de près de deux siècles des Latins en Orient pourrait avoir aussi créé d’autres types de relations que la guerre, par exemple des échanges économiques mais peut-être aussi culturels ? Comment se passait la cohabitation entre les Latins et les musulmans, et comment chacun voyait l’Autre ?
Un certain isolement des « Francs »
On ne peut nier une réelle distinction marquée entre les vainqueurs et les vaincus (au lendemain de la Première croisade), basée sur l’origine et la religion. Les Latins sont principalement regroupés dans les villes, leur nombre augmenté par des vagues régulières d’immigration, pour atteindre le chiffre de cent vingt mille environ à la veille de Hattîn (1187). Les musulmans sont donc très majoritaires dans les campagnes, avec les sunnites à l’ouest et les chiites à l’est. Ils n’ont que peu de relations avec les Druzes, qui eux sont présents entre Sidon et l’Hermon. Les autres populations présentes sont évidemment les chrétiens d’Orient et les juifs. Les Latins tentent logiquement de se rapprocher des premiers, mais sans réel succès. Les chrétiens orientaux restent organisés selon leurs propres clergés, et n’obéissent qu’à eux ; les Latins s’opposent avant tout aux Grecs orthodoxes, majoritaires avec les jacobites monophysites, et qui dépendent de Constantinople.
Ils leur préfèrent les chrétiens syriens (ou syriaques), voire les Arméniens grégoriens même si ces derniers tiennent aussi à leur indépendance. En fait, seuls les maronites semblent avoir de bonnes relations avec les Francs (en 1182, les églises maronite et romaine fusionnent) ; en effet, ces derniers font preuve d’une grande intransigeance en imposant leur hiérarchie ecclésiastique, en s’adjugeant des églises, si bien que quelques générations après la Première croisade, il n’est pas rare de voir les chrétiens orientaux soutenir les musulmans contre les croisés ! La société est donc compartimentée, sur des bases ethniques et religieuses, à l’image de la société croisée elle-même très stratifiée.
Une « orientalisation » des Francs ?
S’il n’y a pas vraiment de mélanges entre ces groupes, le côtoiement est cependant quotidien et pas forcément hostile. Des seigneurs croisés apprennent l’arabe (comme Renaud de Chatillon), principalement pour éviter d’utiliser les drogmans, la plupart du temps chrétiens orientaux, et dont ils se méfient. De même, ils adoptent certaines coutumes locales dans leur vie quotidienne, comme l’emploi de vêtements riches et colorés, l’utilisation des hammams ou la consommation d’une nourriture plus épicée ; c’est principalement le cas des « Poulains », nés sur place.
Cette « orientalisation » se voit jusque dans les palais francs, comme celui de Jean Ibelin à Beyrouth au début du XIIIè siècle : les meilleurs artisans de la région, qu’ils soient grecs, syriens ou musulmans, l’ont décoré de jets d’eau, de mosaïques et de peintures qui lui donnent un réel cachet oriental. L’adaptation se fait aussi dans la guerre, les Francs étant obligés d’abandonner leurs lourdes armures à cause de la chaleur, utilisant des foulards de coton pour se protéger du soleil, alors que parallèlement les musulmans saluent la solidité de leurs épées…Foucher de Chartres (chapelain de Baudouin Ier) affirme dans les années 1120 que les Francs sont devenus des Orientaux, « des palestiniens ou des galiléens », qu’ils auraient même oublié le lieu de leur naissance ! Il évoque des mariages avec des locaux, y compris des musulmanes converties (dont le nombre est à relativiser). Cette société des Poulains garde cependant un sentiment de supériorité sur les indigènes (musulmans ou chrétiens), et même sur les Occidentaux qui débarquent en Terre Sainte, vus comme des gens un peu frustes, intolérants et ignorants ! Les Occidentaux, eux, sont choqués par la promiscuité de leurs « cousins » avec les locaux, musulmans en particulier…Des ecclésiastiques trouvent les Poulains trop efféminés et les accusent de traiter leurs femmes comme les musulmans, en les enfermant ! Ils seraient également trop tolérants envers les Infidèles et il est même reproché (vers 1180) au patriarche de Jérusalem Héraclius de se parfumer et de se vêtir fastueusement…
Globalement, toutefois, « l’orientalisation » des Francs atteint vite ses limites. Les Latins, regroupés dans leurs villes et leurs forteresses, restent surtout attachés à la société féodale et chevaleresque, et gardent leur goût pour la littérature courtoise et les plaisirs nobles comme la chasse au faucon ou les tournois. Le fait d’adopter certaines coutumes orientales n’a presqu’un caractère « exotique »…
Les musulmans sous domination franque
On l’a vu, ils sont majoritaires dans les campagnes. Ils gardent le même fonctionnement, avec des villages contrôlés par un raïs, mais doivent payer un impôt de capitation, dont seuls les non-musulmans s’acquittaient auparavant, mais aussi un impôt foncier. Le raïs représente le village face au seigneur, intégrant le système local à la féodalité importée d’Occident ; il lève aussi l’impôt. En matière de justice, si les cadis sont supprimés dans certains endroits, les musulmans peuvent jurer sur le Coran et être jugés selon leur loi la plupart du temps, sauf pour les affaires concernant un Franc. Il n’y a pas non plus (ou très peu) de conversions forcées, et si des mosquées sont transformées en églises, les musulmans conservent une certaine liberté de culte. C’est une sorte de « dhimma inversée ». On voit même un émir envoyé comme ambassadeur à Jérusalem être invité par les Templiers à prier dans la mosquée al-Aqsa, transformée en église. Enfin, les croisés n’engagent que des chrétiens chez les locaux pour leur armée, le service n’étant pas obligatoire pour les musulmans sous leur domination.
Il ne faut cependant pas idéaliser ces rapports : les mariages entre Poulains et musulmanes sont très rares, ces dernières étant plutôt destinées à l’esclavage domestique ; le métissage, quand il a lieu, se fait plutôt avec des chrétiens d’Orient. De même, les conversions au christianisme sont rares, quand elles arrivent c’est souvent pour éviter la mort, comme c’est le cas pour des Turcs, qui forment bientôt une cavalerie pour les armées franques : les « turcoples ». Saladin les exécutera comme les Templiers à Hattîn en 1187…
Des échanges culturels ?
Il faut le préciser de suite, la Syrie-Palestine n’est pas aussi centrale que la Sicile ou l’Andalousie en ce qui concerne les échanges culturels entre chrétiens d’Occident et musulmans (et orientaux dans un sens plus large), au contraire des échanges économiques. Il existe cependant quelques signes, parfois localisés, comme ceux entre Antioche et Pise aux XIIè-XIIIè siècles.
Cela s’explique d’abord par le compartimentage des deux sociétés que nous avons évoqué et par la crainte d’une population franque minoritaire et illettrée d’être « avalée » par la majorité (musulmane mais aussi chrétienne), y compris au niveau culturel. Evidemment, le contexte de guerre quasi-permanente n’aide pas non plus : l’Autre est vu comme un ennemi permanent. De plus, la région n’est pas non plus dotée de grands centres culturels, comme pouvaient l’être Constantinople, Alexandrie, ou même Bagdad (avant les Mongols) et évidemment Cordoue ou Tolède.
Les transferts de techniques
Les contacts et éventuels transferts s’exercent aussi au niveau du domaine des techniques. Au moment des croisades, l’Orient est bien plus avancé que l’Occident dans nombre de domaines ; c’est le cas principalement de l’utilisation de l’eau, même si les sources sont trop peu bavardes pour qu’on puisse attester d’un réel transfert technologique. Toutefois, il semble avéré qu’il y ait eu échange pour les techniques de culture de la canne à sucre, avec un impact important en Occident. Ce sont les Vénitiens, puis Frédéric II, qui en permirent l’essor principalement. D’autres domaines pourraient être évoqués, comme les ponts de pierre, mais il est sur ce point moins sûr que l’influence sur l’Occident ait été décisive. L’Orient est aussi en avance sur la transmission des nouvelles par les pigeons voyageurs, mais s’ils ont été utilisés par les souverains en Terre Sainte, cela n’a pas été le cas en Occident : il n’y a donc pas eu « transfert ». De même, malgré un débat historiographique, il semblerait que le système des moulins à vent orientaux aient été transmis en Occident plutôt par l’Afrique du Nord et l’Espagne que par les croisades.
L’art croisé : « colonial » ou syncrétique ?
Le regard sur l’Autre
Ce contact, même cloisonné ou dans un contexte de conflit réel ou larvé, amène à se demander comment l’Autre est vu, et si cette image a évolué avec le temps durant la période de l’existence des Etats latins.
En Occident, les musulmans sont vus de façon soit hostile, soit satirique, et ce même avec l’établissement en Terre Sainte et le contact direct (qui n’avait été prolongé auparavant qu’en Espagne). Au XIIè siècle circulent des récits légendaires, comme « La Vie de Mahomet » ou « Les Plaisirs de Mahomet », qui ont pour but premier de ridiculiser le Prophète. Il y est présenté comme un idolâtre, un païen, un polythéiste et se vautrant dans la luxure. Foucher de Chartres en fait même un magicien ! Le pape Célestin III, en 1197, affirme que les musulmans ont transformé le Saint-Sépulcre en bordel, et que l’endroit du tombeau du Christ est devenu une écurie. Saladin, lui, est présenté comme un diable, bleu et grimaçant, obligé de céder face à la force et la prestance du roi chrétien. Néanmoins, l’Orient provoque aussi une certaine fascination, voire admiration, pour ses richesses et ses produits exotiques mais aussi sa langue, comme l’affirme Frédéric II : « L’un des motifs de mon voyage à Jérusalem était d’entendre ces hommes appeler à la prière en leur chaude langue, par l’invocation d’Allah ».
Chez les musulmans, l’ignorance est partagée. Les Francs sont vus comme des barbares « roux comme si le feu avait brûlé leur face austère, leurs yeux bleus de même métal que leur sabre » (Imâd al-Dîn, chancelier de Saladin). Les croisés sont considérés par les indigènes avant tout comme des envahisseurs, mais dont ils ne parviennent pas à saisir la motivation religieuse : seul leur appétit de conquêtes et de richesses les guiderait. Il faut attendre la moitié du XIIè siècle pour que les musulmans comprennent la place centrale de Jérusalem dans le pèlerinage guerrier des Latins, place qu’ils donneront eux-mêmes à la Ville Sainte ensuite, en particulier avec Saladin.
Les Latins en Orient : société « multiculturelle » ou « coloniale » ?
Finalement, on peut dire que le bilan de la présence franque et des échanges avec la population locale est contrasté. Les Francs ont certes été influencés par l’Orient, chrétien ou musulman, dans leur art religieux ou militaire, dans la transmission de certains savoirs. Ils ont cohabité avec les indigènes, ont adopté certaines de leurs coutumes et de leurs façons de vivre. Mais cette cohabitation était relative, souvent superficielle à quelques exceptions près, émaillée par des conflits, une vision condescendante partagée, une méfiance toujours présente.
De plus, elle s’exerçait au mieux au niveau des cours des barons, rarement au sein de la population, de la masse et, surtout, n’allait que dans un sens : les Latins ont été influencés par l’Orient, dont ils ont importé quelques techniques, savoirs ou habitudes et produits alimentaires, mais l’inverse n’est pas vrai que ce soit pour les chrétiens orientaux ou les musulmans. La société n’était donc pas à proprement parler « coloniale », mais pas non plus « multiculturelle », dans le sens où une nouvelle société aurait été créée à partir d’autres différentes voire opposées. Malgré les échanges, la greffe n’a donc pas pris et la chute des Etats croisés était inévitable.
Bibliographie
- « Croisades : chrétiens contre musulmans », Historia, 1995.
- M. BALARD, Les Latins en Orient, XIè-XVè siècle, PUF, 2006.
- A.M. EDDE, F. MICHEAU, L’Orient au temps des croisades, Flammarion, 2002.
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- M. BALARD, A. DEMURGER, P. GUICHARD, Pays d’Islam et monde latin Xè-XIIIè siècle, Hachette, 2000.
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