Le phylloxéra désigne une maladie de la vigne causée par un insecte du même nom. Elle a provoqué des dégâts considérables dans les principales régions viticoles d'Europe à la fin du XIXe siècle, période de grands bouleversements dans l'histoire de la vigne et du vin. Sortant de l'Ancien Régime et subissant deux révolutions – 1789 et industrielle – la viticulture française vit évoluer ses modes de production et de consommation, profitant d'un essor sans pareil. Elle dut ainsi répondre à de nouveaux défis mais également affronter tout un cortège de complications dont la crise du phylloxéra. Vigne et vin ne se façonnèrent pas moins dans ces épreuves pour prendre certains aspects tels que nous les connaissons aujourd'hui.
Le tournant de la Révolution française
Depuis le Moyen Âge, la vigne était l'objet d'un véritable culte illustrant le renom d'une contrée à laquelle étaient attachés clercs, nobles et bourgeois. Le roi lui-même y attachait une importance toute particulière et il faisait partie de ses ambitions naturelles de posséder un vignoble à l'image de sa grandeur. François Ier dota par exemple le château de Fontainebleau d'un clos de vigne se devant d'être digne de son prestige. L'Ancien Régime avait ainsi pris soin de protéger la viticulture française, véritable richesse du pays.
Néanmoins, la Révolution marqua un véritable tournant dans la production de vin de France. Elle fit passer les vignobles ecclésiastiques et seigneuriaux en mains paysannes privant dès lors la vigne d'une élite de praticiens, spécialistes des méthodes de culture et de vinification. Par ailleurs, elle supprima les différents règlements datant de l'Ancien Régime avec notamment la limitation de l'extension des plantations de cépages dits grossiers face aux cépages de qualité. Parallèlement, furent abolis en 1791 – avant d'être rétablis en 1798 – tous les droits aux entrées de toutes les grandes villes de France facilitant la circulation des vins alors que la consommation populaire de vin dans les campagnes se cessait d'augmenter au début du XIXe après avoir touchée Paris à la fin du XVIIIe siècle. La viticulture française entrait alors dans une course effrénée à la production.
Fléau de l'abondance
À la recherche de profits immédiats et rapides, les « nouveaux » vignerons délaissèrent les vins de qualité, n'hésitant pas à remplacer dans leurs domaines les cépages produisant des vins fins par des cépages plus productifs que qualitatifs. Et ces nouveaux vins de qualité inférieure formant la partie principale de la production bouleversèrent les écarts de prix. Ce qui ne fut pas sans inquiéter les autorités locales soucieuses de la réputation de leurs vins. Dès 1810, la Préfecture de Dijon s'alarma de la perte de qualité des vins de la Côte d'Or. Elle fut suivie en 1829 par le préfet du Gard à propos des Côtes du Rhône.
Le vignoble français était passé d'une production de 30 millions d'hectolitres en 1788 à 40 millions d'hectolitres en 1829. De plus, l'Empire, par ses inlassables guerres, avait mis à mal le commerce d'exportation qui justifiait la production de vins fins d'autant que ces vins contribuaient bien plus économiquement qu'au commerce intérieur. De nombreux observateurs pointèrent ainsi du doigt ce qu'ils considéraient comme l'avilissement général de la viticulture française rendant les rois constitutionnels responsables de la mauvaise réputation des nouveaux vins amenant à la perte d'une des richesses de base du pays pour n'avoir pas osé rétablir les prohibitions de l'Ancien Régime.
Et c'était sans compter l'aggravation de la situation avec l'arrivée du chemin de fer dans la seconde moitié du siècle distribuant dans toute la France les vins communs du Midi, bouleversant à nouveau les marchés et mettant en péril les petits domaines viticoles du nord qui avaient privilégié les vins de médiocre qualité. Ce fut une nouvelle révolution, cette fois industrielle, qui toucha le monde de la vigne. L'évolution des transports accéléra l'exportation moins taxée après 1840 tout comme la mise en culture de nouvelles terres. La production de vin en France atteignit des chiffres records avec 70 millions d'hectolitres en 1870 et culmina cinq ans à plus tard avec plus de 85 millions d'hectolitres.
L'âge d'or de l'histoire du vin en France ?
De part cette production que d'aucuns jugeaient sans pareil, cette période apparut également comme l'âge d'or de la viticulture française. En effet, avec l'arrivée des accords de libre-échange douanier, s'ouvrirent les marchés allemand, belge, hollandais, suisse et russe qui représentèrent un gros tiers des exportations après 1860. L'arrivée de ces nouveaux clients entraina une diversification des styles de vins : plus ou moins sucré selon le destinataire par exemple. Surtout, une véritable hiérarchie commerciale fut progressivement mise en place dès le début des années 1800.
À ce titre, la classification des vins de Bordeaux telle que nous la connaissons aujourd'hui date de 1855 et ne fut révisée qu'une unique fois en 1973. Les commandes augmentèrent s'agissant aussi bien des grands crus restants ou des vins courants qui commençaient à être fréquemment « viné » grâce à l'alcool de distillation puis coupé avec de l'eau pour ne pas atteindre un trop haut degré d'alcoolémie qui nuirait à la production des ouvriers dans le domaine industriel et pourrait exciter leurs « ardeurs ». Cette embellie ne fut toutefois pas suffisante pour rétablir la qualité des meilleurs vins touchés par des vagues successives de maladie jusqu'au coup fatal du phylloxéra.
La crise du phylloxéra en France
Tout au long du XIXe siècle, des maladies successives touchèrent la vigne française, faisant baisser momentanément la production : la pyrale dans les années 1830, l'oïdium au début des années 1850 ou encore le mildiou à partir de 1878. Les vignerons trouvèrent alors à chaque problème sa solution. Souffre, eau chaude ou encore bouillie bordelaise à base de sulfate de cuire permirent de lutter contre ces maladies. Néanmoins, rien ne put endiguer le phylloxéra, véritable peste agricole. Revenant après deux ans de combat au Mexique, un engagé de guerre planta en 1864 dans son vignoble de Pujaut dans le Gard, quelques pieds de vignes américaines, porteurs d'un puceron portant par métonymie le même nom que la maladie et qui ne tarda pas à se répandre progressivement dans les vignobles français et européens.
Se déployant en premier lieu dans les Bouches du Rhône, il fut identifié en 1865 au Portugal, puis en 1866 dans le Bordelais. Remontant la vallée du Rhône au début des années 1870, cet insecte s'attaqua aux vignobles suisses, autrichiens et allemands. Il atteignit également l'Espagne et l'Italie à la fin de années 1870 alors que la Côte d'Or était touchée. Franchissant les mers, il contamina l'Australie, l'Afrique du Sud, l'Algérie, ravageant les vignes jusqu'au Pérou. Rare région viticole française rescapée, la Champagne tomba à son tour dans les années 1890.
En une trentaine d'année, le phylloxéra se répandit donc progressivement dans tout le vignoble français et une grande majorité des vignobles du monde avec pour unique conséquence : la destruction totale des vignes malgré toutes les mesures prises pour l'endiguer. En effet, pouvoirs publics, hommes de science et viticulteurs s'unirent pour lutter contre ce puceron attaquant tant les racines que les feuilles de la vigne. De multiples remèdes et traitements furent essayés.
Parfois fantaisistes, la plupart du temps inefficaces, difficiles et onéreux, ils ne permirent pas d'enrayer la maladie. Il ne restait plus qu'à arracher l'ensemble du vignoble – à l'exception de quelques vignes non touchées – soit une dizaine de milliards de plants pour les remplacer petit à petit par des plants américains résistant à l'insecte et sur lesquels furent greffés les cépages locaux. Ce fut à cette occasion que la vigne prit l'aspect que nous lui connaissons aujourd'hui. Autrefois plantée en ordre dispersé, elle fut replantée en rangs alignés, permettant de ce fait l'utilisation d'animaux de trait pour les travaux de la terre.
La production de vin en France pouvait alors commencer à se relever dans les dernières années du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Pour autant, la crise du phylloxera avait fait passer la production française de vin de 85 millions d'hectolitres en 1875 à moins de 30 millions dans les années 1880, induisant de nombreuses séquelles et d'importants changements dans le milieu de la viticulture.
Au tournant des années cinquante et soixante du XIXe siècle, la viticulture française avait bénéficié d'un exceptionnel essor lié à la conjoncture de l'époque. L'abaissement des coûts de transport dû au développement du chemin de fer allié à l'envolée du commerce des vins, grâce à la politique de libre-échange menée par Napoléon III, plaçaient la France sur le devant de la scène européenne en dépit d'une très forte préférence des producteurs pour la quantité au détriment de la qualité. L'arrivée du phylloxéra ne fit que porter le coup de grâce à la viticulture de qualité qui avait déjà subi d'importants dommages. Elle ne put survivre que grâce à sa longue tradition d'excellence et l'intervention des pouvoirs publics face aux nombreuses conséquences, entre autres, induites par la crise du phylloxéra et par l'évolution des pratiques de production liées au négoce.
Un bouleversement de la production du vin
Les conséquences du phylloxéra en terme de productivité du vin en France furent durables dans le dernier quart du XIXe siècle. Nous l'avons évoqué précédemment, la production passa en 1875 de 85 millions d'hectolitres à moins de 30 millions dans les années 1880. Et il fallut attendre le début du XXe siècle pour voir la production de vin, avec une lente et aléatoire reprise, se stabiliser autour des 60 millions d'hectolitres. Parallèlement, l'urbanisation croissante du pays intensifia la demande par rapport à l'offre alors en chute.
Mais cette crise ne toucha pas simplement les vignobles mais aussi et surtout les populations y habitant. En Côte d'Or, la population chuta entre 12 et 25% dans les zones viticoles. Nombre de journaliers et de petits propriétaires perdirent leur emploi et quittèrent ces zones. Pareillement en Champagne où beaucoup de vignerons s'enfoncèrent dans la misère. Essentiellement micro-propriétaires, ils ne produisaient du raisin que pour le vendre au kilo aux maisons de négoce.
Ceux qui résistèrent à la crise, se groupant parfois en coopératives ou en associations professionnelles, durent alors s'endetter pour remplacer les plants, se mécaniser et changer les méthodes d'exploitations, ce qui les incitait à « faire pisser » la vigne avec des rendements élevés au détriment de la qualité. Il fallait produire pour survivre, ce qui à moyen terme, permettait de répondre à la demande, mais avec des produits vendus sans cesse moins cher, moins appréciés et devenant en même temps suspects. Car pour combler l'effondrement de la production viticole, les vignerons et surtout les négociants eurent massivement recours à falsification du vin.
Les techniques de falsification du vin à la fin du XIXe siècle
La falsification du vin ne date pas seulement de la fin du XIXe siècle. En effet, les procédés mis en cause dans cette falsification sont bien antérieurs. Certaines techniques comme le sucrage du vin ou le vinage de l'alcool sont connues depuis l'Antiquité, mais ce n'est que dans le dernier tiers du XIXe siècle qu'elles connaissent un véritable essor, alliées aux progrès de la chimie en agronomie permettant de créer des vins totalement artificiellement sans aucune goutte de raisin. Cette pratique demeurait néanmoins peu fréquente car il fallait produire toujours plus et toujours moins cher. Pour se faire, les principales techniques de falsification étaient celle du mouillage, du plâtre et du sucrage.
Synonyme de fraude tant pour l'opinion publique que pour l'État, le mouillage consistait traditionnellement en l'adjonction d'eau au vin. Mais il pouvait prendre d'autres aspects. Les commerçants en gros et négociants n'hésitaient pas à ajouter des colorants d'origines végétales afin de garder la couleur du vin ou encore à couper vins français et vins italiens et espagnols eux-mêmes mouillés. À côté de cette pratique, le plâtrage se faisait en introduisant dans le vin du sulfate de potasse. Cette technique était traditionnellement utilisée dans le sud de l'Europe pour éviter que les vins ne tournassent au vinaigre à cause de la chaleur ou en cas de pluie lors des vendanges.
Il s'agissait donc d'une technique de conservation du vin qui fut détournée à partir des années 1880 pour accélérer la fermentation du produit. L'objectif original qui était de garder la qualité du vin devenait caduque, remplacé par la recherche de la quantité. Enfin pour modifier le processus le vinification, il était également possible de recourir au sucrage, soit l'addition d'eau sucrée dans les marcs, qui était depuis quelques décennies en expérimentation et fut largement appliquée dans les zones les plus touchées par le phylloxéra. En témoigne à Aimargues dans le Gard en 1903, 500 tonnes de sucre furent reçues à la gare entre septembre et octobre quand seulement 50 tonnes furent déclarées.
Enfin, il était possible de produire du vin falsifié non pas à l'aide de techniques particulières mais tout simplement à partir de sa matière première : le raisin. Débutant dans l'Hérault puis se diffusant dans toute la France, la production de vin à partir de raisins secs fut le premier procédé de production en réponse au phylloxéra en raison de sa simplicité. Il suffisait d'ajouter aux raisins secs de l'eau, un peu de sucre pour activer la fermentation et de porter le tout à une température de 20°C pendant une semaine.
Cette pratique de falsification ne dura cependant massivement pas dans le temps au contraire des précédentes citées. Après la crise du phylloxéra, des négociants les poursuivirent au début du XXe siècle, attirés par l'appât du gain. La production du vin en France à la fin du XIXe siècle était principalement détenue entre leurs mains.
Le triomphe du négoce face au phylloxéra
La révolution française marqua une étape décisive pour les négociants. La vente des biens nationaux leurs permirent d'acquérir d'avantage de poids économiquement parlant notamment en accroissant leurs propriétés viticoles. D'autres accédèrent aux pouvoirs municipaux dont ils étaient largement exclus jusqu'alors. Ce fut ainsi un nouveau groupe, riche et entreprenant qui se constituait au début du XIXe siècle et qui allait diriger le milieu de la viticulture française, profitant de la crise du phylloxéra. Les négociants étaient, par leur puissance financière, les seuls véritablement capables de résister aux conséquences du puceron ravageur. En Bourgogne, quand le volume de vin produit chuta profondément, les négociants eurent alors recours massivement à des achats de vin ou de raisins dans des vignobles encore non touchés ou déjà replantés. Ils achetèrent principalement des vins étrangers à bas prix provenant d'Italie, d'Espagne ou des pays du Maghreb.
Ces achats permirent notamment un fort développement du vignoble algérien dont des domaines ouvrirent à Beaune, dépôts et succursales pour être en contact direct avec les professionnels de Bourgogne. Inversement, ce fut parfois des grandes familles du négoce bourguignon qui s'implantèrent en Afrique du Nord. Il s'agissait là d'une des conséquences de la course effrénée à la production des décennies précédentes.
Il était devenu moins cher de produire son vin à l'étranger ou de l'acheter plutôt que de réinvestir dans la replantation de vignobles aux cépages médiocres et à la renommée perdue et insuffisante. Et face à l'absence de contrôle et de réglementation, la voie était libre à toutes les fraudes et falsifications citées précédemment. Pire ! Au delà des vins mouillés, plâtrés ou sucrés, certains professionnels n'hésitèrent pas produire des vins à partir de résine et complétés d'acide sulfureux, d'arsenic ou d'autres substances nocives.
Cette situation ne s'appliqua heureusement pas à tous les négociants dont certains cherchèrent à rétablir les grands crus et leur renommée. Ils s'orientèrent ainsi sur des politiques foncières ciblées en vue d'acquérir des vignobles aux appellations prestigieuses dont ils pourraient contrôler et garantir la qualité. Se faisant, les prix des crus les plus réputés flambèrent et amenèrent tant sur le marché français qu'extérieur la vente de contrefaçon, véritables piquettes commercialisées sous les noms les plus célèbres. À la fraude à la fabrication du vin s'ajoutait la faudre à la dénomination du vin. L'heure était venue pour les pouvoirs publics, à la demande des différents acteurs de la vigne, tant négociants que petits vignerons, d'engager la lutte contre les fraudes.
La lutte contre les « faux » vins
Pour lutter contre la falsification du vin, l'appareil législatif national était très insuffisant. La définition légale et objective du vin n'existait pas à un moment où la chimie rendait pour la première fois problématique la définition de ce produit, sans permettre des contrôles efficaces sur sa composition. Comment alors différencier un « faux » vin d'un « vrai » vin ? Petit à petit, les pouvoirs publics s'attaquèrent au problème par une série de mesures montrant avant tout, leur tâtonnement et leur prudence dans cette lutte. En cette période de crise, toute modification des rapports économiques des acteurs de la vigne, souvent fragilisés, pouvait semer le trouble et l'incertitude. Mais en même temps, les exigences de protection de santé publique commençaient à prendre une part grandissante dans la vie économique du pays.
Dans la première moitié des années 1880, les pouvoirs publics orientèrent la législation en faveur de certains procédés de fraudes par rapport à d'autres. La technique de sucrage et le procédé de fabrication à partir de raisins secs furent mis en avant, jugés peu nuisibles à la santé face au plâtrage et au mouillage. La production de vin importait alors plus que la protection du consommateur. Les préoccupations fiscales et commerciales étaient, de ce fait, supérieures à celles de santé publique. Par ailleurs, les administrations publiques apparaissent divisées sur les différentes formes de falsification, chaque région viticole cherchant à tirer son épingle du jeu.
Il fallut attendre la toute fin des années 1880 pour observer les premières mesures effectives. En 1889, la loi Griffe s'attaqua à la fraude aux raisins secs et définit institutionnellement le « vrai » vin par rapport au « faux ». Elle fut ainsi considérée comme un tournant. Dès lors, l'État chercha à protéger la production nationale et à réglementer le commerce tant par la répression que la prévention. La loi Griffe fut ensuite complétée par la loi Brousse en 1991 contre les vins artificiels et les procédés frauduleux. Enfin, en 1894 et 1897, des lois sur le mouillage, le vinage et le sucrage des vins furent adoptées. En 1903, alors que la crise du phylloxéra était surmontée, ce fut le plâtrage qui fut définitivement interdit.
Cette dernière mesure semblait a priori boucler les conséquences néfastes du phylloxéra sur la viticulture française. Quant aux pouvoirs publics, ils avaient pu mettre sous contrôle le vin pour assurer sa qualité et garantir la sécurité en matière de santé publique. Pour autant, de nouveaux défis allaient se profiler pour les acteurs de la vigne et du vin en France au seuil du XXe siècle.
Bibliographie
- La crise du phylloxéra de la vigne en France, de Roger Pouget. BoD Editions, 2019.
- Histoire de la vigne et du vin en France. Des origines au XIXè siècle, de Roger Dion. CNRS, 2010.
- Vins, vignes et vignerons : Histoire du vignoble français, de Marcel Lachiver. fayard, 2002.