603Depuis quelques années, l'Histoire est redevenue un enjeu politique. Hommes politiques, personnalités médiatiques, s'en emparent pour tenter de (re)créer un discours sur la nation, une nation fantasmée dans un roman national, qui voudrait faire croire à l'existence d'une France éternelle menacée aujourd'hui de toutes parts, notamment par la mondialisation et l'immigration. Parallèlement, ces mêmes personnages attaquent violemment l'histoire scientifique et enseignée. Dans ce court livre de conversation avec Régis Meyran, l'historien Nicolas Offenstadt analyse cette offensive, et défend une histoire savante et critique, ainsi que le rôle social de l'historien dans l'espace public.

 

Usages et mésusages de l'histoire

Cette première partie met en opposition le travail de l'historien, notamment autour du récit et du fait historique, et ceux qui manipulent l'histoire à des fins idéologiques et politiques. Si les historiens, dans leur interprétation du fait historique, doivent toujours « analyser l'intervalle d'incertitude dans lequel [ils travaillent] », les politiques et les publicistes, au contraire, assènent des « vérités », tordent sciemment les faits pour faire de l'histoire « une arme politique ». Nicolas Offenstadt prend ici l'exemple de la récupération par Nicolas Sarkozy de la mort de Guy Môquet, ou comment le communisme du jeune homme est évacué pour ne retenir que son héroïsme, et en faire un héros national (et même nationaliste), personnage du roman national que l'ancien Président et ses conseillers (Henri Guaino, Patrick Buisson) essayaient d'imposer. Dans la même logique, Offenstadt montre comment le débat sur l'identité nationale, ou encore la tentative avortée du projet de Maison de l'Histoire de France, ont été des instruments pour utiliser l'histoire à des fins politiques.

L'historien s'attaque ensuite aux médias et aux personnalités médiatiques qui participent à cette offensive. L'hebdomadaire « Valeurs Actuelles », par exemple, qui se plaint de la prétendue disparition des « grands hommes » de l'histoire de France dans l'enseignement ; ou encore « les historiens de garde », de Lorànt Deutsch à Stéphane Bern, en passant par Jean Sévillia qui, à des degrés divers, déroulent dans les médias, tel un rouleau compresseur, un discours nostalgique d'une France éternelle, chrétienne et royaliste.

La partie se conclut sur un retour très intéressant sur la notion de roman national, qui aurait connu « sa forme la plus achevée » sous la IIIe République. Ici, Régis Meyran et Nicolas Offenstadt rappellent à raison que le roman national a aussi été « de gauche », et que ce n'est pas une solution pour répondre aux attaques que connaît l'histoire aujourd'hui. L'historien, selon Offenstadt, est un « citoyen », et il ne doit pas faire une histoire « engagée », mais participer au débat public pour donner des clés de compréhension, en aucun cas pour « dire aux gens ce qu'ils doivent penser ».

Faut-il investir l'espace public ?

La deuxième partie de l'ouvrage s'ouvre sur le débat autour de l'identité nationale, et sur l'intérêt du public pour le patrimoine. Nicolas Offenstadt, en tant qu'historien, et en tant que citoyen, « refuse les notions d'identité nationale ou européenne [...], car il [lui] apparaît dangereux de résumer un individu ou un peuple à une seule identité figée ». Très actif dans les commémorations et les travaux autour du centenaire de la Grande Guerre, Nicolas Offenstadt est bien placé pour connaître l'importance du patrimoine, et les débats qui entourent ses usages. Pour l'historien, le patrimoine est « une fabrication du passé dans le présent [...], politiquement neutre », mais dont les usages peuvent être très différents, et pas uniquement liés au roman national. Offenstadt prend les exemples du patrimoine cathare, ou encore comment l'Aisne est marquée dans son patrimoine par le souvenir des mutineries de la Grande Guerre. Pour répondre à cet intérêt des Français pour le patrimoine, l'historien plaide pour « une histoire de plein air », de la part des historiens et des enseignants, notamment pour « réfléchir aux liens entre le passé (du lieu), que l'on voit, ou ne voit pas, et le présent ».

Plus loin, c'est plus largement la façon avec laquelle l'histoire est traitée dans les médias, qui est abordée. La France a « une demande sociale d'histoire très forte », qui se voit dans la presse, la radio, la télévision ou sur internet. Des « groupes politiques » récupèrent également l'histoire provoquant des débats souvent caricaturaux sur des sujets polémiques, autour des « questions (ou les lois) mémorielles ». Nicolas Offenstadt revient ainsi sur les débats autour de la loi Gayssot, de la loi Taubira ou de l'article reconnaissant le rôle positif de la colonisation, qui est en partie à l'origine de la création du CVUH, dont l'historien est l'un des membres fondateurs.

Il ne s'agit pas, pour Offenstadt, de refuser à l'Etat de légiférer sur la mémoire. Cela ne restreint en rien « la liberté des historiens » ; en cela, il s'oppose à « Liberté pour l'Histoire », et à Pierre Nora, dont il juge la posture « aristocratique ». L'histoire doit être « un enjeu public », un débat que l'historien accompagnerait. Idée fondamentale : « l'histoire n'appartient pas aux historiens ». Ces derniers doivent participer aux débats publics, ne pas s'enfermer dans leur tour d'ivoire, mais pour autant ne pas considérer qu'eux seuls peuvent parler d'histoire. Nicolas Offenstadt, s'inspirant de Gérard Noiriel, décide de s'inscrire dans une posture qui n'est « ni celle de l'ermite, ni celle de l'expert ». L'historien accepte de participer au débat public, mais refuse « de répondre directement aux questions qui ne relèvent pas de la logique historienne, mais du sens commun ». Il doit aussi intervenir sur des sujets qu'il connaît de première main uniquement.

Pour terminer cette partie, Régis Meyran et Nicolas Offenstadt reviennent sur le rôle du CVUH, et sur la difficulté de concilier liberté d'expression et respect de l'histoire. L'exemple choisi montre très bien le rôle que peut avoir l'historien dans l'espace public : comment l'historien de la Révolution, Guillaume Mazeau, a montré les problèmes que posait la « reconstitution » en 3D du visage de Robespierre, qui a connu un fort relais médiatique il y a quelques mois. Ou comment, derrière le vernis de la science, nous pouvions voir un « travail idéologique » reprenant tous les clichés sur la « monstruosité » du personnage, et par là du régime auquel il est assimilé, tout aussi caricaturé, la Terreur.

Comme le montre cet exemple, et d'autres, l'historien a donc bien sa place dans l'espace public, même s'il ne peut pas, à court terme, rivaliser avec de grosses machines médiatiques. Son travail critique finit toujours par infuser...

Faire de l'histoire aujourd'hui

Contrairement à ce que souhaiteraient ceux qui veulent revenir au roman national, l'histoire n'est pas une science figée, y compris l'histoire nationale. Il est souvent fait reproche à des historiens comme Nicolas Offenstadt de rejeter l'histoire nationale, au profit d'une histoire globale ou seulement intéressée par les minorités. L'historien réfute ici cette simplification, affirmant « qu'on peut faire une histoire de France » ; il ne faut cependant pas en faire un enjeu politique, ou lui donner comme but l'amour de la France, ou de l'identité française. Il ne nie pas le fait qu'il existe des historiens conservateurs, et revient sur l'exemple de Sylvain Gouguenheim et la polémique sur l'ouvrage « Aristote au Mont Saint-Michel », et des positions opposées sur la façon d'aborder certaines périodes historiques, qui traduisent des oppositions politiques. Pourtant, il semblerait, selon Régis Meyran (et Offenstadt le confirme), que « les opinions politiques des historiens [soient] moins présentes dans leurs travaux » que, par exemple, dans les années 1960...
Nicolas Offenstadt déplore ensuite « la disjonction entre l'espace savant et l'espace public », avec les propos de l'ancien Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, sur la notion de genre, caricaturaux et bien loin de la réalité des études sur ce thème. L'historien insiste sur le fait que, contrairement à ce que pensent les politiques, l'histoire est « une discipline vivante, [...] qui n'est jamais figée ». L'enseignement de l'histoire doit donc, lui aussi, être ouvert aux nouvelles façons de faire de l'histoire, et aux nouveaux territoires que cette science explore. Les élèves s'intéressent plus qu'on ne le croit souvent à comment se fait l'histoire, et l'apprentissage de la méthode historienne permet d'exercer l'esprit critique, tout en les faisant réfléchir sur « le sens du temps » et « les sociétés du passé ». On est loin de l'histoire voulue par les défenseurs du roman national, qui ne jurent que par la chronologie et les grands hommes.
On laissera la conclusion à Nicolas Offenstadt qui, après un plaidoyer pour une « approche interdisciplinaire », affirme sa volonté de faire « une histoire de plein air, [...] qui sorte des murs de l'université pour enseigner et transmettre sur les lieux du passé, avec eux, mais aussi qui affronte les questions du monde contemporain, bien sûr, à condition que l'historien dispose d'outils propre pour y répondre ».

Passionnant et très stimulant, cet ouvrage est fortement conseillé à tous les historiens, étudiants en histoire, enseignants mais aussi amateurs passionnés d'histoire, qui aiment l'histoire pour ce qu'elle a de vivant et d'exaltant, bien loin de l'histoire naphtaline et rance encore trop présente dans les médias.

- N. Offenstadt (avec R. Meyran), L'Histoire, un combat au présent, Textuel, 2014, 91 p.

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