La naissance de l'agriculture il y a plus de 10.000 ans représente l'événement le plus important de l'histoire de l'homme. Elle a ouvert la voie à de nouvelles compétences et techniques, ainsi qu'à une nouvelle organisation sociale. Pourquoi les Homo sapiens se sont-ils mis à cultiver la terre ? Nul ne le sait précisément. Mais l’apparition de l’agriculture a constitué un préalable au développement des villes puis de l’écriture, et donc de la civilisation. De la cueillette et de la chasse, l’homme passe, dès le néolithique, à un mode de subsistance totalement différent, reposant sur l’agriculture et l’élevage. Cette transition a d’abord lieu au Proche-Orient, au Xe millénaire avant J.-C ainsi que dans d’autres foyers de population du monde. Elle s’explique alors par la croissance avérée d’une population devenue sédentaire et réclamant de plus grands besoins alimentaires.
Invention(s) de l’agriculture
L’agriculture a été « inventée » de manière indépendante sur quatre continents de nombreuses fois entre le Xe et le VIIIe millénaire avant notre ère. Ce sont les restes de faune et de flore archéologiques qui nous informent, mais ces données sont incomplètes et, en réalité, le nombre est probablement bien plus élevé. Avant les premiers signes d’agriculture, les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire ont sans doute développé une sorte de proto-agriculture qui consistait à faciliter la reproduction des plantes recueillies dans la nature afin qu’elles ne s’épuisent pas, en dispersant des graines ou des tubercules.
Selon des études ethnographiques, les populations récentes de chasseurs-cueilleurs utilisaient encore cette pratique. Dans certaines régions du monde soumises à des conditions favorables, elle est même devenue une véritable économie de production. Les chasseurs-cueilleurs avaient déjà façonné des outils comme la meule pour la mouture, le couteau à moissonner ou encore le bâton à fouir. L’apparition de l’agriculture ne nécessitait donc pas l’invention de nouveaux outils.
L’espèce humaine existe depuis 200.000 ans, mais l’agriculture comme économie de subsistance est née il y a seulement 11.000 ans, et elle ne s’est généralisée que graduellement. Nous ne sommes donc « agriculteurs » que depuis 500 générations environ, soit moins de 5 % de notre histoire. Ainsi notre espèce a-t-elle évolué par la sélection naturelle surtout en tant que chasseurs-cueilleurs. Mais cette même sélection naturelle a favorisé les peuples agricoles. Le déchiffrage du génome humain en apporte la preuve.
Par exemple, il y a 6 000 ans, une mutation génétique sur l’ADN des éleveurs d’Europe centrale a provoqué la persistance chez les adultes de la lactase, une enzyme qui permet au nourrisson de digérer le lactose, une protéine du lait. Celle-ci disparaît normalement après l’âge de 4 ans, entraînant une intolérance au lactose. Cette mutation est dominante en Europe aujourd’hui, mais absente dans les populations d’Extrême-Orient et d’Amérique du Sud où les animaux domestiques ne sont pas exploités pour leur lait.
L'agriculture dope la démographie
Ainsi, la descendance des agriculteurs, sédentaires, est-elle devenue plus importante que celle des chasseurs-cueilleurs, nomades. Ce succès reproductif explique pourquoi ces derniers ont été, et sont toujours, poussés vers les zones marginales, ou éliminés, et pourquoi les agriculteurs dominent la planète. Depuis la naissance de l’agriculture, Homo sapiens est passé de 2 à 5 millions d’individus à 7 milliards de nos jours. Cette explosion démographique est le résultat direct de cette économie de production agricole, qui n’a jamais cessé de transformer la végétation naturelle, avec des conséquences environnementales de plus en plus inquiétantes.
Si l’agriculture a été adoptée de façon indépendante de nombreuses fois, cette économie a permis dans quelques cas seulement la floraison de civilisations grandioses. En premier lieu, en Asie du Sud-Ouest. Cette région est la mieux documentée du monde par les archéologues, grâce à une excellente conservation des vestiges due à un climat semi-aride. Dans le Croissant fertile (voir la carte), les céréales sauvages - blé, orge et seigle - et les légumineuses - lentille, pois et pois chiche - se trouvent dans leur habitat naturel. Le blé et l’orge étaient déjà cueillis au dernier âge de glace, il y a 23 000 ans.
Le haut rendement de ces plantes et leur capacité à être facilement stockées ont permis la sédentarisation il y a environ 14 000 ans dans le Levant sud (Israël, Palestine, Jordanie). Ensuite, il y a environ 11000 ans, les villageois ont commencé à cultiver et à exploiter les céréales à grande échelle à travers la région. Un millénaire plus tard, par la sélection darwinienne, les plantes les mieux adaptées à la culture ont dominé, et leurs homologues sauvages ont diminué. C’est le début du processus de domestication (ou, autrement dit, d’amélioration des cultivars), devenu plus tard une sélection consciente qui continue de nos jours.
Les débuts de l’élevage
À peu près au même moment, soit il y a environ 10 500 ans, les premiers signes d’élevage des animaux - vache, chèvre, mouton et cochon - sont apparus. Ces animaux, qui fournissent viande, laine et surtout produits laitiers, et ces plantes, dont les produits sont riches en amidon (une formidable réserve d’énergie!), ont alimenté les civilisations qui se sont épanouies plus tard à partir du IVe millénaire av. J.-C. en Mésopotamie, en Égypte et, par la suite, en Grèce et en Europe. Cet assemblage agricole avait la capacité de s’adapter à des climats très variés, ce qui a facilité sa diffusion au nord de l’Europe, en Amérique, en Afrique et jusqu’en Australie. L’invention de l’agriculture a constitué le préalable à celle de la ville, de l’irrigation, de la traction animale et de l’écriture.
Dans d’autres régions du monde, d’autres plantes à grains annuelles ont également été domestiquées, donnant naissance à d’autres civilisations: le riz et le millet en Chine, le maïs en Amérique centrale, le quinoa en Amérique du Sud, le mil et le sorgho en Afrique. Les systèmes horticoles avec les tubercules sont devenus la base de subsistance dans les régions tropicales, en Amazonie et en Nouvelle-Guinée.
Pourquoi les humains ont-ils inventé l’agriculture? La question a toujours fasciné les scientifiques, qui ont souvent évoqué la croissance démographique, les changements climatiques, les évolutions technologiques, mentales et sociales, ou encore la surexploitation des ressources. Mais on confond souvent les causes et les effets. Chaque centre de domestication est composé d’un écosystème, d’un climat et d’une société unique. Actuellement, au lieu de se demander « pourquoi », les chercheurs essayent de comprendre « comment », par quels processus l’agriculture a été adoptée dans les différentes régions du monde.
Pour aller plus loin
- Naissance des divinités, naissance de l'agriculture, de Jacques Cauvin. CNRS, 2019.
- Âge de pierre, âge d'abondance: L'économie des sociétés primitives, de Marshall Sahlins. Folio Histoire, 2017.
- Quand on inventa l'agriculture, la guerre et les chefs, de Jean-Paul Demoule. Pluriel, 2019.