Les deux derniers volumes de L'Histoire socialiste de la Révolution française, de Jean Jaurès, sont parus en 2015 aux Éditions sociales. Un véritable événement historiographique, et l'occasion de revenir sur cette œuvre majeure à plus d'un titre, alors que la récupération de la Révolution française par une partie de la classe politique est d'une brulante actualité.
« Les hommes font leur propre histoire mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. » Karl Marx.
Une réédition attendue
Tenter la lecture de l'Histoire socialiste de Jean Jaurès dans son édition originale n'est vraiment pas une sinécure. L'auteur n'ayant sans doute pas jugé nécessaire de couper son œuvre en chapitres le propos peut être qualifié de...dense. Bien évidemment on peut également s'interroger sur la volonté de Jules Rouff, l'éditeur, de ne pas avoir coupé la numérotation des pages de volume en volume. On se retrouve avec quatre tomes in-quarto dont les pages sont numérotées de 1 à 2000. Ainsi, malgré la volonté revendiquée d'offrir cette étude au plus grand nombre, son édition originale était assez déconcertante, y compris pour le lecteur averti.
Pour vérifier cette sanction un peu définitive, j'invite le lecteur à se plonger dans la version numérique de l'œuvre sur le site de la Bibliothèque Nationale de France. Ici, c'est la version d'Albert Soboul de 1968 que nous pouvons relire. Version qui a été découpée en chapitre et qui jusqu'à présent faisait l'objet d'une spéculation très impressionnante sur les sites de bibliophilie. De plus, la présente édition est riche des illustrations d'origine, renumérisées pour l'occasion.
Entre Marx et Plutarque
Jaurès n'a pas choisi vainement le mot « d'histoire socialiste » et la première page du premier volume laisse peu de place à l'équivoque. On y voit une palme se déployant composée des portraits de Babeuf, Saint-Simon, Fourier, Marx, Blanc, Proudhon et Blanqui. Mais ce n'était pas de l'avis de tous à l'époque et, selon une lecture historique assez curieuse, des hommes politiques comme Guesde ont montré tout leur dédain pour cette « révolution bourgeoise » qui n'avait pas vu l'émergence du prolétariat. (Nous reviendrons sur cette vision).
A contre pied de la lecture misérabiliste (et quelque peu naïve) de l'évènement faite par Michelet évoquant le peuple : « ce pauvre Job couché par terre » et pour qui « la révolution est fille de la misère », Jaurès décrit la Révolution française à l'aune de l'émergence d'une classe sociale : la bourgeoisie. Car c'est bien là le sens de l'œuvre du socialiste, décrypter les rouages économiques et sociaux de la période et en donner une lecture matérialiste. Comme il l'écrit lui-même il est motivé par « le souci de l'évolution économique, de la profonde et émergeante vie sociale. Une nouvelle distribution de la richesse préfigure une nouvelle distribution du pouvoir ».
En 1789, la bourgeoisie détenait tout le pouvoir économique mais elle était exclue du pouvoir politique qui était un pouvoir politique de type plus ou moins féodal entre les mains de la noblesse qui appuyait sa richesse sur une base ancienne : la propriété foncière. Or le moteur économique à cette époque n'est plus la propriété, elle réside plutôt dans le grand négoce, dans le commerce qu'on voit déjà s'étendre par delà les mers, dans l'industrie naissante et les manufactures. Et ces moteurs économiques n'étaient pas entre les mains de la noblesse mais bien entre les mains de roturiers qui, pour certains, étaient devenus très riches.
D'ailleurs, ils commençaient à acquérir eux-mêmes de grands domaines si bien qu'en 1789, comme l'affirme Jaurès, la noblesse et le clergé réunis détenaient un tiers du sol de France, c'est-à-dire autant que la bourgeoisie, le reste appartenant à la paysannerie. Dans une très longue introduction décrivant les causes de la Révolution, Jaurès s'attarde beaucoup sur la puissance de cette bourgeoisie réunie dans les villes portuaires comme Nantes, Bordeaux, Marseille, paradis des armateurs et des négociants ; ou encore sur les villes d'industrie comme Lyon ou encore l'émergence de l'industrie rurale. Il insiste également beaucoup sur les forces philosophiques, la pensée des Lumières qui portait en elle cette révolution économique et sociale.
Alors, face à cette puissance pourquoi une révolution ? Comme le dit Jaurès, le pouvoir politique résidant dans la monarchie du XVIIIe siècle était « historiquement incapable » d'avoir une force de renouvellement. La monarchie ne pouvait avaliser la disparition de la noblesse, elle « pouvait bien abattre les têtes des feudataires révoltés » mais elle était le sommet d'une pyramide féodale qui garantissait à la noblesse d'être « un fastueux décor, comme un rayonnement de la puissance royale ». Et de la même manière, les monarques, qui ne se laissaient pas domestiquer par l'Eglise, persistaient à entretenir cette « majesté surnaturelle » et ce titre de roi divin « dont l'Eglise perpétuait la parole ». Les forces nouvelles étaient donc à moitié libérées dans cet Ancien Régime « compromis équivoque entre féodalité et modernité où l'esprit de l'Eglise et l'esprit de Voltaire, [...] l'activité capitaliste et la routine corporative se heurtaient en un chaos d'impuissance ».
Mais Jaurès n'est pas qu'un économiste. Il se proclame lui-même observateur du moteur que constitue le « cerveau humain » et se revendique de l'héritage de Plutarque, l'auteur des fameuses Vies parallèles des hommes illustres. Ainsi l'auteur s'attarde sur la description des destins individuels qui constituent la Révolution. On voit la passion avec laquelle il décrit la vie de Mirabeau, de Babeuf, de Robespierre... Cela donne d'ailleurs lieu à de curieux paradoxes. Ainsi, on sent toute l'admiration mêlée d'indulgence de Jaurès pour le personnage de Mirabeau ; et ce n'est pourtant pas sur cette personnalité qu'on attendait le socialiste. En revanche, et bien qu'il affirme : « je suis avec Robespierre et c'est à côté de lui que je vais m'asseoir aux Jacobins », il est parfois d'une sévérité inattendue à son égard lui reprochant notamment la petitesse de ses vues politiques.
Aux origines de l'analyse de Jaurès
Alors, qu'est-ce qui fait de l'étude de Jaurès une histoire « socialiste » ? Et bien, pour cela je dois te prévenir lecteur, il faut aborder ici une question philosophique. Avant de prononcer les premiers gros mots, commençons par une brève constatation scientifique. Un arbre est un être vivant qui, en cette qualité, se doit d'acquérir de quoi entretenir sa matière organique. Pour se faire, il la synthétise en absorbant le dioxyde de carbone. C'est ce qu'on appelle la photosynthèse. L'homme est lui aussi un être vivant soumis à la même contrainte biologique avec toutefois une grande différence : pour entretenir sa composition organique, il doit travailler.
Et cette contingence est fondamentale. Karl Marx a balayé les spéculations métaphysiques sur la condition humaine en la réduisant à une constatation purement matérielle. L'homme doit travailler pour vivre, entendez par là qu'il doit transformer la nature et c'est son rapport à la nature et à sa transformation de la nature qui va être l'équation primordiale et le prisme par lequel l'humanité doit être étudiée. De cette exploitation de la nature va naître une société particulière dans laquelle vont émerger des rapports sociaux dictés par la coexistence de plusieurs classes sociales. Ce sont les forces productives.
Dans la préface de la Contribution à la critique de l'économie politique Karl Marx établit que « le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général ». Et Marx de résumer : « Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience ». La classe sociale dominante va construire sur ces rapports sociaux un édifice politique qui est la résultante de la domination de cette classe sociale. Cette structure politique est appelé par Marx une « superstructure ». Mais les rapports sociaux et les modèles économiques d'une société sont en perpétuels mouvements et, cela, du fait du progrès technique, des contingences naturelles...
De l'évolution des forces productives va émerger de nouveaux rapports sociaux et la domination d'une nouvelle classe sociale. En revanche, les édifices politiques, les « superstructures », sont dits inertes ; ils n'évoluent pas au même titre que les systèmes économiques. A un moment donné, ces superstructures deviennent donc un obstacle à la croissance des forces productives. S'ouvre alors une période de révolution sociale durant laquelle la classe sociale dominante de ce nouveau schéma renverse ces superstructures pour édifier les siennes. Et ce cycle se répète encore et toujours. Cette doctrine philosophique porte le nom de matérialisme dialectique.
Bien que ce soit Karl Marx et Friedrich Engels qui l'aient décrite en ces termes, cette vision n'est vraiment pas nouvelle puisque Héraclite déjà au VIe siècle avant notre ère établissait que : « le monde est un, n'a été créé par aucun dieu ni par aucun homme ; a été et sera une flamme éternellement vivante, qui s'embrase et s'éteint suivant des lois déterminées ».
Revenons à Jaurès et son histoire socialiste. Jaurès, par le soin qu'il apporte à décrire les rouages économiques et sociaux de la société d'Ancien Régime s'inscrit parfaitement dans cette perspective matérialiste dialectique. La Révolution française est née des contradictions entre l'évolution des forces productives (bourgeoises) et des structures politiques héritées de la noblesse féodale. Pour que ce nouveau système économique puisse s'épanouir pleinement la bourgeoisie était la classe sociale qui était amenée à renverser les structures politiques qui l'en empêchaient. Une lecture (trop) rapide de la période pourrait aboutir à une sanction morale portée sur cette révolution bourgeoise. Selon cette lecture, il serait à regretter que le prolétariat ait été exclu de la révolution et qu'elle se soit déroulée à ses dépends.
Mais cette lecture est complètement anachronique. Car, si la bourgeoisie a bien incarné les nouvelles aspirations sociales de 1789 c'est qu'elle était la classe émergente de cette période. En 1789, le prolétariat n'existe tout simplement pas. Ce qu'on appelle le prolétariat est une classe sociale qui est fille du nouvel ordre bourgeois et verra son épanouissement au cours du XIXe siècle, période qui voit l'essor fulgurant des grandes industries qui avaient une demande énorme de main d'œuvre. Toute cette main d'œuvre de la société, qu'on appela désormais « capitaliste », constituait donc le prolétariat qui développa de la même manière que le fit la bourgeoisie en son temps, une conscience de classe. Conscience qui lui permit de s'avancer comme nouvelle classe résolument révolutionnaire appelée à renverser les superstructures bourgeoises héritées de la Révolution française. A ce titre, la lecture de Jules Guesde évoquée plus haut est, elle aussi, complètement anachronique.
Une analyse applaudie par tous et à l'origine de nombreux émules
Il ne faut toutefois pas se méprendre. Si l'évocation de Marx et Engels peut en faire frémir plus d'un, l'Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès n'est pas une lecture orientée politiquement. A sa sortie elle a d'ailleurs été saluée par toute la profession des historiens. Ernest Labrousse a même dit de l'étude de Jaurès qu'elle tenait plus de Barnave et Tocqueville que de Marx. Et s'ils étaient non-marxistes, ils applaudissaient à l'émergence de cette « interprétation économique de l'histoire ». De cette interprétation sont nées les études de Marc Bloch et Lucien Febvre consacrées par le lancement de leurs Annales d'histoire économique et sociale.
Evidemment, il est inutile de vous cacher que la lecture de cet ouvrage est difficile et La lecture des disciples de Jaurès (comme Albert Mathiez par exemple) est plus aisée. Comme tous les ouvrages complexes, l'Histoire socialiste demande du temps, de la concentration et un bloc notes sous le coude. Mais c'est un travail passionnant et une lecture primordiale pour l'amateur passionné de la Révolution française. On est ému à l'étude de cet ouvrage centenaire qui affirme à propos de la Grande Peur de juillet-août 1789 que « dans nos campagnes du Midi on parle encore de « l'annado de la paou » ». Et voilà que l'histoire se fait toute proche...
Histoire socialiste de la Révolution française, Tome 1, Tome 2, Tome 3, tome 4, présentés par Michel Biard Editions sociales 2014-2015..
Si l'analyse marxiste de l'histoire vous intéresse quelques lectures à la portée de tous :
- La préface de La Contribution à la critique de l'économie politique, de Karl Marx qui est un véritable manifeste historiographique.
- Pour une lecture matérialiste dialectique de l'histoire de l'Antiquité et du Moyen Age : Friedrich Engels, L'origine de la famille de la propriété privée et de l'état, aux éditions Tribord.